Affaiblissement des syndicats, désindustrialisation et déplacement des identités de classe
Depuis 1981 [[Nous reproduisons ici deux passages du dernier livre de l’auteur The Politics of Identity : Class, Culture, Social Movements, New York, Basic Books, 1992, pp. 1-9 (L’introduction) et pp. 66-72 (extrait du premier chapitre)., lorsque les contrôleurs aériens ont subi une historique et humiliante défaite aux mains de l’administration Reagan, la sagesse conventionnelle affirme que la grève, en tant qu’instrument de la stratégie économique du mouvement ouvrier, est quasiment morte. Et pourtant, depuis la faillite de la compagnie Eastern Airlines au terme d’une longue grève menée par une large coalition de syndicats, et depuis la victoire des Allied Printing Trades (la confédération syndicale de l’imprimerie) dans la grève du New York Daily News, les propos sur la mort de la grève et du mouvement ouvrier lui-même paraissent bien prématurés. Dans ces deux luttes prolongées, le mouvement ouvrier organisé avait bien appris une leçon relativement simple : sans solidarité entre les ouvriers d’une firme ou d’une branche industrielle et au sein du mouvement ouvrier en général, des victoires contre de grandes sociétés bien financées sont presque impossibles.
La deuxième leçon est qu’il ne suffit plus, comme dans les grèves précédentes, que les ouvriers refusent de travailler, car le patron peut facilement embaucher des “ouvriers de substitution” (terme poli pour désigner les jaunes). Ce que le patronat ne peut pas faire, c’est assurer que d’autres travailleurs et les commerçants achètent leurs produits. Ces grèves montrent aussi que les entreprises ne peuvent plus s’attendre automatiquement à maîtriser l’opinion publique, même lorsque la presse et les chaînes de télévision leur sont entièrement subordonnées. Comme d’habitude, les médias ont fait écho à la thèse du patronat selon laquelle les succès des syndicats sont dus exclusivement à l’usage de la violence. Afin de faire passer leur message, les travailleurs et les syndicats étaient obligés d’utiliser des approches multiples, y compris contacter les vendeurs au détail et les grossistes, détourner les panneaux publicitaires, organiser des discours devant des groupes syndicaux et civiques, tourner les grands médias. En somme, les grévistes du News et de Eastern Airlines se voyaient comme un “mouvement” en conflit plutôt que comme un des participants intéressés à un conflit traditionnel. En outre, ces grévistes comprenaient leur action comme un moment de la lutte du mouvement ouvrier pour sa survie.
Les syndicats des travailleurs du News ont fait quelques erreurs. Surtout ils n’ont pas commencé à organiser leur boycott assez tôt, s’appuyant presque exclusivement au départ sur les négociations collectives, même quand il était évident pour tout le monde que les propriétaires du journal, la Tribune Company, n’étaient pas vraiment intéressés par un règlement, à moins que les syndicats ne cèdent à l’exigence du contrôle patronal total sur les décisions sur le lieu de travail. Et pourtant, quand les syndicats, au bord d’une probable défaite, ont enfin décidé de déployer leurs plus puissantes armes – la recherche du soutien du mouvement ouvrier et du public et les actions directes pour limiter la capacité du patronat à diffuser le journal – ils ont sauvé la victoire. A la différence des syndicats dans la grève des contrôleurs aériens, ils ne se sont pas laissés impressionner par les menaces de poursuites judiciaires ; ils ont décidé d’utiliser tous les moyens nécessaires pour vaincre. Quelques semaines après que les grévistes eurent réduit la diffusion du News, les plus grands annonceurs du journal, y compris le grand magasin notoirement anti-syndical, Alexander’s, ont retiré leurs annonces. A la fin de la grève seuls 27 des 600 annonceurs était restés fidèles au patronat du journal. Juste au moment où les syndicats préparaient la prochaine étape de la lutte, à savoir une attaque directe contre la société-mère dans le cadre de ce qu’on appelle une “corporate campaggn”, ou l’on demande aux actionnaires de faire pression sur le patronat et aux créditeurs de ne plus prêter de capital, la Tribune Company a déclaré que, à moins qu’un repreneur ne soit trouvé pour le journal – qui avait perdu plus de la moitié de son million de lecteurs quotidiens -, elle fermerait rapidement ses portes. Au dernier moment, un acheteur, le magnat britannique Robert Maxwell, s’est présenté, mais exigeant des concessions majeures de la part des syndicats, dont la plus importante était le droit de réduire d’un tiers l’effectif des salariés. Dans ces conditions, le journal a été sauvé, du moins provisoirement. La question centrale de la grève – le droit des ouvriers d’avoir voix au chapitre dans les décisions concernant le lieu de travail – s’est résolue en faveur des ouvriers, en dépit du fait que l’accord prévoyait aussi 800 licenciements.
