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Italie années : crise et rénovation d’un modèle constitutionnel

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1.

Les événements qui ont caractérisé l’histoire italienne des années 90 sont sans aucun doute des événements révolutionnaires : ils ont radicalement modifié la structure de la République, sa classe dirigeante, sa forme constitutionnelle. Nous voudrions insister ici sur les modifications de la “constitution matérielle” de la République italienne.

A propos de la définition du concept de “constitution matérielle”, nous nous référons à Carl Schmitt et, pour ce qui est du cas italien, à Costantino Mortati – qui fut l’élève de Schmitt et l’un des artisans de la Constitution de 1948, ou Constitution de la Première République, comme on dit aujourd’hui. Schmitt et Mortati définissent la constitution matérielle (en tant qu’elle se distingue de la constitution formelle) comme la codification tacite et structurelle d’un ensemble de rapports de forces politiques qui donnent sens aux règles, au langage utilisé et aux finalités de la Constitution. La Constitution matérielle est le fait normatif par excellence, c’est la condition historique qui fournit les bases du Grundnorm du système. Elle définit l’esprit de la Constitution formelle et en fixe les limites.

Donc, de manière formelle, la Constitution de 1948 établissait un régime démocratique constitutionnel, de forme républicaine, mais sa base matérielle était constituée par l’alliance programmatique des forces politiques catholiques et socialo-communistes. Toutes les forces politiques nostalgiques du passé, fascistes ou approchantes, en étaient exclues – l’esprit antifasciste qui avait animé la résistance contre l’ennemi, intérieur ou extérieur, devenait la base de la Constitution. Le programme social affiché par la Constitution de 1948 (mieux, par les forces garantes de la Constitution) était celui d’une démocratie capitaliste, fortement “réformiste” (on dirait aujourd’hui une politique sociale fordiste), c’est-à-dire ouverte aux réformes accordant une citoyenneté sociale effective à tous les travailleurs. Toujours à propos de la constitution matérielle de 1948, deux autres éléments doivent être pris en considération. En premier lieu la figure spéciale du processus de légitimation dont il est question ici, en second lieu la surdétermination internationale subie par le processus constitutionnel.

Légitimation. Un double modèle de légitimation est mis en oeuvre par la Constitution de 1948 – une légitimation à travers la représentation des partis, et un second processus de représentation des intérêts organisés (surtout des syndicats ouvriers et paysans et des corporations patronales). C’est à ce double système de légitimation que les pouvoirs d’État doivent faire face et, dans leur action, réussir en permanence un équilibre miraculeux tant dans l’action parlementaire qu’administrative et juridique, entre les intérêts des partis et ceux des forces sociales organisées. On comprend, à partir de là, comment l’État italien a pu apparaître, à partir de 1948, plutôt comme un État constitutionnel (de contrôles réciproques et d’équilibre entre différentes forces politiques et sociales) que comme un État de droit (dans lequel le règne de la loi générale et abstraite est absolu).

La surdétermination internationale de la Constitution de 1948 est celle établie par la Conférence interalliée de Yalta. Dans la division du monde en blocs, l’Italie fera partie du bloc occidental et ne pourra en décider autrement. Cette norme de l’ordre international de la guerre froide est reprise à l’intérieur même du processus constitutionnel. Le système constitutionnel italien sera en effet érigé en “bipartisme imparfait”. “Bipartisme”, parce que le système reposera sur deux forces, droite et gauche, en opposition, destinées à se contrôler mutuellement et – théoriquement – à l’alternance gouvernementale. Mais ce bipartisme sera “imparfait”: au sens où les conditions internationales empêcheront par principe que l’alternance ne devienne réelle. Comme le répéteront sans arrêt les chefs du PC, même si le parti avait obtenu 51 % des voix, l’alternance avec la DC n’aurait pas été possible.

Pour faire fonctionner ce système baroque, démocratique constitutionnel pourtant, toute une série de formes institutionnelles ad hoc et de procédures adéquates furent prévues. Les procédures permettant de constituer un partenariat des forces parlementaires dans la direction de l’État furent particulièrement importantes, comme par exemple le système de travail des commissions parlementaires qui permettait de manière permanente une large négociation au niveau législatif, ou encore le système de régulation par les corporations des conflits d’intérêts – qui permettait de développer des procédures assez larges de participation des partenaires sociaux à la définition de la politique de planification économique et de redistribution des revenus.

