Il était une fois une République, un État sans histoires, mais néanmoins doté d’une structure bizarre et compliquée. Dans cette République, la force dominante était tout à la fois populiste et capitaliste, cléricale et mafieuse, bureaucratique et atlantiste. Jamais force politique au monde n’a constitué une classe politique d’une telle longévité, les mêmes personnes gouvernèrent cette république pacifique de 1945 à 1992. Ce système était un système démocratique, c’est-à-dire qu’il comprenait aussi une opposition. L’opposition était républicaine et socialiste, laïque et affairiste, syndicale et (dans une certaine mesure) philosoviétique. La caractéristique de cette république bizarre et compliquée était que par principe (certains ajoutaient : principe inscrit dans la Constitution à partir de Yalta) l’opposition ne pouvait parvenir au gouvernement. La constitution de la République était donc fondée sur une double règle : pour la Démocratie Chrétienne l’obligation de diriger, pour le Parti Communiste l’obligation de constituer pour toujours l’opposition, sans aucune possibilité de s’emparer des commandes de l État. Les politologues avaient qualifié ce système de “bipartisme imparfait”. Cette forme constitutionnelle avait été tellement bien intériorisée que lorsque le Parti Communiste se trouva approcher de la majorité absolue, pour toute une série de raisons qui ne lui devaient rien, ses dirigeants s’empressèrent de déclarer que 51 % des voix ne suffisaient pas à légitimer le passage de l’opposition au gouvernement. Ce système politique permit à la République de connaître un développement capitalistique impétueux : le Produit Intérieur Brut italien se plaça au quatrième ou au cinquième rang mondial. En même temps se développa un État-Providence efficace, bien que lui aussi “imparfait” (la mafia, avec une minuscule, en était par exemple un des organes). Dans ce système, il n’existait pas de forces politiques en lutte contre le système, ou proposant des alternatives à cet équilibre “imparfait” mais efficace, qui aient une quelconque représentation au niveau de l’État.
Ceci ne signifie pas que la résistance et les luttes contre ce système aient été absentes tout au long des décennies de fonctionnement de ce pouvoir. Elles furent cependant toujours extra-parlementaires, et pour finir définies comme extra-constitutionnelles, extra-légales, subversives. De temps à autres, différents sujets sociaux se révoltaient contre cette République consensuelle et tranquille. Chaque fois, ils furent vaincus et devinrent l’objet d’un ostracisme féroce. Au cours de années 50, ce sont les paysans du Sud qui s’opposent au système : vaincus ils sont contraints d’émigrer, au lieu de leur concéder la terre on les plie à l’esclavage industriel, au joyeux royaume du fordisme et du taylorisme. Dans les années 60 ce sont les ouvriers du Nord qui se révoltent. Une grande révolte de masse, dure, qui va mettre le système en péril. Mais ils sont vaincus, eux aussi. Jetés hors des usines ou réduits à une défense corporatiste de leur poste de travail, les ouvriers du Nord, eux aussi doivent céder. Dans les années 70 ce ne sont les étudiants (nouvelle force de travail intellectuelle) et les nouveaux sujets issus des processus d’urbanisation qui se révoltent. Projets utopiques de société alternative et attaques à main armée contre les structures de l’État (du “bipartisme imparfait”) se combinent alors dans un crescendo impressionnant. Mais cette résistance-là est aussi vaincue. La répression militaire se déchaîne et tue tout désir de transformation sociale et même toute envie d’en pleurer le naufrage.
C’est ainsi qu’arrivent les années 80, les fameuses dernières années de la Première République. Le système estime qu’il est parvenu à un point de perfection, et en l’absence totale d’opposition, de limites et de contrôle, savoure son propre triomphe. Jamais dans un État du capitalisme avancé, contemporain, le détournement des biens publics, la corruption, le chantage, l’enrichissement illicite, la légitimité et la richesse publiques mises à la disposition des turpitudes privées, la violence d’une information partiale et d’une communication dévoyée, la collusion de l’administration et du crime ne se sont manifestés d’une manière aussi éclatante. Le cynisme aigu du gouvernement Andreotti, le dernier de la Première République, qui théorisait le triomphe du “bipartisme imparfait”, s’accompagnait dans 1″ `opinion publique” d’une auto-glorification dans la complaisance de la pensée ludique et de la “philosophie molle” des Vattimo et des Eco. Les italiens, les chefs d’entreprises “nouveaux condottieri” et les intellectuels des nouveaux médias léchaient goulûment leurs mains pleines de merde. Tous les défenseurs du système (qu’on qualifiait le “plus libre du monde”) jubilaient : leur sens moral était tombé si bas qu’ils ne comprenaient plus désormais la limite entre le vrai et le faux, entre le bien public et l’intérêt privé, entre la démocratie et l’oligarchie – de même que tout au long de leur histoire ils n’avaient pas compris la limite entre application de la loi et terrorisme répressif. Mais qu’importe ! Les années 80 sont celles de l’insouciance, de la légèreté, du “look”, de la “griffe”, des yuppies, des spéculations effrénées et de la vulgarité galopante et impunie, des dépenses publiques folles dans le seul but de soutenir les intérêts privés et des dépenses privées gonflées par une fringale de marchandises d’un luxe tel qu’en comparaison la drogue est bien plus honnête…
