Juin 1992: Le texte et son dehors.

Kant sans Kant, ou le plaisir du sens littéraire

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Peut-être pour la première fois dans l’histoire occidentale pouvons-nous envisager l’art en tant qu’expérience que l’homme en fait, dans le cadre de l’expérience qu’il fait du monde, certes, mais délestée des dogmes, des tutelles prescriptives sinon des illusions et alibis normatifs. L’objectivité du beau, le caractère « affirmatif » de la culture, le bon office instrumental de l’art ne sont plus des angles de vue viables, en partie parce que les arts se sont chargés de donner congé à tout patronage. Et aujourd’hui même nous sommes en train de prendre distance avec les intérêts propres aux systèmes théoriques (sociologie, sémiotique, structuralisme, narratologie), qui pourtant ont renversé le paradigme épistémologique en se réclamant d’une scientificité applicable à l’art comme aire particulière ; et il ne s’agit pas de les rejeter, bien au contraire. Mais il faut convenir que la disproportion des moyens mis en oeuvre par la théorie et le peu de résultats obtenus sur le plan du sens artistique et de la fonction esthétique et pragmatique de l’art, a ouvert un doute profitable pour un accès plus dégagé et donc davantage à l’écoute de ce qui s’actualise dans ce domaine.

C’est à partir de cette prémisse que « je » voudrais, sans pour autant, donc, me désintéresser des modèles qui jalonnent la théorie, mais en les mettant simplement en réserve, ou en admettant une présence discrète sur le côté pour éviter toute obstruction, faire l’expérience de l’œuvre telle qu’en elle-même elle se présente « chercher l’étant quant au fait qu’il soit et quant à son être tel » Pourrions-nous dire avec cette prémisse de Être et Temps, Gallimard, 1986, p. 28. ; cela en laissant venir cet étant à l’être, quitte à ne savoir jamais au juste ce qu’est cet être. Ici Heidegger abonde : « Laisser [… l’objet se produire de soi-même, purement en tant que soi-même… »[[Nietzsche I, Gallimard, 1990, p. 101. ; ou encore, pourrait-on dire, en remplaçant « étant » par « oeuvre d’art » : « Nous devons nous tourner vers l’œuvre d’art, penser à son contact même, mais précisément de telle sorte que nous la laissions reposer en elle-même, dans son éclosion[[« L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui mènent nulle part, Tel Gallimard, p. 31.. » Ce qui pour l’instant ne veut pas dire plus, pour moi, que contribuer à faire être l’œuvre, sa part de sens, sans l’assaillir de mes connaissances, de mes projections ou même de mes affects, quitte à puiser le cas échéant de côté, dans la réserve, les outils nécessaires, mais pour un usage sans violence ni entame.

Heidegger dirait encore en interprétant le désintéressement kantien : « Nous ne devons point le mettre [l’objet en ligne de compte en vue de quelque chose d’autre que lui, soit de nos fins et de nos intentions, d’une jouissance ou d’un avantage possibles »[[Nietzsche, p. 104. ; ce qui n’implique pas pour moi la rétention d’un intérêt intellectuel ou d’une jouissance, mais suppose que l’œuvre ne doive pas en pâtir en son altérité et en son sens. Telle est donc ma prudence de lecteur faire parler d’elle l’œuvre en tant qu’elle est ce qu’elle est comme elle est ; ne pas démonter le mécanisme de la montre, pour savoir d’où elle vient ou comment elle est faite, sans être sûr qu’elle puisse toujours donner l’heure[[Lors d’un séminaire sur San Antonio auquel était invité F. Dard on lui avait demandé ce qu’il pensait de ce qui en avait été dit. Il avait répondu, dit-on : « Vous démontez ma montre et ensuite vous me demandez l’heure… ». Mais cela veut dire aussi, pour moi : retenir chaque minute, chaque seconde du procès artistique, ne rien perdre de ce que l’œuvre peut donner, aux plans linguistique, syntaxique, sémantique, rhétorique, stylistique, de ses procédés, de son idiolecte, etc., me faufiler dans ses interstices, ses trouées, y ouvrir des chemins ; ne rien laisser échapper de l’étant pour faire qu’il soit en son être tel. Mais n’y aurait-il pas paradoxe entre laisser et faire être ?

A première vue une démarche qui cherche à ne pas contraindre son objet devrait se soutenir de la « Faculté de juger esthétique » de Kant. Or, très vite apparaît ce démenti de premier ordre, que cette attention portée à l’objet (au texte) est tout à fait contraire au jugement esthétique kantien qui exclut tout intérêt pour les propriétés de l’objet[[Kant, Critique de la faculté de juger, Vrin, 1984, p. 36, 50, 65, 70. La référence des pages concernant cet ouvrage sera indiquée dans le corps de texte.. Pourtant, défendant Kant à ce sujet contre Nietzsche, Heidegger ne va pas dans ce sens ; pour lui, éliminer l’intérêt pour l’objet ne supprime pas le « rapport réel à l’objet », « C’est justement en vertu du désintéressement que le rapport réel à l’objet entre en jeu. On n’a pas vu que c’est à partir de ce moment-là seulement que l’objet en tant que pur objet fait son apparition, que cet apparaître [ce venir au jour constitue le Beau[[Op.cit., p. 104.. »

Et Heidegger dit encore, à propos de la beauté indissociable de la vérité : « Le beau n’est pas seulement relatif au plaisir à titre, simplement, d’objet de celui-ci. Pourtant le beau réside bien dans la forme. Mais ceci seulement parce que jadis la forma s’est éclaircie à partir de l’être comme étantité de l’étant », c’est-à-dire que « l’être advint alors comme ειδος. L’ιδεα s’ordonne dans la μορφη [forme »[[« L’origine de l’œuvre d’art », op. cit., p. 92.. Ainsi, si la chose comme matière se montre immédiatement dans sa forme[[Chemins qui mènent nulle part, op. cit., p. 25., l’objet, selon Kant et Heidegger, apparaît d’autant mieux dans son désintérêt où se laisse dire sa forme et donc le beau. C’est dès lors bien du côté de chez Kant, où la question de la forme (et) de l’objet, leur dialectique, donne lieu au jugement et au jugement esthétique, comme ce qui laisse apparaître l’être à l’étant (c’est beau), qu’il faut aller regarder. Mais qu’en est-il en ce qui concerne plus précisément l’œuvre l’art ? Ce sera notre propos.