Le résultat de la grève d’Eastern Airlines fut plus ambigu. D’une part, les pilotes, rompant avec leur refus traditionnel de s’unir aux autres employés dans des situations de grève, ont rejoint des travailleurs manuels et les employés parmi les piquets lors des premières semaines de la grève. Et même après leur retour au travail, une campagne énergique de boycott menée par le syndicat des Machinists s’est avérée assez forte pour pousser la société à la faillite – revers qui a été suivi, presque un an plus tard, par la décision de Eastern Airlines de déposer son bilan. Bien que le résultat de la grève fût moins favorable que les ouvriers l’auraient souhaité (ils ont perdu; après tout, des emplois bien rémunérés à une époque où les emplois sont difficiles à trouver), l’événement a démontré que les syndicats demeurent en mesure d’infliger des dommages importants aux employeurs, s’ils amènent leurs problèmes sur la place publique et, recherchent le soutien des autres syndicalistes.
En dépit de ces luttes exceptionnelles, les travailleurs américains et leurs syndicats éprouvent des souffrances presque sans répit depuis la fin des années 70. Le cœur de la région industrielle – de l’ouest de la Pennsylvanie jusqu’à Chicago en passant par Détroit et Cincinnati, où les travailleurs avaient bâti de puissants syndicats qui assuraient, jusqu’à récemment, le meilleur niveau de vie au monde – souffre d’une fuite massive de capitaux et d’une dégradation subite de niveau de vie. Comme dans la région centrale de la Grande-Bretagne une décennie auparavant, d’énormes usines se dressent tels des fantômes et ne produisent plus que de mauvais souvenirs. Aujourd’hui leur héritage se limite à des piles de déchets toxiques qui risquent de détruire l’eau, le sol et la santé des gens. Les coûts de la désindustrialisation ont donc été énormes pour les travailleurs américains, mais aucun coût n’a été plus élevé que la perte de la dignité. Beaucoup sont devenus des immigrés de l’intérieur. Ceux qui restent dans les villes-fantômes qui étaient autrefois des communautés actives, sont obligés d’accepter des emplois moins bien rémunérés, par exemple dans la vente au détail ou dans les métiers du bâtiment non syndiqués.
La fuite des capitaux se traduit par des fermetures d’usines dans les vieilles villes industrielles. Les économistes, en particulier, attribuent ce phénomène à l’émergence de l’économie globale, ou la main-d’œuvre étrangère et bon marché produit des biens qui se vendent moins cher que des produits fabriqués en Amérique. Aujourd’hui il n’y a plus guère de produit industriel ou de consommation qui ne puisse être produit moins cher ailleurs. Par conséquent, à la différence de la migration industrielle précédente, du nord-est au sud-est des États-Unis, qui a commencé juste avant la Première Guerre mondiale pour les industries du textile et de la chaussure, cette fois-ci le capital s’est retiré également des industries de base, où il était implanté historiquement, dans le nord-est et le Midwest : l’acier, l’automobile et le raffinement du pétrole. Dans les années 80, les plus grandes sociétés ont consolidé leur production dans un nombre réduit d’usines à cause du changement technologique, qui a rendu possible une augmentation massive de la productivité du travail, et ont fermé de nombreuses raffineries en raison de la stagnation relative du marché du pétrole depuis vingt ans. Il s’agit là d’une deuxième vague de désindustrialisation, la première s’étant produite dans les années 50, lorsque l’emploi dans cette industrie a été quasiment réduit de moitié par l’introduction des processus de flux continu, n’épargnant que 100 000 travailleurs. Depuis les réductions récentes, provoquées par l’informatisation, il reste moins de 50 000 salariés.
De même, l’emploi dans la sidérurgie est passé de 500 000 personnes en 1970 à un peu pus de 200 000 en 1990, en même temps que la production a augmenté grâce à des technologies informatisées telles que le “Basic Oxygen Process”. Les réductions de l’emploi dans l’industrie automobile ont été importantes également, mais moins dramatiques. Le nombre de travailleurs actifs dans l’industrie a baissé d’un tiers du fait de la robotisation, du contrôle numérique, et des technologies à laser. Mais la capitale de l’industrie du caoutchouc, Akron (Ohio), où il y avait autrefois 50 000 salariés chez les “quatre grands” du secteur, ressemble aujourd’hui à une ville morte. Le caoutchouc, comme l’acier, a été touché par la concurrence internationale, mais des emplois ont été perdus également à cause de l’informatisation.
Les syndicats, jadis tout-puissants dans ces industries, ont en même temps souffert d’une baisse des effectifs. Le syndicat des sidérurgistes, qui pouvait se vanter d’avoir un million d’adhérents au début du processus de désindustrialisation, est réduit en 1990 a 550 000 membres. A part les fermetures d’usines, il y a eu un déplacement technologique des ouvriers dans les industries de la boîte de conserve, des métaux non ferreux, des aciers spéciaux et des produits chimiques, lesquelles comprennent à elles seules la moitié des effectifs du syndicat. Le nombre de syndiqués dans l’automobile est tombé en vingt ans de 1,2 million à 800 000 ; les Ladies Garment Workers (syndicat de la confection de vêtements pour dames) ont perdu les deux tiers de leurs membres, à cause des importations; et les Clothing and Textile Workers (travailleurs du vêtement et du textile) ne comptent qu’un peu plus de la moitié de leurs effectifs par rapport aux 400 000 de 1970. Les Machinists, qui avaient 800 000 membres, n’en ont plus que 500 000. Dans la même période, des syndicats du secteur privé qui, en 1970, représentaient un quart des salariés actifs (en dehors de l’agriculture), ne représentaient plus, en 1990, que 12 pour cent. Seule l’expansion fulgurante du syndicalisme du secteur public à la fin des années 60 et au début des années 70 a permis de maintenir un total respectable. Des 18 millions de syndiqués, dont deux millions au syndicat indépendant des professeurs, la National Education Association, cinq millions proviennent du secteur public et des activités à but non lucratif.