Il faut enfin souligner l’importance de ces figures institutionnelles (de la Présidence de la République au Conseil Supérieur de la Magistrature, sans compter les multiples institutions de la régulation économique) dont l’existence s’imposait constitutionnellement, afin qu’elles puissent permettre le jeu du double cadre de référence au niveau de la représentation et, en conséquence, d’atténuer les effets éventuellement pervers du “bipartisme imparfait”.

Ce système de gouvernement durera de 1948 au début des années 90. Tant que demeuraient les conditions internationales qui avaient présidé à sa genèse, cette forme de gouvernement ne pouvait être modifiée. Ce même système international qui en imposait la forme (ainsi que les limites et les défauts) en garantissait la permanence.

Le fait que les crises successives traversées par le système de 48 à 90 ne réussirent pas à renouveler l’esprit de la constitution matérielle de 1948 le démontre. En quarante années de vie de la Constitution de la Première République, il y eut en effet un certain nombre de moments critiques : dans une première période ils furent provoqués par la droite (1953 et la tentative d’imposer une loi électorale majoritaire ; 1960 et la tentative de faire rentrer l’extrême droite fasciste dans le gouvernement) ; dans une seconde période par la gauche (surtout dans la première moitié des années 70 caractérisées par une très violente rupture des accords corporatifs en matière de travail et la critique radicale des procédures mêmes de planification). Mais, justement, chaque fois la classe politique a renouvelé le contrat constitutionnel originaire. Pendant les années 60 la crise sera résolue par un léger déplacement de l’axe constitutionnel vers le centre gauche. Dans les années 70 des tentatives d’alliances nouvelles entre les partis et à l’intérieur des partis se succéderont, produisant ainsi différents compromis, plus ou moins “historiques”, s’étendant alors jusqu’à l’extrême gauche du dispositif parlementaire. Mais, précisément, quelle que soit la forme du dispositif parlementaire, son axe constitutionnel ne pouvait être qu’au centre : il était impossible d’aller au-delà du “bipartisme imparfait” et de la constitution matérielle. La gauche pouvait être accueillie au centre, mais le centre constituait l’objectif permanent de toute opération politique. Le destin de la démocratie italienne d’après-guerre.

2.

La crise de la constitution matérielle que nous venons de décrire commence donc à se manifester, et à peser de plus en plus lourd à partir des années 70.

En quoi consiste cette crise ? Elle réside dans le fait que les forces politiques qui avaient été à la base de l’accord de 1948 sont elles-mêmes en crise. L’accord ne change pas, ne peut pas changer, comme nous l’avons vu, mais les sujets qui l’avaient contracté sont en voie d’extinction, mieux, sont maintenus artificiellement en vie par le fonctionnement de la constitution formelle. Le rapport entre constitution matérielle et constitution formelle s’est renversé : la première, qui devait constituer la trame et assurer les ressources vitales de la seconde est à bout de forces ; la vie constitutionnelle est désormais réduite à un pur formalisme, c’est celle d’un mort-vivant.

Aujourd’hui, tout ceci est clair. Mais pour qui voulait la voir, cette crise était déjà évidente dans les années 70. Le système se reproduisait automatiquement, sans âme pour le vivifier, ni esprit capable de le rénover ; c’était déjà un monstre. Seules les conditions internationales maintenaient encore debout un système dont tous les autres paramètres , s’étaient effondrés. Mais nous sommes encore dans la guerre froide, avant 1989 et la chute du mur … Que s’est-il donc passé pendant toutes ces années ? Qu’est-ce qui est arrivé à la Constitution de la Première République entre les années 70 et les années 90 ?

A droite, la vieille classe politique, moitié catholique, moitié capitaliste (mais il s’agit du grand capital fordiste…), va se trouver en contradiction avec sa propre base. Au cours de ces années, en effet, le tissu productif italien change – il change à toute vitesse. Fortement contesté par les luttes ouvrières autour de la fin des années 60, le grand capital se réfugie dans la finance et commence à transférer ses capacités productives et politiques au niveau international. Par contre les PME s’enracinent de plus en plus profondément, organiquement, dans leurs territoires traditionnels et ouvrent une alternative face aux ambitions de commandement social du grand capital. Au cours de cette phase, de grandes mutations industrielles, provoquées par les luttes ouvrières particulièrement intenses entre la fin des années 60 et le début des années 70, commencent à s’imposer – surtout au nord – ainsi que de nouvelles formes d’entreprises, et de nouveaux bassins de force de travail se forment, de nouveaux réseaux territoriaux de petites et moyennes entreprises se constituent. Le pouvoir industriel change de physionomie, les pics de productivité se déplacent de la grande entreprise fordiste aux réseaux territoriaux de travail diffus, de plus en plus immatériel. Se prépare dans les années 70 ce “boom” industriel que les années 80 verront exploser.