L’esthétique du jugement esthétique

S’il faut entendre par désintérêt que le jugement esthétique n’a pas d’intérêt direct et décisif pour la seule sensation ni pour le concept, il faut admettre que cela peut convenir à l’art, qui a souffert du rejet de toute théorie comme de son diktat. Mais il faut entendre aussi que le jugement esthétique kantien n’a pas de domaine particulier, qu’il n’est pas une théorie de l’art. Il découle de la faculté de juger qui, dans l’ordre de la connaissance, peut prétendre à un principe transcendantal propre entre l’entendement (théorie) et la raison (pratique), mais qui pourrait leur être indispensable dans le cadre d’un système métaphysique qui sonderait ses fondements ; quoiqu’en ayant certes dans le même temps valeur spécifique pour quelque territoire (P. 18,25 sq.). Il y a donc là un avantage certain pour l’art, puisqu’un espace est ouvert au jugement esthétique comme théorie possible de l’art, mais qui n’en serait pas sa théorie exclusive, et le relierait à une critique d’ensemble de la connaissance et de la raison… De plus, le jugement réfléchissant, qui est au principe du sentiment esthétique, et qui ne se déduit pas de la loi (jugement déterminant), mais procède de l’induction, part du particulier donné pour trouver sa règle, a tout lieu de satisfaire l’approche sensible qu’en tant que lecteur je requiers.

D’un autre côté, que le jugement de goût (esthétique) écarte le jugement de connaissance au profit exclusif du sentiment de plaisir (ou de peine ), c’est-à-dire de l’état subjectif du sujet (p. 49), suscite une équivoque qui est au cœur de la Critique kantienne. Elle réside dans la tension constamment reproduite entre la proximité de l’objet à l’intuition (il n’est pas d’intuition qui ne sous-entende pas son objet), et son concept déterminant a priori, tension que Kant exprime en disant que l’unité que réalise l’intuition doit être telle « qu’un entendement aurait pu la donner au profit de notre faculté de connaître » (p. 28) ; tension donc, dans cet « aurait pu », entre l’identité de convenance de l’intuition et du concept et leur séparation dans le jugement esthétique qui rejette le concept. La faculté de juger est ainsi un moment de la connaissance théorique et pratique, et tout à la fois, comme jugement esthétique, non seulement un moment autonome, mais un moment syncopé, arrêté dans son saisissement. Et ce qui doit nécessairement réunir les termes de l’antinomie est alors de simulation ; où il s’agit de faire comme si l’objet – du désir – isolé, oublié, ne l’était pas, et du point de vue de l’ensemble théorique-pratique qu’en définitive son jugement intègre, faire comme si il l’était (le beau hors l’entendement)[[Et ainsi de suite : comme si c’était l’entendement qui opérait, comme si le beau était la structure de l’objet, comme si mon jugement était celui de chacun, ainsi que nous le verrons.. Les quatre définitions de l’ « Analytique du beau », à la lumière de l’ « Analytique du sublime » et de « La Dialectique…», résument bien cette aporie : la satisfaction « sans aucun intérêt » n’est possible que du point de vue d’une intellectualité cultivée et morale donc intéressée ; le beau qui plaît « universellement et sans concept » ne peut plaire que selon une convenance avec l’entendement qui est la condition du beau universel ; la finalité du beau mais sans fin n’est possible qu’à la soumettre à une fin de la raison ; et le goût qui est satisfaction subjective doit être ramené au concept, sans quoi il ne pourrait être nécessité pour chacun.

Ainsi, cette syncope – qui implique tout autant la rupture que la continuité rompue – émane précisément du principe de l’a priori comme condition de possibilité de l’expérience, et du coup fait du caractère empirique et inductif de cette expérience une impossibilité de dépasser en elle-même – comme concept et comme affect – les dualités intérêt/désintérêt, sensation/concept, finalité interne/fin, individuel/universel. Elle creuse de ce fait l’espace entre les figures du sujet et de l’objet, en les excédant, tout en résorbant cet espace comme foyer du désir.

Développons brièvement. La nature (les objets, les oeuvres) est tellement grosse du divers, d’hétérogène, par rapport à l’entendement qui ne peut prendre pied dans l’expérience et ne peut tout subsumer sous ses lois, qu’il doit y avoir des règles empiriques, quoique selon un principe supérieur, mais réfléchissant, pour unifier ce divers (p. 28). Et c’est de la synthèse du divers dans la forme de la représentation que réside notamment le sentiment du beau. Ceci en postulant cependant que l’unification du divers par l’imagination, qui est une fonction de l’âme « indispensable , sans laquelle nous ne pourrions jamais et nulle part avoir aucune connaissance », « ne donne encore aucune connaissance » ; elle est « aveugle »[[Kant, Critique de la raison pure, PUF, 1990, p. 93. – car, en allant jusqu’au bout, la beauté est aveugle, l’objet ne peut être regardé. Ainsi le jugement esthétique doit s’arrêter là, au sentiment de sa forme ; condition de la connaissance il ne peut y accéder. Il nourrit dès lors un abîme définitif.

Dans cet ordre, la forme unitaire est limitation (p. 84), elle sépare, isole l’objet du monde sensible des objets, l’isole du sujet et « n’a d’autre mesure que le sentiment de l’unité dans la présentation (p. 148), « qui ne concerne que la finalité formelle » (p. 36). C’est là ce moment spacio-temporel de la représentation, où le divers est seulement « parcouru »[[ibid., p. 92., comme une vue, comme un paysage est une belle image, dirait Heidegger[[Kant et le problème de la métaphysique, Tel Gallimard, 1981, p. 149.. Certes, la synthèse fait ressortir, surgir, ce qu’elle unifie[[Ibid., p. 199. ; mais cette présence du divers, du singulier qui s’offre, n’est-elle pas victime d’une subreption, lorsque la satisfaction du sujet dans le sentiment du beau culmine dans la résorption du divers par la forme unifiante, et que de surcroît la condition du beau est que son plaisir soit unifié dans le partage par tout sujet qui juge (p. 37) ? Il y a de çà. Mais il y a surtout requisit de simulation d’identité de la forme universelle et du singulier ; car le sujet « doit croire qu’il a raison [faire comme si d’attribuer à chacun une satisfaction semblable », donc non singulière, et Kant parlera de l’objet « comme si le jugement était logique », non singulier, de même qu’il parlera du beau comme si la beauté était « une propriété de la chose » singulière, « une structure (Beschaffenheit) de l’objet » singulier (p. 56-57)[[Les crochets et les italiques sont de nous. (Donc : comme si se confondaient singulier et universel dans le repli du sentiment). – A propos du rapport forme/structure, on pense ici, à titre de comparaison, à Lévi-Strauss qui entend la forme « comme opposition à une matière qui lui est étrangère », la distinguant de la structure qui est « le contenu même, appréhendé dans une organisation logique conçue comme propriété du réel[[Anthropologie structurale deux, Plon, 1973, p. 139., et qui résout le problème par la structure comme résultat de procédures inductives. On est évidemment à mille lieues de la forme kantienne qui est une finitude accomplie, une plénitude du détachement, l’ « harmonieuse complétude » dans la non-connaissance[[A ce sujet voir Derrida, La Vérité en peinture, Flammarion, p. 102..