Ceci tant que le Mur de Berlin n’était pas tombé. Dans les années qui suivent, entre 89 et 92, se généralise la prise de conscience de la surdétermination internationale du “bipartisme imparfait”. Que découvre-t-on alors ? On découvre que la Première République est un monstre. Tout le monde découvre que le système politique reposait sur la collusion criminelle entre une Démocratie Chrétienne voleuse et un Parti Communiste qui ne la dénonce pas, sur la complicité entre une mafia universelle et un socialisme réel hypocrite et affairiste. Tout le monde découvre ce que les paysans des années 50, les ouvriers des années 60, la nouvelle force productive des années 70 savaient fort bien : à savoir que l’association entre “droite” et “gauche” était un monument de violence et de corruption. Attention : nous ne sommes pas en train de parler de moralité et d’immoralité, d’honnêteté et de vol dans les termes selon lesquels on pouvait en parler sous la Troisième République en France, ou sous d’autres régimes politiques analogues : il s’agissait là d’une immoralité diffuse mais individuelle, très répandue mais bien déterminée. En Italie, par contre, sous la Première République, à corruption, le cynisme, l’immoralité font partie du système. Ils ne sont pas le fait d’individus particuliers mais d’individus collectifs : la Mafia, les mafias, les partis, les associations, les Églises et puis surtout, les chefs d’entreprises, les syndicalistes, les journalistes, les fonctionnaires de l’État, les juges… En Italie, tout le pouvoir est corrompu, il est impossible, étant au pouvoir, de ne pas être corrompu. Dans le système politique de la Première République, tout s’est putréfié sous la protection des “supergrands” d’alors. Après la chute du Mur de Berlin, il faut bien reconnaître que le “bipartisme imparfait” a provoqué la désagrégation de la République et que seule désormais une palingénésie peut sauver cette Italie “année zéro”.
Mais une palingénése à l’intérieur du système est évidemment impossible. Une palingénése extérieure au système est-elle alors possible ? L’apparition d’un nouveau pouvoir constituant, l’explosion d’une passion éthique et politique de renouvellement de la société italienne sont-elles possible ? Oui, sans doute : il y a toujours eu en Italie des rebelles intelligents à l’écart du pouvoir, ces malheureux italiens, vaincus et blessés, mais qui ont conservé l’amour de la liberté et de l’égalité, naturellement et peut-être plus que tous les autres Européens. Mais il n’est pas dit que cette nouvelle passion révolutionnaire et civile soit victorieuse. Si nous nous en tenons aux faits tels qu’ils se présentent dans l’histoire, l’indépendance italienne a pris fin depuis 1494 (je dis bien : mille quatre cent quatre-vingt quatorze) et avec elle la possibilité de voir s’accomplir une palingénése dans ce malheureux pays. Nous assistons ainsi au paradoxe d’une nation, la nation italienne, qui a inventé toutes les révolutions de la modernité mais n’a pas réussi à en voir vaincre une seule. Et alors ? On ne peut bloquer l’élan d’un processus révolutionnaire qui reprendrait tout à zéro au nom de la certitude de perdre encore une fois. En Italie le pourrissement du pouvoir est tel que des mots comme révolution, communisme, renaissance ont encore de la valeur – le cynisme italien est si profond qu’envisager sa rupture frise le réalisme. Certes la Première République va poursuivre son processus d’implosion. Certes, la Seconde République, si elle vient au jour, naîtra d’ores et déjà châtrée : la corruption politique est si profonde en Italie qu’elle rend illusoire toute démarche de rénovation institutionnelle. Quant aux groupuscules régionaux, aux Ligues, comme on les appelle, elles ne sont capables que d’ajouter à l’expression légitime du malaise, des propositions démentielles de rupture de l’unité du pays et de propositions poujadistes démagogiques et vulgaires. Et alors ? Alors dans cette Italie année zéro, la seule voie possible est de se battre pour une transformation suffisamment radicale qu’elle puisse concerner non plus seulement l’Italie niais l’Europe tout entière.
Ou mieux, la rénovation de l’Italie (pour réussir) exige un travail de critique et de reconstruction tel, que ce n’est qu’en court-circuitant la crise au niveau international et en surdéterminant les issues de l’extérieur qu’on pourra la résoudre. Il est désormais plus facile de parler de l’Italie depuis Berlin, Paris ou New York que de Rome, de Milan ou de Venise. Paradoxalement, l’exil permet aujourd’hui un point de vue privilégié. Les Italiens le savent si bien qu’ils font comme les travailleurs de la RDA qui en s’enfuyant ont fait s’écrouler le Mur : en faisant s’évader leur épargne, les citoyens italiens font s’écrouler la Banque et le Pouvoir. En somme, la solution de l’affaire italienne ne peut naître que de la convergence entre un effort interne et une surdétermination extérieure. Et c’est l’Europe seule qui peut décider de la crise italienne.
Mais quelle Europe ? En effet le problème italien est si grave, le pays s’est tellement enfoncé dans la crise, que seule une Europe nouvelle sera en mesure de collaborer d la perspective d’une nouvelle Italie. Tant que ce “nouveau” n’émerge pas, la crise continuera – et continuera, sans cesse réactivée entre l’Italie et l’Europe et réciproquement, – et ce ne sont pas les “deux vitesses” prévues dans les stratégies des technocrates européens qui pourront nous éloigner de la catastrophe.