Cette gigantesque et profonde transformation productive passe pourtant complètement inaperçue de la vieille classe politique de centre droit et de centre gauche. On ne soupçonne même pas qu’elle puisse avoir lieu. Le gouvernement du pays continue à agir dans le vieux cadre de l’État fordiste : il soutient les grandes entreprises en crise tandis qu’il ne sait pas offrir aux PME en plein développement les services élémentaires et essentiels pour elles. La vieille classe politique est complètement incapable de susciter ces synergies (entre territoires, entreprises, services et formation) qu’exige la nouvelle réalité industrielle. Les vieilles forces politiques de droite et du centre, dans ce système restent immobiles. La contradiction entre la classe politique de droite et sa base devient explosive.

C’est aussi l’immobilité du côté des forces de gauche. Elles aussi sont aveugles devant les transformations du mode de production et les transformations sociales qu’elles impliquent. Elles s’en remettent aux corporations ouvrières de la grande industrie pour poursuivre une politique fordiste qu’elles estiment indépassable. Déjà dans les années 70, les forces de gauche oscillaient en permanence entre la défense exacerbée des intérêts corporatistes et des compromis sans principes avec les forces de gouvernement. La grande avancée qu’elles avaient promise à leur base en jouant le jeu des institutions se transforme en un cheminement d’ivrogne qui ne sait plus vers quoi s’orienter.

La désorientation de la gauche ne fait que s’aggraver, quand à tout cela s’ajoutent la force des pulsions insurrectionnelles et les mouvements de lutte armée, qui s’étendent en Italie entre la fin des années 70 et le début des années 80. Le fait est que de nouvelles générations d’intellectuels et d’ouvriers demandent à la gauche de prendre politiquement en charge la direction de ce mouvement de transformation productive et sociale que la droite ne pouvait et ne savait gérer. C’est devant le refus de la gauche de proclamer la mort de la Première République que la résistance, la révolte, la lutte armée se sont déchaînées. La gauche prend alors elle-même en charge la répression, une sale besogne, méticuleuse, impitoyable, que personne ne pourra oublier. La rupture entre la gauche et sa base (ouvrière et intellectuelle) ne sera donc pas seulement due à sa cécité devant les transformations du mode de production et à sa loyauté stupide envers un contrat constitutionnel déjà vidé de son contenu : la rupture entre la gauche et sa base sera surtout marquée par ces points de non-retour que sont la trahison, la répression stalinienne des luttes, l’illusion de pouvoir gagner à ce prix la dignité de participer au gouvernement.

Et la gauche entra effectivement au gouvernement dans les années 80. Il ne s’agit plus, toutefois, que d’une boite vide. La gauche, après avoir matériellement participé à la vie politique italienne en état de subordination pendant les quarante longues années qui s’étendent entre les années 40 et les années 80, entre désormais formellement dans un système de gouvernement qui ne représente socialement plus rien. La constitution de 1948 s’est vidée de son contenu mais non seulement la gauche ne s’en est pas aperçue, mais elle ne voulait pas s’en apercevoir. Attention toutefois : quand les constitutions arrivent au terme de leur existence, soit on les remplace, soit elles deviennent des ferments de division, de corruption ; soit un nouvel esprit constituant se manifeste, soit l’état de putréfaction du précédent envahit le tout. L’État était devenu un patrimoine à se partager et à dilapider : la gauche est entrée dans le jeu, le jeu de la corruption, une corruption nécessaire et inévitable, active et passive, parce que là où l’esprit de la démocratie ne souffle pas et où la représentation est inexistante, le seul rapport qui puisse exister entre les gouvernements et la société civile passe à travers les lobbies qui corrompent les politiques et les associations qui se font corrompre par les politiques. Dans les années 80 la gauche participe à cette machine de corruption perverse de manière intime et profonde. L’indice le plus révélateur de cette participation réside dans le fait que pour la première fois la gauche ne dénonce plus la corruption des gouvernants et de la vie politique. Dans les années 80 les capacités d’analyse et de critique de la gauche avoisinent le zéro, ses capacités de corruption et de répression s’élèvent à l’infini.