La baisse des taux de syndicalisation dans ces industries (notamment dans l’industrie textile, la confection, les mines de charbon, la manufacture d’appareils électriques et électroniques, et les métiers du métal, y compris la sidérurgie) a amené une diminution du pouvoir de négociation. Les employeurs menacent fréquemment de fermer des usines quand les ouvriers refusent de sacrifier leurs acquis ; l’idée de la marche en avant des travailleurs – des garanties contractuelles de la sécurité de l’emploi, l’amélioration de la protection de la santé, et surtout la possibilité de réduire le nombre d’heures travaillées sans réduction de salaire – semble aujourd’hui n’avoir plus cours.
Mais les statistiques ne reflètent qu’une partie du tableau du déclin des syndicats. Le changement le plus dévastateur est sans doute le réaménagement de l’espace social qui résulte de la dispersion massive de la production. Par exemple, la vallée Mon de la région de Pittsburgh, qui abritait 100 000 sidérurgistes à la fin des années 60, n’en compte plus que 5 000 en 1990. Dans les années 80, les employeurs ont fait construire des usines “en miniature” dans le Kentucky, la Virginie de l’Ouest, le sud du Missouri et dans d’autres régions semi-rurales ; ces usines n’emploient généralement que 200 travailleurs et sont implantées dans de petites villes, ce qui représente une réédition de la stratégie anti-syndicale de l’industrie textile au début du siècle. La ville de Détroit a perdu la majorité de ses usines automobiles, la plupart s’étant déplacées vers le sud ou vers des zones rurales de la région frontalière entre les États-Unis et le Mexique.
La déterritorialisation a privé les travailleurs de l’une des préconditions cruciales de leur pouvoir : la concentration industrielle. Lorsqu’un grand nombre de travailleurs partagent les mêmes conditions de travail et d’habitat, ou des conditions similaires, les moyens de communication entre eux fonctionnent mieux. Dans le passé la concentration des travailleurs dans des zones géographiques proches des usines augmentait les chances de solidarité entre eux et renforçait leur poids politique et social vis-à-vis des employeurs et de la société en général.
Par exemple, les travailleurs de la confection à New York étaient autrefois assez puissants pour prendre l’initiative de la création d’un parti politique des travailleurs, de même que des citoyens du Minnesota et du Wisconsin ont créé des partis indépendants de travailleurs et d’agriculteurs. Dans le Michigan, les travailleurs syndiqués de l’automobile ont certes choisi d’adhérer au Parti démocrate, mais ils ont dominé son programme et dicté leurs choix de candidats pendant trente ans. Il est vrai que les syndicats utilisaient souvent leur pouvoir politique de façon très prudente. En général, ce pouvoir des travailleurs était exercé au nom de la guerre froide et de l’aile libérale du parti démocrate (symbolisée par des personnalités telles que Hubert Humphrey, John F. Kennedy et Lyndon Johnson). Le syndicalisme industriel de masse n’a pas réussi dans sa quête d’un État-Providence puissant, susceptible d’amortir les chocs des licenciements fréquents, des maladies et de la vieillesse. Pourtant, à certains égards, la montée syndicale des années trente a jeté les bases d’une protection sociale qui aurait pu se développer après la guerre. L’échec du mouvement ouvrier ne doit pas être attribué à une faiblesse sur le lieu de travail, mais à sa tendance à rechercher la respectabilité, à son rejet d’une politique trop “idéologique”, et surtout, aux divisions raciales et culturelles qui ont toujours constitué un handicap pour la solidarité. Pourtant, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, 30 pour cent des salariés actifs aux États-Unis appartenaient à un syndicat et étaient prêts à faire grève s’il le fallait pour obtenir la justice sociale.
On pourrait soutenir que la dispersion des capitaux fut une conséquence inévitable de la globalisation et que, même si la classe ouvrière avait atteint un meilleur degré d’indépendance politique et de cohérence idéologique en tant que classe, les forces centrifuges auraient fini par miner sa solidarité. Mais cette hypothèse ne tient que si le degré de dispersion avait été similaire aux États-Unis et en Europe occidentale après 1970. Car à cette époque, l’Europe était complètement reconstruite et commençait à ressentir les symptômes d’une crise de surproduction caractéristique des sociétés industrielles avancées depuis le milieu du XIXe siècle. Et pourtant, en Allemagne et en Scandinavie en particulier, le nouvel environnement international ne suggérait pas à leurs classes dirigeantes respectives que le moment était venu de lancer un assaut anti-ouvrier ou que le capital était libre de migrer librement dans d’autres régions du globe. Au contraire, le capital de l’Europe du Nord a forgé, depuis les années 50, ce qu’on pourrait appeler un compromis néo-corporatiste avec les travailleurs, compromis dont la clé est le partage des effets douloureux de la crise globale. Ce pacte comprend le maintien d’un engagement assez fort en faveur d’un salaire social et d’une consultation sur presque toutes les questions ayant trait à la gestion des entreprises, y compris la question vitale du lieu géographique de l’implantation de l’entreprise. En Allemagne et en Suède par exemple, fermer des usines est un acte sujet à négociation, de même que les décisions en matière d’investissement. Le capital a investi dans des zones hors du pays, mais les syndicats ont obtenu la garantie que les sociétés continueront de produire une proportion significative de leur produit au pays et que les ouvriers affectés négativement par les fermetures seront dédommagés par des stages de formation permanente, une retraite anticipée sans perte de revenu, et d’autres réparations.