Ainsi, la forme kantienne comme lieu du beau – et le beau en tant qu’il est cette forme – est une contemplation qui se reproduit elle-même, analogue à un « arrêt de l’esprit », dit l’ « Analytique du beau » (p. 65), une « pause », traduit Lyotard[[Leçons sur l’Analytique du sublime, Galilée, 1991, p. 19, 21, 85. ; mais une pause est transitoire, et « arrêt » est peut-être plus adapté, car il s’agit de ce qui s’arrête là ; ou bien le beau a un au-delà qui aplatit son mystère sur l’éthique; ce qui ressortira de l’ « Analytique du sublime » et de « La dialectique » ; ou bien cet au-delà est l’énigme du beau lui-même, mais sa vérité est un indévoilable[[Voir Ph. Lacoue-Labarthe, « La Vérité sublime », dans Du Sublime, Belin, p. 124. et donc un préjugé (un arrêt précisément) qui interdirait de faire quoi que ce soit pour soulever le voile d’Isis[[« … je ne m’intéresse pas, surtout pas à moi en tant que j’existe, je-me-plaisà. Non pas à quelque chose qui existe, non pas à faire quoi que ce soit », Derrida, op. cit., p. 55., sauf à faire comme si l’entendement, comme si la structure, comme si l’universellement partagé… Certes, on comprend fort bien, et même « je » revendique que l’art ne puisse être réduit au concept, à la structure, ni à la sensation, et que l’indéterminé y détermine quelque chose d’essentiel pour notre expérience ; mais je suis doublement frustré : de ce que le concept n’y puisse pas oeuvrer librement, sinon par analogie, et de ce que la critique ne fasse que substantialiser un moment de l’expérience inconnaissable.

Kant résout l’antinomie du goût en le fondant sur un concept, mais un concept indéterminé, par lequel « rien ne peut être connu ou prouvé par rapport à l’objet, parce qu’il est en soi indéterminable et impropre à la connaissance » (p.164). Fort bien. Mais je ne suis pas plus avancé, si je ne peux pas essayer le concept comme outil de connaissance sous prétexte que l’objet n’est pas connaissable. L’esthétisation du jugement est ainsi un arbitraire ; si le concept est le principe général, la forme ou la dénomination valable pour plusieurs éléments singuliers, alors toute compréhension qu’on a d’un objet, d’une oeuvre d’art, implique un concept qui manifeste sous quelle règle il apparaît[[Voir Heidegger, Kant…, p. 153.. Avant même que je commence ma lecture, par exemple, de Corrections de T. Bernhard, je sais qu’il s’agit d’un oeuvre d’art, de littérature – et à supposer que je ne le sache pas, je le découvre en coordonnant ses propriétés et en établissant sous une règle générale leur ressemblance avec celles d’autres textes -, qui se définit sous la forme roman, c’est-à-dire selon des règles qui supposent certaines propriétés conventionnelles connaissables et certaines attentes, touchant à des concepts aussi bien qu’à des affects.

Là tout commence, et on voit mal pourquoi le plaisir devrait stopper son expansion au seuil de la forme logique d’une heuristique des propriétés ; pourquoi l’appréhension du divers devrait-elle ne pas donner lieu à une formalisation conceptuelle, même la sachant limitée. Le schème kantien offre toutefois un bon point de départ : il est homogène aux catégories et aux phénomènes, lie l’intellect au sensible, fournit une règle, soit l’idée générale qui rend possible l’expérience[[Voir Critique de la raison pure, p. 150., et suscite une souplesse de pensée. Evidemment, le schématisme ne permet pas d’accéder à la dimension symbolique essentielle à l’œuvre d’art, il ne fait qu’ouvrir au travail du concept susceptible de traverser le plaisir contemplatif en laissant à son arrêt le saisissement premier du beau ; mais il fait place à la disposition de quelques compétences cognitives qui me font savoir que, lisant Corrections, je lis un certain type de récit impliquant des règles génériques et la spécificité d’agencements textuels internes auxquels je serai attentif.

Partant, des voies se dégagent : en passant outre à une « logique générale » qui exclut le concept empirique et le jeu des sens, de l’imagination, la mémoire, les habitudes, etc., une « logique appliquée » peut oeuvrer qui « concerne les règles pour aborder un certain type d’objets », et qui formerait l’organon de telle ou telle science[[Ibid., p. 77. – ici dans le sens de ce qu’ont fait, par exemple, les Formalistes russes, le structuralisme, la sémiotique, la narratologie… Par ailleurs, à partir des schémes s’animent les Idées qui ont un pouvoir interprétatif ou régulateur – qui pourrait jouer, par rapport à ceux-ci, comme les connotations par rapport aux dénotations, pour évoquer la linguistique de Hjeklmslev, par exemple[[Prolégomènes d’une théorie du langage, Minuit. -, suscitant des significations que ma faculté de juger n’aperçoit pas a priori nécessairement, c’est-à-dire qui ne sont pas forcément nommées d’abord et dont elle établira le sens peu ou prou, au gré de ce que le texte recèle d’être possible ; certes sans garantie de connaissance déterminée. Cependant, ce qui commence lorsqu’on ne s’arrête que pour ôter à l’objet (l’œuvre) son linceul de beauté, c’est la perception de ses trouées, des chemins de traverse où peut sillonner l’expérience esthétique, pragmatique et heuristique, comme approche du travail du sens dans les oeuvres.

En raison de ce qui précède, le désintérêt kantien n’apparaît pas vraiment comme ce qui ouvre à un regard qui laisserait se dire l’œuvre ; le détour par la forme en tant qu’apparition du pur objet, comme le pense Heidegger, rend certes présente une finalité du beau en ce qu’il a de supra-sensible qui fait partie de l’indicible de l’art, mais en revanche il neutralise l’expérience esthétique dans un C’EST BEAU tautologique. L’énoncé est fascinant parce qu’il recèle tout l’indépassable indéterminé qui s’agite dans l’art, mais je suis aussi inquiet que rassuré que telle oeuvre soit une complète harmonie, une parfaite « tautégorie »[[Lyotard, op. cit., p. 26.. Mais, quoiqu’il en soit, le sentiment du beau, en son arrêt, ne laisse pas l’œuvre être à elle-même, il la clôture sous la housse de la synthèse, et la résume dans la satisfaction a priori, qui ne saisit pas la loi mais en admet le principe pour établir un ordre de son objet comme si il était connaissable. On est dans ce terrain vague d’où on a évacué les objets pour cause d’inconnaissabilité, mais pour les faire revenir comme si ils étaient connaissables ; c’est-à-dire qu’en fin de compte, pour entrer dans le plausible, il faut faire comme si les objets étaient inconnaissables. Le jugement réfléchissant est une subjectivité qui tourne à vide si on s’y confine (quoique culturellement saturée, nous le verrons), et c’est son déplacement dans l’« obligation » du partage universel qui lui tient lieu d’hypostase, ou d’objectivité. Or si du beau on ne peut effectivement énoncer la règle, puisqu’il oscille entre sentiment et concept, singulier et universel, et s’il n’est pas souhaitable d’en faire tout simplement l’économie, car il est le moment de l’irréductible de l’œuvre, ce n’est pas une raison suffisante pour s’arrêter là, au contemplatif syncopé, qui ferme le bec à une intersubjestivité argumentative, et pour faire du désir de la lecture un mutisme qui serait le langage du beau.