En 1989 avec la chute du Mur, la constitution italienne de 48 – cette constitution matérielle qui est désormais vidée de tout contenu – s’effondre aussi au niveau formel. L’ensemble des rapports sociaux qu’elle présupposait s’étaient déjà effondrés : elle n’avait plus aucune capacité à représenter mouvements et sujets politiques réels. Désormais la fiction disparaît aussi à son tour. Le roi est nu, la crise évidente. On a retiré le couvercle de la grande marmite qui bouillonnait pour ses seuls intérêts. Voici donc s’ouvrir la révolution italienne, la mise en question radicale de la constitution de 1948, dans ses aspects aussi bien matériels que formels. Voici en somme s’ouvrir la perspective de la seconde République.

Entre 1989 et 1993 plusieurs opérations ont été tentées pour résoudre la crise. Schématisons :

Première opération : Le Président Cossiga et la haute bureaucratie d’État tentent une opération autoritaire pour contrôler une crise qu’à juste titre ils estiment inévitable. Cette opération est bloquée par la réaction des autres corps d’État.

Seconde opération: Au même moment les Ligues se présentent sur le terrain avec une emprise et une agressivité extrêmement fortes (et surtout avec la capacité de construire de nouvelles agrégations transversales extérieures à toutes les forces politiques). Elles représentent, parfois de manière caricaturale mais non moins réelle, les nouvelles forces productives des petites et moyennes entreprises qui se sont affirmées dans le Nord – c’est-à-dire dans une des zones productives les plus riches d’Europe. L’émergence des Ligues prend un caractère subversif et produit des effets révolutionnaires. Les Ligues proposent expressément la fin de la première République, une nouvelle constitution fédérale, et pour la première fois un libéralisme économique extrême. La classe politique tout entière se rend compte de l’impossibilité de bloquer cette subversion sans des opérations radicalement novatrices.

Troisième opération : contre le premier projet, mais aussi contre le second, un nouveau centre se constitue. Il est représenté, après toute une série de péripéties successives, par une alliance comprenant certaines grandes administrations de l’État (surtout le Trésor et la Justice), certains groupes réformistes catholiques et la gauche. Le gouvernement Amato, puis le gouvernement Ciampi (déjà gouverneur de la Banque d’Italie) prennent la tête de cette formation qui se fixe deux objectifs : la moralisation de la vie publique, laissant la voie libre à la justice pour poursuivre et détruire les forces politiques impliquées dans la corruption (opération Mani Pulite) ; la destruction du Welfare State (c’est-à-dire la mise en acte d’une politique d’austérité, de réajustement des comptes déficitaires de la nation, par le blocage des salaires, une campagne de privatisations qui touche la totalité du patrimoine public, le démantèlement des structures d’assistance – assimilées aux formes de corruption – et une politique monétaire extrêmement restrictive). Cette “troisième opération” a pour but de couper l’herbe sous les pieds de la Ligue, par la campagne de moralisation et le lancement des politiques libérales : il s’agit par conséquent de désamorcer le potentiel subversif de ce mouvement.

Début 94, la “troisième opération “, ou encore le nouveau centre, semble être victorieuse. Un front soi-disant “progressiste”, à la tête duquel se trouvent des forces composites venant de la grande administration, du centre ainsi que de la gauche tout entière, guidé par le gouvernement Ciampi, est en train de gagner la partie. Sinon que :

Quatrième opération : se présente alors sur la scène politique un grand capitaliste, Berlusconi, fort de ses réseaux de télévision et de son empire de papier journal, qui propose comme point de convergence de la nouvelle droite libérale et des forces du vieux régime qui ne se reconnaissent pas dans le front progressiste. Pour la première fois, depuis 89 et l’apparition des Ligues, le problème de la représentation des nouvelles classes productives (qui s’estiment étrangères à la Constitution de 48) se trouve posé en termes généraux, politiquement adéquats à l’importance de la mutation qui est en train de se produire. En un temps extrêmement bref, cette nouvelle force politique s’organise et gagne les élections. Berlusconi devient chef de gouvernement.