Il en va autrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Les attaques anti-syndicales permanentes et l’affirmation des droits unilatéraux du patronat sont le sens même du thatchérisme et des régimes conservateurs successifs qui ont débuté avec la victoire de Richard Nixon aux États-Unis en 1968. D’où vient la différence entre ces pays et l’Europe occidentale ? Il est clair que la faiblesse relative du mouvement ouvrier américain ne suffit pas comme explication, surtout si nous mesurons le poids des syndicats dans les industries américaines les plus importantes. A la lumière de l’expérience des quinze dernières années, au cours desquelles les grandes sociétés des deux pays ont mené un assaut concerté et systématique contre les acquis d’un demi-siècle de reconnaissance par des secteurs décisifs du capital des droits du mouvement ouvrier, il faut voir cette période comme une exception à la règle de distance (arms length) dans les relations industrielles. Depuis le milieu des années 70, les syndicats ne sont plus les maîtres des relations industrielles ; l’initiative est passée, de façon très nette, aux mains du patronat. Il n’y a plus d’industries majeures où les porte-parole du mouvement ouvrier jouissent de quelque chose qui ressemble à l’égalité avec le patronat, et encore moins à la primauté. Tout au plus, dans des industries telles que l’automobile, dans certaines branches du transport, et dans les métiers du transport maritime, les syndicats ont-ils conservé le pacte néo-corporatiste négocié dans les années 30. Dans pratiquement tous les autres cas significatifs où de tels arrangements avaient cours, les syndicats ont battu en retraite et accepté une position de subordination; c’est le cas y compris dans l’industrie du bâtiment où, pendant longtemps, les syndicats jouissaient d’un monopole sur l’offre de main-d’œuvre, d’une voix au chapitre concernant la détermination des choix technologiques et d’une proportion importante des profits (sous la forme d’avantages plus intéressants que ceux des autres métiers). En somme, l’idéologie patronale traditionnelle, selon laquelle les syndicats constituent une “tierce partie” sur le lieu de travail, refait surface aujourd’hui. Les travailleurs sont considérés comme un “facteur de production” dont on peut disposer librement, sujet aux mêmes critères d’efficience que n’importe quel autre coût.
Certains analystes attribuent cette transformation à ce qu’on décrit comme “la fin du capitalisme organisé”, terme qui signifie la transition d’une période assez longue de fordisme vers un nouveau régime de concurrence capitaliste internationale. Le fordisme est défini comme le régime de la régulation étatique-corporatiste de la relation entre production, consommation, profits et salaires à travers l’intervention de l’État dans les domaines de la finance, de la protection sociale, et des relations de travail. Parmi ses caractéristiques cruciales, on note le développement à grande échelle du crédit pour le consommateur et la création d’un niveau plancher de consommation, rendu possible par des allocations versées par l`État et par d’autres formes de transfert de revenu.
Naturellement, le degré de régulation et les niveaux de transferts de revenus varient selon la configuration des forces politiques au sein des différents pays du capitalisme tardif. Par exemple, tous les pays d’Europe occidentale proposent des plans universels de soins médicaux ; la France et la Suède ont en outre un système très développé de crèches pour les enfants d’âge préscolaire ; plusieurs pays européens fournissent une formation et des stages aux ouvriers évincés de leurs emplois par le changement technologique ; certains pays offrent un programme d’allocations de chômage à long terme avec un revenu assez intéressant. Les pensions de retraite en Europe sont fournies par l’État à un niveau qui atteint 60 à 80% du salaire perçu lors des cinq dernières années d’activité.
Aux États-Unis par contre, bien qu’il existe un système de sécurité sociale qui fournit des allocations aux travailleurs âgés ou handicapés et des soins médicaux aux travailleurs à la retraite et à d’autres personnes âgées, il n’y a ni système universel de soins médicaux ni programme de garde d’enfants. Le niveau des allocations est presque toujours insuffisant et appelle des compléments, souvent sous forme de pensions privées, afin qu’une personne à la retraite puisse toucher un revenu décent. Les soins médicaux pour les personnes âgées sont limités de deux façons ; le système comporte à la fois une franchise de remboursement et un plafond aux montants remboursés.
Avant 1980, la plupart des travailleurs syndiqués jouissaient de quelques-uns de ces avantages (mais pas de tous) grâce à des contrats négociés par le syndicat. Un travail non qualifié ou semi qualifié dans la sidérurgie, dans l’automobile, ou dans l’équipement électrique, fournissait dans une large mesure la même sécurité économique que celle garantie aux travailleurs européens par leurs États : soins médicaux, allocations de chômage à long terme, pensions de retraite complémentaires.