Cette syncope du beau, c’est ce qui fait également du sujet du goût un sujet qui lui-même est une forme – vide – pour lui-même et seulement formateur d’une synthèse, inconnaissant et inconnaissable, dont les Idées ne sont que régulatrices et non constitutives, pour paraphraser Kant : un sujet qui a le « devoir » de faire comme si il était substantialisé selon l’impératif universel. Ce qui implique le sujet – culturel (l’honnête homme) dans un devoir-faire comme si son credo téléologique (Dieu) ne lui laissait que le privilège obligé de son arrêt contemplatif, hors de l’expérience, de la jouissance et du concept qui suspendraient l’effet beauté le temps que la lecture de l’œuvre fasse le chemin de la réécriture de son divers, sans s’arrêter.

Le passage à l’art

Qu’est-ce donc que ce jugement esthétique kantien qui ne veut rien connaître de son objet, est désintéressé, n’a pas de fin, et qui cependant prétend à l’universel et au nécessaire ?

Dans l’ « Analytique du beau » le jugement de goût est désintéressé, mais il ne s’ensuit pas, nous dit Kant dans l’ « Analytique du sublime », qu’ « une fois qu’il a été porté comme jugement esthétique pur, aucun intérêt ne puisse y être lié » (p. 129), indirectement certes, mais relativement à l’existence de l’objet et non seulement à sa forme, même si c’est sans attrait sensible et sans aucune fin. Le goût peut donc avoir affaire avec quelque chose d’empirique, par exemple, la vie sociale. Il ne faudra toutefois pas confondre l’inclination naturelle, qui Pourrait drainer toutes tendances et passions – que diable ! – et le jugement esthétique qui est transcendantal, en sorte que si un intérêt devait être découvert au beau, ce serait dans la mesure où il ouvre au sentiment moral. – C’est ainsi que le jugement esthétique prend la place de l’anneau central (Mittelglied) dans la chaîne des facultés humaines ; et qu’on retrouve l’ambivalence kantienne, Puisqu’en même temps l’a priori préserve le désintérêt, et que l’autonomie du beau comme sentiment du goût aurait une « activité finale » (§ 41) dans la perspective de la faculté de désirer (morale-pratique).

Ce n’est pas un secret qu’il y a une antinomie du goût chez Kant ; mais si elle est explicite dans « La dialectique du jugement esthétique », son implicite excède le conflit des facultés et ressortit – dans ce qui nous intéresse pour l’instant – à un habitus culturel, lequel s’énonce comme intérêt intellectuel. C’est ainsi que prendre intérêt au beau est signe d’un caractère « moral bon », et que l’intérêt immédiat pour la beauté de la nature est un intérêt intellectuel, n’est pas confiné au goût et est toujours le fait d’une âme méritoire. Dès lors, le privilège de la nature sur l’art c’est précisément qu’elle s’accorde avec une manière de penser éclairée, celle d’hommes qui ont « cultivé leur sentiment moral ». Celui qui, « connaisseur de l’art », sait le juger avec « exactitude » et avec « la plus grande finesse », laisse là la vanité de ses connaissances pour se tourner vers la nature, celui-là accède à la faculté de juger intellectuelle ; non pas en ce qu’il est justement fin connaisseur, mais en ce que sa satisfaction a priori s’accorde à un intérêt relatif à l’objectivité de maximes pratiques. Il s’agit donc d’un intérêt supérieur qui ne convient qu’à ceux « dont la manière de penser est déjà formée au bien ou tout particulièrement disposée à recevoir cette formation », laquelle convient à « l’humanité en général » (§ 42). Et, dans le même sens, au niveau plus élevé du sublime, sans « développement du Idées éthiques, ce que, préparé par la culture, nous nommons sublime ne paraîtra qu’effrayant à l’homme inculte », « parce que le jugement sur le sublime de nature a besoin d’une certaine culture », plus encore que le beau. C’est une question de « nature humaine », nous dit donc Kant (§ 29).

