La marche du temps.

Hurlements en faveur du situationnisme

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1.

Dans le cadre d’un monde qui a été essentiellement transformé, le situationnisme a réussi. Cette réussite se retourne contre le situationnisme qui n’attendait rien d’autre que le renversement de l’ordre social dominant. Mais en même temps le retard intervenu dans l’action des masses qui s’emploient à ce renversement, conservant et aggravant, avec les autres contradictions du capitalisme évolué, les mêmes impuissances de la création culturelle, maintient l’actualité du situationnisme et en favorise de multiples répétitions dégradées.

Le monde post-moderne a rattrapé l’avance formelle que le situationnisme avait sur lui.

2.

Le situationnisme est la “redécouverte et l’achèvement” de la critique de l’économie politique marxienne appliquée aux conditions modernes de l’exploitation capitaliste.

3.

La brillante application du concept marxien du fétichisme de la marchandise aux thématiques de la production culturelle, du jeu, de l’urbanisme, de la vie
quotidienne ou encore de la communication et des mass-media renouvelle la théorie de Marx en même temps qu’elle rend définitivement risibles les dogmes sclérosés du “marxisme” ( de ses penseurs et de ses partis).

A tous les jeunes gens inclinés par nature au dépassement et au jeu, au refus du travail et du pouvoir, nous ne souhaitons qu’une chose : qu’ils rayonnent à jamais d’intelligence et de grâce ou, ce qui revient au même, qu’ils lisent les numéros de juin et de décembre 1958 de l’International Situationniste. Encore aujourd’hui ils riront de l’interprétation économiciste et “scientifique” de la lutte de classe et leurs yeux brilleront au contact de l’ironie, des beaux sarcasmes, de l’éclatante révolte mariée à la rigueur et à l’intelligence d’une pensée vivante et libre.

4.

Le situationnisme est également l’héritier de la carence du projet du jeune Marx qui consista en une compréhension de la praxis dominée par la catégorie hégélienne du négatif, autrement dit du prolétariat dans les catégories marxiennes de la dialectique. La récupération, falsification actuelle du situationnisme est le produit de cette carence, car là où le prolétariat s’est perdu le concept de Spectacle a été aussitôt saisi et retourne par les idéologues du pouvoir.

La carence du situationnisme se reflète bien évidemment dans les limites des luttes révolutionnaires du prolétariat de son époque.

5.

La critique radicale de l”‘existant” conduit les situationnistes à l’achèvement de la pratique et de la théorie du mouvement révolutionnaire ouvert par Marx et à la nécessité de son dépassement.

Ce dépassement dont toutes les conditions étaient contenues dans ’68 n’a nulle part été réalisé ni pratiquement ni théoriquement.

6.

Le système de la domination n’ayant nulle part été subverti, et ceci menaçant de durer plus longtemps que prévu, la catégorie du spectacle interpelle encore le devenir d’une pensée radicale. C’est d’ailleurs à son aune qu’on pourra toujours reconnaître une telle pensée d’un fatras néo-marxiste ou d’un délire d’halluciné post-moderne, et n’aurait-elle contribue qu’à une telle oeuvre de santé mentale, qu’elle mériterait déjà notre pleine reconnaissance.

7.

Dans le monde réellement inverse, le vrai est un moment du faux.

Ce détournement du texte hégélien contient l’héritage des situationnistes pour les générations à venir.

C’est précisément en franchissant ce point limite que la théorie marxienne entre en crise.

Si le Spectacle est bien la carte du nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire, si le Spectacle réunit le séparé mais le réunit en tant que séparé, toute recherche d’une définition du “Négatif’ à même d’abolir cette séparation est désormais vaine.

Au moment où le capitalisme subordonne tout l’existant à sa propre domination, plus rien ne distingue l’image de la chose, la copie de l’original, la représentation de la réalité, le vrai du faux. Le négatif n’a plus aucune “extériorité” sur laquelle se fonder.

La méthode dialectique ( le caractère inséparable de la théorie de Marx et de la méthode hégélienne malgré son renversement vers une compréhension de la lutte, et nullement de la loi), non seulement n’est plus suffisante, mais, dans les conditions du capitalisme contemporain, elle se renferme dans la description des dispositifs de fonctionnement du pouvoir, sans les menacer.