Jusqu’au milieu des années 70, quand les grandes firmes, la presse et les idéologues conservateurs ont commencé à envoyer des salves critiques à l’encontre des syndicats en expliquant que les ouvriers vivaient dans le luxe et que leurs salaires étaient en train de détruire la compétitivité de l’industrie américaine, l’ouvrier qualifié ou semi-qualifié occupait une position de dignité dans la société. Depuis quinze ans, cette position se dégrade, jusqu’au point où l’identité de la classe ouvrière, qui n’a jamais été forte – sauf dans la décennie militante qui a débouché sur la grève quasi générale des grandes industries en 1946 – a presque disparu pour le public. Ou plus précisément, les identités ouvrières se sont déplacées vers l’idéologie sécuritaire ou, comme le montre la guerre du Golfe, vers le patriotisme. Dans chaque élection nationale depuis 1968, elle se déplace vers la droite. Comme le montrent les événements de Bensonhurst, de Brooklyn, de l’État de Louisiane, et d’autres endroits encore, elle se déplace vers le racisme ouvert.
Claus Offe décrit le nouveau système comme un capitalisme “désorganisé”. Ce terme veut dire que l’intégration du capital et du travail avec l’État s’est considérablement relâchée, et que ce renversement aura pour résultat, de façon plus ou moins rapide selon le degré de détermination capitaliste et de résistance ouvrière, le démantèlement, au moins partiel, des acquis du pacte établi, en particulier le remboursement des soins médicaux pour l’ouvrier et sa famille. Les traditions américaines en matière de gestion sont les moins corporatistes et les plus anti-ouvrières de toutes les sociétés capitalistes sauf le Royaume-Uni. L’idéologie patronale affirme le droit absolu du patronat à diriger la force du travail, à prendre unilatéralement les décisions en matière d’investissement – y compris le droit de mettre fin à un investissement dans une entreprise sans contraintes légales ou contractuelles -, et à contrôler le système politique.
Ce programme patronal s’est largement réalisé, surtout au niveau des 50 états fédérés et au niveau local. La menace d’une fuite de capitaux suffit généralement à persuader une municipalité de réduire ses impôts sur l’entreprise, de construire des usines ou des bureaux ou même des stades au frais du contribuable, et de fournir des infrastructures telle que des routes, des voies ferrées, ou l’amélioration des services de distribution d’eau et d’électricité. Les villes et les régions sont prises dans un double étau : elles sont en concurrence avec d’autres villes et régions, et avec l’étranger, pour attirer des investissements. Dès lors, les ouvriers et leurs syndicats qui osent protester sont considérés comme anti-patriotiques.
Au moment où les travailleurs devenaient de plus en plus invisibles dans les représentations publiques, d’autres “positions de sujet” (“subject positions”), qui n’avaient attiré l’attention que sporadiquement, émergeaient : notamment les femmes, les gens de couleur, les handicapés, les homosexuels et les lesbiennes. Inutile de dire que ces identités ne sont pas commensurables du point de vue de l’espace qu’elles occupent, bien qu’elles semblent avoir occupé l’espace des identités de classe qui dominaient auparavant le paysage économique, social et politique. Les espaces de représentation correspondent à l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, qui influencent de façon cruciale les questions de classe mais ne s’y réduisent pas. La notion que j’emploie pour décrire ce croisement des identités est celle de déplacement. Mais ces déplacements ne sont pas unidirectionnels : classe, sexe, race et préférence sexuelle se déplacent mutuellement ; savoir quelle “position de sujet” dominé est purement affaire de contexte.
Bien que depuis deux décennies nous assistions à la disparition de la catégorie de classe dans le discours politique et culturel aux États-Unis, on voit poindre de nouveaux projets de classe. Mais à la différence des autres époques, où la problématique de classe dominait les débats intellectuels et pratiques, son rapport aux problématiques sociales et culturelles n’est plus donné d’avance (si jamais il l’a été). La lutte pour la justice sociale va probablement partager avec d’autres luttes l’espace d’opposition et d’alternatives, plutôt que de constituer ce que Louis Althusser appelait une structure en dominance.
Les avatars de l’identité de classe
La catégorie de classe a toujours été puissante aux États-Unis, mais pas comme le supposent le marxisme classique ou l’idéologie socialiste. Certes, l’Amérique a connu un grand nombre de luttes ouvrières militantes ainsi que certaines périodes de montée spectaculaire de l’activité syndicale – activité qui a engendré des réponses très répressives mais qui, pendant quelque temps, a transformé le paysage de la vie politique nationale. Chaque décennie de ce siècle a connu des signes visibles du combat de classe : de la grève des mineurs en 1902 et de la révolte des 20 000 femmes de la confection en 1909 aux récentes grèves de la compagnie Eastern Airlines et du journal New York Daily News, les travailleurs américains, harcelés par les offensives des employeurs contre leurs conditions de vie et leurs droits syndicaux élémentaires, ont opposé une résistance peu commune. Mais, comme Werner Sombart le soutenait déjà en 1907, le mouvement socialiste est faible, et on pourrait ajouter à cela que la gauche idéologique au sens le plus large n’a que sporadiquement existé dans la vie américaine. En fin de compte, sans même parler de solutions politiques, c’est l’incapacité de la gauche à mettre des idées égalitaires au centre du débat public qui explique l’absence d’un discours de classe clairement articulé.