3.

Une nouvelle “constitution matérielle” est en train de prendre forme comme base de la nouvelle structure du pouvoir en Italie. Qu’est-ce qui la caractérise ? Quelles sont les forces fondamentales qui la modèlent et la limitent, en régissent et en garantissent langages, finalité et règles ?

L’élément fondamental de la nouvelle constitution matérielle, c’est la centralité de l’entreprise. Et quand on dit entreprise, on veut dire ici fonction entrepreneuriale dans l’organisation capitaliste de la production et de la circulation des marchandises. Ce sont la production et le marché qui légitiment l’autorité, ou encore l’exercice du pouvoir sur l’ensemble des conditions de la reproduction sociale. Organisation et hiérarchie, positionnement des sujets en fonction de la productivité de l”entreprise Italie” – c’est dans ce sens que s’ordonnent langage et finalité du gouvernement, et sur cette base que doivent se présenter et se renforcer les éléments du consensus. Il en découle immédiatement une conséquence négative : l’organisation de la force de travail qui, dans les constitutions de la période fordiste, était fondamentale dans le processus de légitimation de l’État, n’est plus désormais au cœur du consensus. La force de travail, dans l’État entreprise, n’est plus considérée en tant que sujet collectif mais comme ensemble de consommateurs, comme élément mobile et flexible du capital même.

Il s’ensuit une modification radicale du concept et de la pratique de la représentation politique. Dans les constitutions fordistes, comme nous l’avons vu, une importance centrale était donnée à la représentation des intérêts : c’était cette organisation qui souvent dictait les règles de la négociation sur la redistribution des revenus. Désormais, la représentation des intérêts organisés, surtout celle des classes subalternes, est exclue des processus de représentation politique et – quand ce n’est pas possible – de toutes façons subordonnée à cette dernière. En second lieu la représentation politique est, autant que possible, soustraite à l’organisation des partis politiques. Dans la nouvelle constitution matérielle, le rôle des partis est considérablement modifié par la forme du suffrage – qui non seulement pénalise la proportionnelle mais tend, de manière de plus en plus déterminée et cohérente, à se personnaliser (suffrage majoritaire, personnel ou uninominal, à un seul tour). Le parti politique devient un produit du jeu électoral plutôt qu’un sujet, un acteur de masse, de l’organisation démocratique de l’État, tel que le Welfare State l’avait reconnu. L’ensemble des procédures sociales de formation de la légitimité (surtout dans le domaine économique) et de médiation entre citoyenneté politique et citoyenneté sociale est ainsi effacé.

Si l’État se modèle sur l’entreprise, le gouvernement est gouvernement d’entreprise. Le pouvoir exécutif reconquiert de cette façon une prééminence qui, au cours des cinquante dernières années, a été mise en question. Ce nouveau caractère de l’exécutif modèle de manière nouvelle les autres pouvoirs de l’État. La fonction parlementaire est la première à être touchée par cette transformation : le Parlement est appelé à exercer une fonction de contrôle plutôt qu’à être une structure législative au sens propre. Quant à la magistrature, une forte pression s’exerce aussi sur elle pour en réduire l’indépendance et pour la renvoyer à un rôle fonctionnel au développement de l’entreprise (qu’il s’agisse de l’entreprise particulière ou de l’entreprise-Italie).

Ces modifications de la forme de l’État et cette reconfiguration de l’architecture des pouvoirs prennent place, comme nous l’avons noté dans notre chronique de ces dernières années, dans un contexte de très fortes polémiques, qui atteignent souvent des points de rupture. Mais il est clair, qu’il s’agisse de la droite ou de la gauche, que. cette orientation est dans l’ensemble acceptée. Le problème autour duquel on s’affronte n’est plus constitutionnel mais seulement politique ; il ne concerne pas la structure de l’État et la nouvelle organisation des pouvoirs, mais la formation des nouvelles classes politiques et administratives.