On sait évidemment toute l’importance chez lui du jugement esthétique comme jugement des hommes seuls capables d’un idéal de beauté et de perfection (p.74). Mais ce n’est pas le seul aspect : Kant sait fort bien que le sentiment du beau n’est pas identique au sentiment moral, et que l’intérêt pour les beautés de l’art « ne donne aucune preuve d’une pensée attachée au bien moral » (p. 121). De là à déduire que cet avatar culturel qu’est l’art dévie de la nature humaine, il n’y a qu’un pas. Quant à cette dernière, elle connote moins, chez Kant, des traits spéculatifs de l’espèce que des déterminations culturelles, notamment assimilables à l’idéal de l’honnête homme du XVIIè siècle. En tous les cas, son effet de sens correspond bien à cette position de l’aristocratie qui développera contre l’absolutisme la revendication d’une large culture mais sans ostentation et devant paraître naturelle[[Voir Peter Bürger, < < Pour une critique de l'esthétique idéaliste », dans Théories esthétiques après Adorno, textes édités et présentés par R. Rochlitz, Actes Sud, 1990, p. 195.. Ici trouverait-on nichée l'antinomie qui fait apparaître que l'intérêt intellectuel-moral du beau est le corrélat du désintérêt et à l'absence de fin qui le consacrent. Il n'est pas douteux que le beau kantien doit avoir ce caractère non construit et donc de finalité naturelle-humaine. Or, chez Kant, les « fins suprêmes de la nature humaines » comme fins de la Raison, sont toujours celles de la Nature comme création (d'un auteur intelligent, Dieu). C'est là qu'il faut voir cette infériorité où Kant place l'art par rapport à la beauté de la nature ; puisque l'homme est également un être inconditionné et sensible selon les fins dernières de la création (237, 25 sq), il peut donc faire défaut à l'éthique comme Kant l'a remarqué pour l'art. En ce sens l'esthétique du philosophe est plus appropriée aux choses de la nature qu'à celles de l'art. Je peux me trouver devant un étang berrichon, où la synthèse de mon imagination opèrera en soustrayant le divers à sa dispersion ; c'est-à-dire que le divers est parcouru de mon regard puis rassemblé dans l'Un que mon sentiment du beau forme : je perçois l'étendue calme de l'eau, limitée par des pâturages où paissent des vaches blanches, et par les saules et les roseaux, sous un ciel bleu lumineux ; et je dis : c'est beau ! Je sais ce que font là les vaches, je sais l'utilité de l'étang, je sais qu'il recèle du poisson, du canard sauvage, des poules d'eau. Mais mon jugement réfléchissant exclut l'objet de la connaissance, et mon intuition « saisit et embrasse " directement " et d'un coup le divers qui s'offre à elle »[[Heidegger, Kant..., p. 235., le beau entraînant « directement un sentiment d'épanouissement » (p. 85), qui résonnera comme une grandeur supérieure, voire morale, dépositaire et destinatrice des fins de la raison humaine - dans le cadre d'une certaine culture, faut-il ajouter. Mais si je peux réagir ainsi avec les choses de la nature, je ne le peux pas avec celles de l'art. On verra pourquoi. On comprend bien le caractère originaire et final qui fait la docilité de la nature à sa représentation et le « privilège de la beauté naturelle sur celle de l'art » (p. 132) pour l'homme cultivé. L'art a beau avoir cette proximité avec la nature d'être le fait du génie médiateur et promoteur des lois de celle-ci (§ 46), il ne dispense pas pour autant le bien moral. Or si la faculté esthétique pose elle-même sa loi, elle doit néanmoins s'accorder, comme à une maxime, à l'assentiment de tous, qui est l'« intelligible » commun à toutes les facultés supérieures de connaître, et sans lequel des contradictions naîtraient qui compromettraient la prétention transcendantale qu'élève le goût, c'est-à-dire de s'accorder à une connaissance - non théorique mais - comme « principe de la détermination pratique de ce que l'Idée de l'objet doit être pour nous, ainsi que de son usage final » (p. 175). En deux mots l'autonomie de l'art ne doit pas l'entraîner hors du consensus - que celui-ci soit empirique ou a priori ne changeant pas grand chose au principe[[Sinon que le consensus empirique, de nos jours, pose la question du marché, et donc du fétichisme de la marchandise ; ce qui ne saurait être oublié dans une étude sur le partage actuel du sentiment esthétique.. Chez Kant, le beau a donc commerce avec les Idées de la raison, dont le concept des objets est imprésentable (p. 145), ou dont les présentations (hypotyposes) sont symboliques et ne peuvent se rendre sensibles que par analogie, sans correspondance directe (comme dans le schème) avec un concept (§ 59). Il en résulte que dans la mesure où l'art est exemplaire et original (p. 138), et produit des « attributs » à l'objet symbolique (p. 145), il s'ouvre dans cet écart à la présence de l'objet (l'œuvre) comme structuration et comportant des propriétés autonomes. Et c'est bien sur la base de cette expansion du signifiant artistique (qui chagrinait déjà Platon[[On pourrait en effet voir une similitude, par un certain côté, avec le discours de Platon sur le « récit simple », indirect, qu'il oppose au << récit imitatif », qui fait parler des voix extérieures au discours de l'auteur, donc sans les soumettre au contrôle de sa raison. que Kant pose dans l'esthétique la proximité et la séparation art/nature). Fondamentalement, pour tenir dans l'esthétique kantienne, l'art doit être indissociable de la nature et de son aura : paraître aussi libre de contraintes que s'il s'agissait du produit de celle-ci : mais réciproquement la nature n'« était » belle que lorsqu'elle « avait » l'apparence l'art - curieux imparfait qui ne fait rassembler la nature à l'art que lorsqu'il lui ressemblait encore -. Art et nature se simulent l'un l'autre : elle fait comme si elle était intentionnelle, il fait comme si il était naturel. Cependant, l'art est artificiel (artis factum) et il faut le savoir, dit Kant, ne serait-ce que pour évaluer sa part de liberté et d'adhésion à la Nature : l'art n'est beau que si « nous sommes conscients qu'il s'agit d'art et que celui-ci nous apparaît en tant que nature ». C'est donc en tant que « l'art a toujours l'intention de produire quelque chose », que paradoxalement sera apprécié son paraître naturel, sa faculté de ne pas paraître intentionnel, à l'instar de la culture pour l'honnête homme. - Plus techniquement, la « règle scolaire » qui produit l'artifice doit disparaître au profit d'une simulation de l'accord avec les règles de la nature. En outre, l'art sera apprécié à sa capacité de ne pas produire du plaisir pour les sens, de la seule jouissance, et de ne pas produire d'objet déterminé, car nous serions dans le concept; dans les deux cas il ne s'agirait plus de jugement réfléchissant, plus de beau, mais de l'« art mécanique » (§ 45). Tandis que le privilège de l'art comme beauté pure sera ce jeu de miroir où l'être art de l'art paraît dans la mesure de sa capacité artistique à faire comme si il n'était pas ce qu'il est. C'est en raison de cette hybridité que l'art ne peut inspirer un intérêt immédiat pour le beau (où beau et élévation morale se conjuguent) comme la nature, selon le beau classique. Ainsi l'art aurait comme un défaut : pour être beau il ne peut pas être ce qu'il est. S'il ressemble trop à la nature, c'est en tant que nature qu'il sera apprécié, comme