Il va sans dire que les sous-cultures et les nouveaux mouvements sociaux préoccupés par la qualité de la vie, les droits civiques et les luttes féministes, ne sont pas uniquement des déplacements de la catégorie de classe : je soutiens que la fixation trop étroite des mouvements de classe sur des questions de justice économique a fréquemment exclu la considération des questions de sexe, de race et de qualité de la vie, y compris la question du contrôle ouvrier sur la production. La concentration quasi exclusive sur des revendications quantitatives a rétréci la base des mouvements ouvrier et socialiste et rendu presque inévitable l’émergence de mouvements sociaux qui, souvent, perçoivent la politique de lutte de classe comme hostile à leurs objectifs.
La catégorie de classe n’en affecte pas moins le sort collectif des Américains, non seulement sur le plan économique mais aussi sur les plans idéologique et spirituel. Par exemple, les “questions sociales” telles que la justice raciale et la liberté sexuelle sont médiatisées au sein des communautés ouvrières par des considérations de classe. Les femmes et les jeunes filles d’origine ouvrière sont sujettes à des contrôles plus stricts sur leur comportement que leurs homologues des quartiers de classes moyennes. Et bien que les jeunes soient influencés par la musique populaire et d’autres formes culturelles propres à leur âge, qui leur permettent d’avoir une attitude plus ouverte que leurs aînés en matière de race et de classe, ils subissent aussi les contraintes psychologiques et sociales de leur appartenance de classe, ce qui affecte leur capacité à éprouver d’autres réactions affectives que celles autorisées par leur sous-culture de classe. La catégorie de classe influence le rapport des enfants à leur scolarité, ce qui affecte, à son tour, non seulement la dimension économique de leur vie mais aussi leur rapport à la politique et au savoir et à l’art “légitimes”.
En l’absence d’un discours de classe dynamique, nombre d’Américains ont déplacé vers le patriotisme et vers d’autres formes du nationalisme le ressentiment de ce que R. Sennett et J. Cobb appelaient les “blessures de classe cachées” (The Hidden Injuries of Class, New York, Random House, 1972). Le racisme et le sexisme ouvriers masquent l’insécurité considérable de bon nombre d’ouvriers blancs face à la migration des capitaux, à la récession économique, à la dégradation de leur niveau de vie, à la perte de leur capacité à gagner un salaire susceptible de nourrir leur famille – situation qui a poussé beaucoup de femmes dans la vie active et a eu en effet des conséquences dramatiques pour la famille ouvrière. Ces tensions économiques, conjuguées à des tensions sociales et culturelles – notamment l’influence du radicalisme culturel sur les femmes – a produit le taux de divorce le plus élevé de l’histoire de l’Occident. La poursuite du processus de prolétarisation, qui affecte une partie importante de la classe ouvrière contemporaine, est particulièrement aiguë chez les jeunes, pour qui le meilleur espoir d’avoir une formation professionnelle et d’obtenir la sécurité d’emploi est souvent de s’engager dans l’armée.
La situation, plus difficile qu’avant, de nombreux travailleurs blancs a renforcé ce qui était, autrefois, à l’âge d’or de l’assimilation, considéré comme moribond : les sous-cultures ethniques. A Meure où l’indépendance économique devient une perspective de plus en plus lointaine pour beaucoup de jeunes blancs de la classe ouvrière, ceux-ci sont obligés de rester chez leurs parents et ce prolongement de leur enfance renforce leur identité sous-culturelle, en dépit des influences contraires des médias et de l’école. Avec cette identification croissante du destin de classe à une sous-culture, la vie ouvrière apparaît de plus en plus distincte, mais la “conscience de classe”, enchâssée dans des voisinages culturellement homogènes, tend à devenir idéologiquement conservatrice et politiquement autoritaire. Ceci n’est pas le résultat de tendances “inhérentes” à la constitution de la classe ouvrière, mais plutôt, selon nous, à la conjoncture actuelle, au renforcement de l’hégémonie capitaliste d’un côté et à la profonde faiblesse du mouvement ouvrier de l’autre.
En dépit de la discrimination dans l’emploi, de la ségrégation et de l’exclusion sociale, les Noirs sont parmi les syndicalistes les plus loyaux et les plus militants, depuis les campagnes de syndicalisation des années trente où, pour une grève périodique, ils furent invités, quoique avec ambivalence, dans la maison du syndicalisme. De même, les femmes sont entrées en masse dans les nouveaux syndicats d’employés depuis les années soixante et sont devenues un contrepoids au déclin relatif du syndicalisme, ou à la désaffection des hommes blancs. D’où la conclusion que la catégorie de classe n’a plus d’existence idéologique autonome chez les travailleurs américains, mais existe en hybride avec le discours des mouvements sociaux, en particulier ceux fondés sur le sexe et la race. Et ce n’est pas le cas seulement aux États-Unis. La catégorie de classe n’exerce plus de préséance sur ces discours émergents, mais elle n’a pas non plus disparu ; cela étant, nombreux sont les ouvriers qui continuent à s’appuyer sur le pouvoir collectif des organisations ouvrières pour défendre ou améliorer leur niveau de vie, même lorsque les syndicats ne sont plus perçus comme les champions résolus des intérêts des travailleurs sur leur lieu de travail.