Cependant nous ne voudrions pas ennuyer nos lecteurs en continuant à insister sur une série de modifications de la constitution formelle que tous les régimes présidentiels connaissent déjà en grande partie – et qui, en Italie aussi, préparent une transformation très prochaine, sinon toute proche du régime politique en régime présidentiel. L’urgence de cette transformation est fortement ressentie parce que le pouvoir central se doit de compenser – à travers un renforcement de la fonction présidentielle – les processus de décentralisation et de régionalisation (sinon de fédéralisation) qui sont à l’œuvre. Les processus de décentralisation qui se trouvaient auparavant en adéquation à l’articulation État/entreprise et à la nécessité d’établir de nouvelles relations à l’intérieur de l’organisation du grand marché européen doivent de toutes façons être reconduits à un commandement central.

Nous ne voudrions donc pas poursuivre sur ce terrain. Beaucoup plus important est ce qui se profile derrière et à travers ces modifications de la structure formelle de la constitution. C’est en effet sur le terrain matériel que des structures similaires ou identiques du point de vue formel se différencient par ailleurs. L’Italie, entreprise qui s’oriente vers une forme de régime présidentiel, n’est donc pas semblable à n’importe quel autre pays à constitution présidentielle. Ce qui fait la singularité de l’Italie c’est la force, nous dirons la violence, de la transformation. L’État-Providence en sort proprement rompu. La déréglementation va de pair avec un processus de privatisation des biens de (État qui modifie substantiellement les rapports de pouvoir entre les classes et les schémas de redistribution des richesses. De ce point de vue, ce qui arrive en Italie ressemble davantage à ce qui est arrivé dans les pays du “socialisme réel” qu’à ce que le néo-libéralisme a imposé dans les pays d’Europe centrale à structure welfariste. De nouveau, en somme, comme cela s’était produit aux siècles précédents, mais à un tout autre niveau de complexité sociale, la bourgeoisie s’identifie au gouvernement, le pays est réduit à une entreprise et la gestion de cette entreprise est – unidimensionellement – capitaliste.

Aujourd’hui – et c’est là que du nouveau s’ajoute au nouveau – cette réappropriation directe du pouvoir par la bourgeoisie et la transformation de la constitution matérielle sont conditionnées (comme nous le rappelions au début de cet article) par le nouveau mode de production et par le nouvel ordre productif qui ont pris forme au cours de ces dernières années. Berlusconi et ses alliés sont les représentants authentiques et légitimes de l’industrie post-fordiste qui a fait de la communication et de la production immatérielle à travers les réseaux la base de la véritable activité. La “subversion par le haut” de la vieille structure constitutionnelle a donc une base réelle dans les nouvelles couches d’entreprenariat diffus que la réforme capitaliste des années 70 et 80 a créées. La “subversion par le haut” est donc aussi dans ce cas une appropriation directe des structures politiques par une nouvelle couche de la bourgeoisie. Berlusconi a eu la très grande habileté de réunir les nouveaux entrepreneurs post-fordistes et la nouvelle bourgeoisie de la communication. Il a également eu la très grande habileté de contenir la polémique que ces nouvelles couches entreprenariales développaient contre le grand capital, fordiste et financier, et de recomposer – une fois modifiés les rapports de force à l’intérieur de la formation en faveur des nouveaux entrepreneurs – un front unitaire. La soi-disant révolution italienne n’est donc pas seulement néo-libérale : elle est néo-libérale mais aussi et surtout post-fordiste ; elle est néo-libérale mais aussi et surtout capable d’organiser le nouveau consensus communicationnel et productif de masse. C’est donc cela la nouvelle formule du gouvernement réactionnaire de la bourgeoisie de la société communicationnelle post-fordiste.

Que ce soit clair : nous insistons autant sur le “nouveau” que sur le “réactionnaire”. Nous nous désintéressons totalement de ces analyses du “berlusconisme” qui le réduisent à la reproduction de vieux comportements fascistes. En réalité dans le berlusconisme il n’y a rien du vieux fascisme, et encore moins dans la nouvelle constitution matérielle de la République. Certains groupes de gauche qui lancent ces accusations sont simplement aveuglés par la rage de la défaite. Le berlusconisme est au contraire une forme nouvelle de la domination du “capitaliste collectif”, forme de domination et d’exploitation adéquate à une société dans laquelle production et communication sont désormais confondues. C’est dans ce cadre, en acceptant ces déterminations post-modernes de l’analyse, que le sabotage de ce système de domination et la construction d’alternatives adéquates pourront être inventés et organisés.

(Traduction: Giselle Donnard)