les raisins de Zeuxis, et s'il est apprécié en tant qu'art ce ne peut être pour lui-même mais pour une fin - un intérêt - autre, et il devient médium, cesse d'être en soi final. Certes, ajoute Kant, la nature aussi intéresse pour autre chose, l'Idée morale, mais en elle ce qui intéresse immédiatement « ce n'est point l'objet » (p. 133). Tout est donc là : dans l'art, quand bien même il est pour autre chose, on butte sur l'objet (l'œuvre), sur ses propriétés structurelles et autotéliques. Encore une fois, l'art cadre mal avec l'esthétique kantienne; car s'il est « en lui-même final » (p. 137), c'est dans la mesure même où ses œuvres ne le sont pas, sont aussi (pour) autre chose ; et si elles se conforment à la finalité que le libre jeu de l'imagination leur confère, elles peuvent (doivent) être morales mais peuvent ne pas l'être. Autrement dit les oeuvres, comme objets symboliques, sont susceptibles de tous les parcours, de toutes les lectures, et donc de se présenter une beauté qui n'a que peu de chose à voir avec la morale élevée de l'homme cultivé. L'art dans ses artefacts est une menace pour la contemplation quiète, et Kant, nous l'avons vu, le sait bien qui reconnaît peu de morale aux beautés de l'art (§ 42). Au fond, il ne craint pas tant l'intérêt que le désintéressement vis-à-vis du désintérêt qu'il postule dans son esthétique. C'est dès lors la nature, via le génie, qui doit donner sa règle à l'art comme production d'objets. Mais le génie, qui est par nature inventif, n'a pas l'esprit d'imitation, et ses expériences en constructions possibles perturbent Kant. Car « une beauté naturelle est une belle chose ; la beauté artistique est une belle représentation d'une chose ». L'art est une représentation donc une production de significations et « exemplaire », donc passible d'écarts par rapport à la nature et à la morale. Ainsi, s'il n'y a pas besoin de concept pour aborder les choses de la nature, par contre, puisque l'art est intention et suppose (comme harmonie du divers) une fin interne, il faut qu' « un concept de ce que la chose doit être soit préalablement mis au fondement ». L'art est donc conception, et comme tel il doit être jugé selon sa « perfection ». Et c'est de là que vient sa supériorité éventuelle sur la nature : en tant que « forme de la représentation d'un concept » (p. 142), forme d'une forme, donc présentation, il peut donner des choses une « belle description », parfaite (interne) et morale (pour autre chose) - ou non. C'est pourquoi le goût - qui n'est pas productif - ne suffit pas à cette belle formation qu'est l'œuvre d'art, car le goût peut n'avoir pas d'âme. Et c'est alors que Kant, confronté à l'œuvre comme artefact, ne pouvant plus tout simplement soumettre le beau artistique au beau naturel comme principe (p. 172), légitime la forme pour autre chose par l'intérêt pour la perfection de la belle représentation, indirectement lié à la raison-pratique (§ 47, 48). Il demeure cependant que pour l'essentiel l'art consiste dans la forme ; ce qui veut tout aussi bien dire qu'il est production de formes-objets (les oeuvres), que forme (a priori) avant d'être objet, donc forme retirée de l'objet. Dans les deux cas la forme peut se gonfler du plaisir, qui est culture, est intellectuel et « dispose l'âme aux Idées » et donc aux « Idées morales » (§ 52). La notion d'Idée esthétique (l'âme comme faculté de l'esprit) est intéressante, dans la mesure où Kant l'entend comme ce qui « donne beaucoup à penser » (p. 143) mais sans concept, tout en l'associant à l'Idée de la raison à laquelle, on le sait, aucune intuition ne peut être adéquate que par analogie, soit symboliquement (§ 48). L'imagination créatrice est donc ce qui, hors du concept déterminé, est susceptible de produire librement et sans limite une foule de représentations diverses et partielles qui rivalisent avec la raison en dépassant la nature ; elle est présentation, sous forme d' « attributs » autour de l'objet, d'un concept inexponible (§ 49). Mais c'est précisément dans cette rivalité avec la raison que le libre jeu des formes, prolifération du signifiant, se trouve être non pas exalté, mais balisé par crainte que sa disproportion d'avec l'entendement cesse d'être reconnaissable par celui-ci comme partenaire[[Lyotard,op. cit., p. 96.. La beauté de l'art dès lors n'exige pas tant l'originalité et la richesse des Idées que leur conformité à la légalité de l'entendement ; c'est ainsi qu'on reconvoque le goût, propre au génie, pour lui rogner les ailes, le civiliser et le polir (§ 50) - ce que J.-L. Nancy appelle le sacrifice du génie dans la troisième Critique[[Le Discours de la syncope, I, Logodaedalus, Aubier-Flammarion,1976, p. 128.. Par exemple, la poésie, qui est au premier rang des beaux-arts, élargit l'âme en donnant la liberté à l'imagination mais en s'accordant aux bornes d'un concept donné (p. 154). C'est pourquoi que le dernier paragraphe de la « Critique de la faculté de juger esthétique », qui oppose le schème et le symbole, et pose la question de l'art comme hypotypose (le poète ose donner une forme sensible aux Idées de la raison, p. 144), ne sert pas tant à exposer la spécificité de l'œuvre artistique, qu'à relier l'art à la nature (« idéalité de la finalité du beau dans la nature est le principe, que nous mettons toujours au fondement dans le jugement esthétique... », p. 172), et au mode de contemplation, intellectuel et cultivé, qu'elle suscite. Il est effectivement fondamental de rapporter l'art à une « représentation indirecte d'après une analogie » (Au schématisme correspond l'intuition a priori d'un objet liée à un concept de l'entendement, tandis qu'au symbolisme correspond un concept de la raison auquel n'est lié aucune intuition sensible, si bien que la représentation sensible n'est qu'indirecte et analogique). Mais en l'occurence cela sert Kant pour faire du beau le symbole du bien, et ainsi lui trouver sa dimension universelle dans l'assentiment esthétique valable pour chacun, soit comme objectivité morale (§ 59). Ce qui lui permet en Appendice, dans une visée propédeutique, de faire valoir le réquisit de perfection comme culture de la faculté de l'âme grâce à ces connaissances préliminaires, que l'on nomme : Humaniora..., apanage de l'honnête homme. Kant sans Kant On ne peut aujourd'hui moins que jamais contourner les quatre moments de l' « Analytique du beau », en ce qui concerne la lecture des oeuvres d'art. On ne peut que savoir gré à Kant - même si ce fut dans les limites du goût de son temps - d'avoir été sensible à ce qui s'amorçait alors dans l'esthétique et d'avoir posé les termes de ce qui allait être le statut de l'art moderne, qui est interrogé avec une nouvelle vigueur par l'art contemporain. Les questions du désintérêt, du jugement sans concept, de sa finalité sans fin, de son partage universel et de sa nécessité sont en plein ses problèmes. Il faut partir de Kant même s'il faut arriver ailleurs. Au vu de ce qui a été dit ici, c'est certainement le point critique de l'esthétique kantienne. En reléguant l'objet esthétique sous les limbes du sentiment de plaisir, Kant réduit ses propriétés structurantes, sa loi (comment il est fait), à la forme d'une représentation qui résorbe dans son nappage unificateur toute jouissance pragmatique et heuristique de la lecture, au profit du moment saisissant et