La composition du mouvement ouvrier américain, en pleine transformation, correspond à sa marginalité croissante dans la vie américaine. Les syndicats sont plus forts parmi les employés publics dans les villes dont la population, depuis trente ans, est de plus en plus noire et latino. Et les villes, autrefois les symboles les plus fiers de la civilisation américaine, sont devenues des lieux de stagnation (backwaters). Dans une nation qui n’a plus de centres viables, la classe ouvrière, dont le pouvoir a toujours été lié à ces centres, devient invisible, ou bien n’apparaît que lorsqu’elle bouleverse les rythmes ordinaires de la vie publique. A ces moments-là, le “public”, terme qui fonctionne toujours comme un euphémisme signifiant les classes moyennes blanches, observe la situation avec perplexité et colère, car il est convaincu que les syndicats, autrefois puissants, ne menacent plus sa tranquillité ; il nourrit un ressentiment contre ces gens de couleur qui ont pourtant l’audace de déranger, au nom des salariés, les services essentiels.
Naturellement, pour ce qui concerne les grèves de médecins, de journalistes, de pilotes d’avion, d’enseignants et de travailleurs sociaux qui émaillent le paysage social depuis quelques années, une partie du public devient lui-même objet du mépris public et découvre l’ambiguïté de sa propre appartenance de classe. Ces événements sont devenus d’autant plus fréquents que les employeurs, ayant réussi à “mettre KO” un grand nombre de syndicats industriels, concentrent leurs efforts maintenant sur la partie organisée du secteur des services. Dans ces cas-là, le “public” semble plus perplexe parce qu’il peut facilement s’identifier à ces gens respectables qui font les piquets de grève. Même les reportages écrits et télévisés semblent plus conciliants, moins belliqueusement anti-syndicaux. Peut-être que, au fur et à mesure que les affrontements deviennent plus fréquents entre professionnels, qui constituent le noyau de la sphère publique, et les grandes firmes et institutions, la catégorie de classe change de connotation.
Les salariés pauvres (working poor) restent invisibles dans les débats sur les questions de classe. Travaillant dans des situations extrêmement précaires et à temps partiel, dans un secteur ou la concurrence est intense, ces travailleurs gagnent souvent le salaire minimum ou moins. Bon nombre d’entre eux travaillent dans le secteur des services ou dans l’industrie légère ; leurs employeurs ont eux-mêmes une position précaire dans leurs activités respectives. Ils sont donc sujets à des licenciements fréquents et sont constamment à la recherche d’un emploi. Puisque la législation du travail, aussi bien au niveau fédéral qu’au niveau des états fédérés, favorise les employeurs des entreprises les plus grandes et les plus stables, les salariés pauvres se trouvent privés d’allocations de chômage, de soins médicaux décents, de services de garde d’enfants, et de chances de suivre une formation.
Le travail à temps partiel est la catégorie d’emploi qui connaît la croissance la plus rapide. On recense officiellement environ 4,5 millions de travailleurs à temps partiel, soit 3,75 pour cent des actifs; des dizaines de milliers d’autres travaillent dans l’économie souterraine. Dans le secteur légal, ce sont les travailleurs les plus vulnérables. Autrefois, les femmes ayant des enfants cherchaient souvent un travail à temps partiel du fait de l’absence d’un service de garde d’enfants à un prix raisonnable après les heures de classe ; actuellement, le travail à temps partiel, parfois effectué à la maison, est devenu l’arrangement préféré de nombreux employeurs qui, harcelés par la concurrence, cherchent à réduire leurs coûts en main-d’œuvre en rognant sur les soins médicaux, les vacances payées et autres avantages qui reviennent aux travailleurs syndiqués. Des arrangements à temps partiel placent beaucoup de travailleurs dans une position de précarité en terme de sécurité de l’emploi, surtout lorsque le travail est intermittent.
Les grands syndicats ont consacré très peu d’efforts à l’organisation des millions de personnes qui se trouvent dans de telles situations, la plupart étant des gens de couleur, des femmes, des mères célibataires et des jeunes. Dans les cas ou le travail d’organisation a été une relative réussite – chez les travailleurs des hôpitaux, les ouvriers agricoles, les travailleurs de la confection – les syndicats ont presque invariablement fait partie de la catégorie de ceux qu’on appelle des syndicats “sociaux” plutôt que d’ “affaires”, la distinction étant plus idéologique que pratique. Pourtant, le fait qu’en trente ans plus d’un demi-million de travailleurs des hôpitaux aient rejoint les syndicats, surtout dans les grandes villes, et que les ouvriers agricoles aient mené des grèves héroïques et souvent victorieuses pendant les années 60 et 70, montre que les travailleurs les plus opprimés sont effectivement candidats à la syndicalisation, pour peu que les syndicats conjuguent les luttes pour la justice sociale à celles pour la dignité des minorités raciales et des femmes.