C’est l’honneur des situationnistes d’avoir conduit la dialectique jusqu’à son point de désintégration, dans l’impasse qui la contenait, au-delà de Marx.

8.

Avant mai ’68 la théorie révolutionnaire converge de plus part vers le point de non-retour de critique de la dialectique.

“La différence d’essence et phénomène, sans laquelle, selon Marx, toute science serait inutile est, historiquement comprise, la différence qui concerne une transformation possible “.

La différence révolutionnaire entre essence (valeur) et phénomène (valeur d’usage) permet de saisir la possibilité de comprendre la “naturalité” du capitalisme comme “apparence”. Mais si la société entière se réduit à une seule dimension (valeur), s’estompent toutes les différences d’une logique de l’essence. Ce constat parapherait-il la mort de la théorie révolutionnaire ?

La caducité des catégories telles qu’aliénation et réification trouve son origine dans une modification essentielle de la forme de la marchandise. Ses éléments constitutifs – la valeur d’usage et la valeur d’échange qui se manifeste en usurpant la forme naturelle de la première – sont entrés dans une constellation qualitativement différente(selon H.J. Khral et le mouvement révolutionnaire allemand): Le Spectacle (selon le Situationnisme).

Quand toute la vie est subordonnée à l’accumulation capitaliste, la loi de la valeur perd sa pertinence heuristique. Car alors on ne peut plus définir ni déterminer une “mesure du temps” (selon l’Autonomie italienne).

Les théories révolutionnaires des années 60 ont fait briller le reflet lugubre du miroir du Spectacle en mettant en abyme sa tautologie. C’est là, par-delà leurs singularités et leur valeur, leur grandeur commune et leurs limites.

9.

Comment percer la grande métaphore du capital devenu capitalisme mondial intégré ?

Les théories qui ne fondent plus la rupture avec le capitalisme sur le renversement de la méthode dialectique nous ouvrent-elles de nouvelles alternatives ? On veut bien le croire. Pour autant le rapport (ou le non-rapport) entre “processus de subjectivation” et “dispositifs de pouvoir”, entre “appareils d’État” et “machine de guerre” constitue-t-il un dépassement certain de cette impasse théorique où s’est désintégré le situationnisme ?

10.

La lie post-moderne de la non-pensée – qui est en réalité la soumission à un tel degré conceptuel qu’elle est devenue néant – a fait sienne le concept de “Société du Spectacle” en le retournant et en le séparant de son rapport dialectique avec le concept et la pratique des “situations”. La pensée post-moderne tire sur tout ce qui vit et tue tout ce qu’elle pense. La pensée post-moderne en général, comme inversion complète de la critique, est le mouvement du non-vivant dans la sphère des idées.

11.

Situation construite : “Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements.”

12.

La construction des situations, riche programme abandonné aux friches par les situationnistes mêmes, nous introduit au cœur d’une critique radicale de l’existant et concerne encore, par ses enjeux, toute notre actualité.

“La crise actuelle de la vie quotidienne s’inscrit dans les nouvelles formes de la crise du capitalisme, formes qui restent inaperçues de ceux qui s’obstinent à supputer l’échéance classique des prochaines crises cycliques de l’économie.

Ce n’est pas un mouvement culturel d’avant-garde, même ayant des sympathies révolutionnaires, qui peut accomplir cela. Ce n’est pas non plus un parti
révolutionnaire sur le modèle traditionnel, même s’il accorde une grande importance à la critique de la culture. Cette culture et cette politique sont usées: ce n’est pas sans motif que la plupart des gens s’en désintéressent. La transformation révolutionnaire de la vie quotidienne, qui n’est pas réservée à un vague avenir mais placée immédiatement devant nous par le développement du capitalisme et ses insupportables exigences, l’autre terme de l’alternative étant le renforcement de l’esclavage moderne, cette transformation marquera la fin de toute expression artistique unilatérale et stockée sous forme de marchandise, en même temps que la fin de toute politique spécialisée.
Ceci va être la tâche d’une organisation révolutionnaire d’un type nouveau, dès sa formation.”

Ces voix ont-elles trouvé des interlocuteurs depuis qu’elles ont retenti sur la surface de la terre, un été de 1961 ?