contemplatif, soit de l'arrêt du désir[[Parlant de l'effet du beau sur le désir, Lacan y voit un caractère subjuguant; le désir n'est pas << complètement éteint par l'appréhension de la beauté », mais il a le sentiment du « leurre ». Il y aurait deux faces du désir confronté à la beauté : Extinction ou tempérament », Le Séminaire, livre VII, seuil, 1986, p. 291.. Il dénie implicitement par là à toute oeuvre - tout texte - sa structure et sa vocation dialogique (Bakhtine), c'est-à-dire d'être un carrefour où se croisent et se sédimentent quantités de textes artistiques et non-artistiques dans un texte singularisé, et à la lecture d'être à la fois une voix idiosyncrasique et le lieu de passage, de résonance et de partage de voix multiples, quotidiennes, poétiques et théoriques ; certes s'il y a du beau pour Kant c'est dans le désir de l'autre - l'attribution à chacun de mon sentiment, mais - en oblitérant l'expérience effective de ma quête dialogique du sens. En couvrant l'objet-oeuvre, la forme kantienne empêche la lecture d'infiltrer ses interstices, de sillonner ses champs et de négocier ses résistances, et donc d'aller et venir d'un texte (artistique, idiolectal, social) à l'autre, d'une lecture à l'autre. Faute de cette expérience, elle se substantialise par le « sens interne » (conscience du sujet), c'est-à-dire au gré d'une intellectualité morale où le désintérêt vis-à-vis du divers, des strates de l'œuvre et de leurs connections, ne serait pas l'intérêt du sentiment universel a priori (où on retrouve le jeu des comme si ; comme si le désintérêt, comme si l'intérêt). Il y aurait en effet dans le « c'est beau » apodictique quelque chose de monstrueux, de monstrueusement séparé, la syncope qui, ainsi que le suggère E. Escoubas, ferait du sublime l'origine du beau[[Imago mundi, topologie de l'art, Galilée, 1986, p. 39., le mettrait au diapason de l'absolu et de la mort, au sens de Lacan. Moment incontournable mais dépassable. Témoignerait de cet arrêt du désir, l'exemple des Pyramides d'Egypte. Contrairement à l'évaluation mathématique de la grandeur de l'objet qui est déterminée par le nombre et peut aller à l'infini, son évaluation esthétique comprend un maximum qui est son absolu; cela vient de ce que dans l'intuition la capacité de l'imagination à saisir un tout est limitée : si l'appréhension partielle des éléments est illimitée, par contre sa compréhension en tant que synthèse est limitation formelle qui donne l'Idée du tout, s'arrête à un moment indépassable elle laisse des éléments en chemin. D'où l'émotion sublime. Suivant les lettres de l'égyptologue (Savary), Kant relève que pour ressentir toute l'émotion que procure les Pyramides, il faut être ni trop près ni trop loin, sans quoi on ne peut saisir leur grandeur : de trop loin on manque les détails constitutifs de l'ensemble, et donc le plaisir ou l'émotion du moment où l'imagination effectue la synthèse du divers; de trop près, l'imagination captant un élément puis un autre, s'épuise à ne pouvoir les rassembler dans une totalité unitaire : le temps de l'opération est tel que les premiers éléments se sont évanouis quand les derniers sont appréhendés (§ 26)... Il y a effectivement quelque chose d'émouvant dans cet effort de trouver la bonne distance où doivent coïncider les parties et le tout dans l'instant du beau, ou dans la stupeur sublime à n'y pas parvenir. Et il est vrai que ce moment de la bonne distance à trouver pour capter l'objet d'un « coup d'œil », non seulement est respectable, mais il est le commencement inouï et inoubliable - qui ne doit pas être oublié - du sentiment esthétique sans quoi il ne peut y avoir de plaisir à la promenade heuristique ou à l'investigation pragmatique de l'œuvre. Mais dans le même temps, il y a fétichisme à vouloir arrêter le processus au « c'est beau » survenu. Et si le moment du saisissement du sublime, ou de l'éblouissement du beau relatifs à l'intuition d'un seul coup d'œil, est particulièrement prégnant en ce qui concerne les objets visuels (de la nature ou des arts plastiques), la bonne distance requise par la beauté est infiniment plus problématique en ce qui regarde les arts dont la lecture est linéaire, c'est-à-dire qui réclament une recomposition temporelle telles la musique et la littérature. Ici la bonne distance doit à chaque étape de la lecture être réévaluée en fonction de l'intellection qui affronte des coordonnées textuelles dispersées le long du récit. - Par exemple, pour s'en tenir au niveau thématique, dans Corrections, les motifs (le manuscrit de Roithameur, la mansarde Hôller, le Cône, la sœur, Altensam, la rose de papier jaune, l'oiseau noir, l'Autriche, etc.) constituent des thèmes récurrents dans une anachronie généralisée ; d'une part le discours répère obsessionnellement les mêmes choses, d'autre part il fonctionne par paralypses (passe à côté de données qui viendront à un autre moment). Il faut donc à tout moment aborder le divers et rassembler les moments du récit. Par ailleurs, la lecture ne séparant pas les niveaux textuels, il faut comprendre la totalisation à - et de - tous les niveaux : thématique, sémantique, syntaxique - stylistique (pour Corrections : compulsions, répétitions, multiplicité des voix), etc. ; totalisation qui ne pose pas que des questions syntaxiques de rassemblement de séquences, mais des questions intertextuelles qui impliquent la lecture dans les rapports culturels, cognitifs, affectifs, etc. Ceci pour dire que la promenade heuristique dans le divers de l'œuvre, et du divers où elle se trouve inscrite, suppose le respect et l'exploitation de la diversité comme singularités à sauvegarder, et de tirer les fils qui connectent ce divers avec une foule d'autres choses extérieures (la semiosis illimitée - V. Eco) qui participent de son sens. Et cette lecture centrifuge est simultanée à la compréhension du tout du texte, dans sa limite, comme forme suscitant le sentiment du beau en sa clôture nécessaire à chacune des étapes de la lecture - et préfigurant sa clôture et son ouverture dans une fragile limite... Mais, qui croise la recherche de la bonne distance - ressemblant finalement à un y toucher sans y toucher -, se pose la question du concept. Il ne s'agit pas du concept qui résout l'antinomie du goût, mais du concept se rapportant à l'intuition où s'indique l'objet. Ici la distance que maintient Kant au niveau de la synthèse (compréhension) ou se forme et s'arrête le plaisir de l'imagination, est bien le point « aveugle » de la connaissance[[Critique de la raison pure, op. cit., p. 93., qui est la condition de celle-ci, mais n'y mène pourtant pas. C'est là la syncope où le jugement esthétique est tel parce qu'il n'est pas concept, tout en faisant comme si. Certes, mais: ou bien la connaissance commence par les sens (Kant), et dans son cheminement vers l'entendement elle est une connaissance a priori qui n'est pas trancendantale ; elle met en oeuvre des principes relatifs au particulier dans le général, ne fait pas abstraction des contenus de connaissances, lieu logique où entrent « plusieurs connaissances », et la synthèse du divers donne déjà un début de connaissance « grossière et confuse », à laisser où non ensuite à l'analyse[[Ibid., p. 79, 93, 236 et passim. suivant qu'on veuille poursuivre ou s'arrêter, au gré du plaisir de la découverte des règles (p. 