La proportion considérable des travailleurs de l’économie souterraine qui ne participent pas au trafic de drogue, à la prostitution et à d’autres activités clairement illégales, a échappé à l’attention des chercheurs et des syndicats. Aujourd’hui des secteurs importants et des industries légères telles que celles du vêtement, du jouet et des objets en plastique, fonctionnent dans un non-droit en matière de conditions de travail et de santé. Cette force de travail est composée, habituellement, d’immigrés récents venus d’Amérique latine, de la Caraïbe et d’Asie. Là où les syndicats tels que les Ladies Garment Workers ont fait un effort réel pour syndiquer ces travailleurs, ils ont rencontré quelques succès et, même lorsqu’ils échouent, ils ont gagné l’estime de nombreux travailleurs illégaux qui risquent l’expulsion si leurs employeurs les dénoncent au service national de l’immigration (INS).
Bien sûr, lorsqu’on parle de la condition difficile des travailleurs immigrés, on la dépeint en termes d’immigration en raison du silence qui règne en matière de discours de classe. La lutte de ces travailleurs exige des efforts constants pour surmonter les effets d’une législation et d’une politique gouvernementale restrictive, dirigée non pas contre l’immigration elle-même (car des dizaines de milliers de personnes continuent d’entrer aux États-Unis chaque mois) mais précisément contre la capacité d’auto-organisation de ces travailleurs, que ce soit autour de leur identité de classe ou d’autres identités. Les travailleurs immigrés vivent une existence souterraine et sont souvent terrorisés par l’idée qu’une résistance ouverte de leur part serait une invitation à l’expulsion pour les autorités. Cependant, à l’heure ou la “deuxième économie” occupe une position de plus en plus importante, ces restrictions apparaissent comme de plus en plus irrationnelles ; elles ont provoqué de nombreuses tentatives peu judicieuses de réforme de l’immigration lesquelles, tout en bénéficiant à certaines catégories d’immigrés, n’ont fait que renforcer les contrôles répressifs du gouvernement fédéral et rendu plus difficile l’organisation économique et politique des travailleurs.
L’une des conséquences douloureuses des facteurs mentionnés précédemment est que la ressource la plus importante – le temps – est limitée pour les travailleurs qui en ont le plus besoin. Car la condition nécessaire pour atteindre l’auto-conscience collective est la capacité des individus et des groupes à prendre le soi comme objet d’analyse, à se distancier de leur situation afin de reconnaître celle-ci et, potentiellement, de la surmonter, ce qu’on ne saurait faire principalement à travers l’introspection. La formation de groupes qui étudient les relations – celles entre les sexes par exemple – et qui parviennent à une compréhension des phénomènes économiques et sociaux les plus larges et les relient à leur propre situation, constitue une méthode absolument cruciale pour le développement et le soutien du soi critique (the critical self).
Cependant un grand nombre de personnes ont aujourd’hui deux ou même trois emplois et sont prises dans l’étau de la consommation et des heures supplémentaires ; c’est le cas, par exemple, des travailleurs de l’automobile. Ils n’ont pas la possibilité de lire quoi que ce soit en dehors du journal quotidien, ou de capter d’autres informations que celles proposées par l’autoradio ou la télévision. Pour les femmes, le “double poste” (travail salarié et travail domestique) détruit la capacité à transcender les conditions de leur propre oppression. Même quand elles quittent leurs maris ou leurs amants, les contraintes liées à la nécessité de gagner un salaire et de garder les enfants les enchaînent au foyer. Dans ces circonstances, il est d’autant plus remarquable qu’un si grand nombre de femmes et d’hommes réussissent à adopter une position critique quelconque par rapport à la vie quotidienne, la politique, la culture.
La dérobade américaine par rapport à la catégorie de classe n’est pas générale. Nous n’avons aucune difficulté, par exemple, à nous désigner comme une société “de classe moyenne” ou à conférer des droits et des privilèges aux individus économiquement et politiquement puissants. L’idéologie américaine identifie la classe moyenne avec le pouvoir et tente aussi, dans son ambition globalisante, d’incorporer les travailleurs manuels à cette même “famille”. L’anomalie d’une catégorie croissante de salariés pauvres, dont certains ont faim et d’autres sont sans abri, ainsi que l’insécurité grandissante dont souffrent non seulement les travailleurs industriels mais aussi les professionnels et les employés du secteur des services, met certains mal à l’aise, mais n’a pas, jusqu’à récemment, réussi à gâcher les festivités. Ou, pour être plus précis, les problèmes de classe sont désignés par d’autres noms : le crime, en particulier la drogue ; la grossesse prématurée et le suicide ; le problème des sans-abri et la faim ; le chômage chronique “régional”, perçu comme une exception à une économie nationale plutôt en bonne santé.
Ces problèmes resteront de simples “turbulences” dans une mer calme de progrès, tant que l’opposition se limitera à la résistance et que les alternatives resteront brouillées. Naturellement, nous ne cherchons pas à réhabiliter ici une notion de classe surannée, mais surtout à montrer que la catégorie de classe n’apparaît jamais sous sa forme pure. Sauf à de rares moments de transformation historique, elle se présente toujours en “alliance” avec d’autres identités, discours et mouvements. Aux États-Unis, où le socialisme, l’anarchisme et le travaillisme ont souffert d’une existence marginale durant la majeure partie de ce siècle, nous sommes frappés d’un cas grave d’amnésie sociale ; le seul traitement efficace contre celle-ci est l’émergence d’un nouveau radicalisme à la fois conscient de la complexité des choses, et militant.