34), quitte à rester dans l'indétermination (p. 164). Ou bien la synthèse compréhensive ne donne aucune connaissance et toute étape de l'entendement ou des catégories liés aux phénomènes ne donneront jamais que les conditions de possibilité d'une connaissance. Il ne s'agit pas ici de trancher définitivement. Simplement, il convient de prendre en compte qu'à partir du schème, la lecture (l'imagination esthétique) saisie en son travail, n'arrête pas nécessairement son parcours à l'effectuation de l'unité de la forme ou du beau ; quoique sans pouvoir de détermination, et sans preuve, il est de son ressort de participer de la parole ou de l'écriture de l'œuvre. Et si le principe de l'Idée esthétique ne peut devenir une connaissance, parce qu'elle est inexponible (p. 167), le parcours heuristique que suscite la stratégie de l'œuvre, dans l'ordre même de la synthèse qui met ensemble des éléments divers, peut tirer parti, plaisir et sens à dilater le texte, remplir et même creuser ses trous, produire des connexions, externes comme internes, à partir d'affects particuliers, de connaissances logiques, de concepts généraux, qui feront de la lecture une mise au jour de réseaux de sens - plutôt que de faire une pause définitivement esthétique à la distance respectable où le beau peut se complaire à être beau tout uniment. Baudelaire avait bien vu le problème du beau en disant : « le beau est toujours, inévitablement, d'une composition double, bien que l'impression qu'il produit soit une : car la difficulté de discerner les éléments variables du beau dans l'unité de l'impression n'infirme en rien la nécessité de la variété dans sa composition »[[Le Peintre de la vie moderne, Pléiade, p. 1154.. C'est ainsi qu'à partir de ce qui est intuitionnable et connaissable à certains niveaux, dans la diversité du divers, il sera possible de présenter, par induction, quelque analogie transcendantale avec quelque Idée générale, relative au caractère symbolique de l'œuvre d'art. Corrections. Abordant cet écrit, j'ai pour principe de ne pas le forcer, de ne pas lui imposer mes instruments. Je ne suis néanmoins pas sans bagage et peut-être suis-je armé : je sais que ce récit est ce qu'on appelle institutionnellement un roman ; je connais quelque peu l'évolution du genre, et je possède quelques compétences théoriques. J'entre donc en matière, en lecture, comme l'homme de Kant, avec un bagage de connaissances et de sensibilité culturellement déterminés. C'est donc comme celle d'un sujet meublé que mon intuition appréhende ce qu'elle distingue successivement comme divers, et que mon imagination lie les parties de celui-ci dans une substance et un style littéraires propre, que je saisis dès les premières pages. Cela me plait, et j'ai le sentiment qu'au-delà de mon seul sentiment, un sens émane de ma lecture et qu'une certaine convenance avec l'entendement, voire avec une idée du monde que je partage avec une communauté d'intérêts socio-affectifs, devrait être partagée par chacun. Et je dis : c'est beau ! J'ai tenu là la distance d'un sentiment d'ensemble ; et je peux la garder en continuant ma lecture. Mais j'ai déjà fait un travail, et dans la mesure où j'éprouve du plaisir, idéalement je ne veux pas laisser échapper quoi que ce soit que le texte serait en mesure de proposer qui nourrisse mon sentiment. J'ai cette satisfaction saisissante de voir qu'à ma lecture des moments s'agencent dans l'unité d'une forme spécifique et finale en une pleine densité et je trouve là une promesse de bonheur, un petit morceau d'absolu. Mais en raison même de cela je ne saurais me suffire d'une lecture qui culmine dans le mutisme unitaire du sentiment tautologique, qui ferme ce « jardin en caractères écrits » (Platon) à toute promenade, ou qui m'empêche, comme dirait plus hardiment Lacan, de « casser les cailloux sur la route du texte »[[Le Séminaire, livre VII, op. cit., p. 330.. Et si l'appréhension du divers est inhérente aux objets comme phénomènes, elle ne culmine pas tout uniment dans leur synthèse. Il est important de trouver la règle d'organisation des oeuvres d'art comme objets construits ; mais cette règle est aussi, inductivement, celle du divers, c'est-à-dire de discontinuités et donc d'altérités. Ici commence un parcours qui n'est pas seulement celui du sentiment mais celui qui y mêle de la connaissance, et fait du texte quelque chose de connaissable, quitte à ce qu'il ne soit pas, bien heureusement, réductible à son être connu. Le divers comme son unité se reconstruisent et se préservent dans la lecture investigatrice. Lorsque je commence la lecture de Corrections (pour m'en tenir qu'à son début, reproduit ici en fin d'article), je lis l'inchoatif Après une pneumonie et j'attends ce qui succède. Mais je suis surpris précisément par le divers : au lieu d'entrer dans l'après, je reçois quantité d'informations autour de l'avant, la pneumonie : son évolution, son aggravation et sa cause, le temps et le lieu de l'hospitalisation, la réputation de l'hôpital et sa proximité de mon village natal ; toutes choses dont je saisis mal l'intérêt immédiat pour le récit que cet Après embraye. Il s'agit d'une analepse qui amorce des virtualités de parcours narratifs, et qui semble avoir affaire en premier lieu avec cette incrustation pressée et pesante qui ouvre sur la biographie du narrateur qu'on retrouve quatre lignes plus bas à un détour négatif ; il ira à la mansarde Höller sans faire un détour par Stocket, chez mes parents. Je sens que je ne suis pas dans l'ordre d'un énoncé objectif, référentiel, qui donne les éléments d'une lisibilité diégétique directe ; et si de surcroît j'ajoute la répétition d'incises du type comme on les appelle..., comme on appelle son métier, etc., je pense à un discours où domine la logique de l'énonciation qui organise ici le récit selon le principe d'association d'observations thématiques, de compulsions et, avec les incises, d'un discours systématiques soupçonneux vis-à-vis du langage usuel ; ce que confirme cette énonciation trangressive de la règle médicale et appuyée : je m'étais rendu immédiatement... dans la maison Höller non pas fin octobre comme les médecins me l'avaient conseillé, mais dès le début octobre comme je voulais absolument, sous ma propre responsabilité, comme cela s'appelle... Je n'ai pas beaucoup avancé dans ma lecture, mais avec ce sentiment que j'ai d'une écriture qui cumule quantité d'informations éparses autour d'un discours performantif tendu et soutenant un rythme sans temps mort dans l'indifférence d'une certaine grammaticalité du récit, je dis : c'est beau. Mais la synthèse que j'opère à partir de cet énoncé est perlée de mon expérience de la lecture (de l'écriture de T. Bernhard - je connais d'autres textes de lui -, du monologue chez Joyce, de la « mémoire involontaire », a-causale chez Proust, de la subjectivité dans le roman moderne, etc.) ; et c'est de cette connaissance que je tire ma satisfaction, qui est du même coup l'affinité que j'ai avec une façon de percevoir et d'apprécier la littérature, que j'attribue également à d'autres lecteurs. Cela me donne, comme dit Kant, beaucoup à penser - c'est notamment en cela que c'est beau -, et pourtant je ne compte rien prouver par des concepts ; mais j'en mets en oeuvre - si concept veut dire relier divers éléments sous une règle générale - et je rends peu ou prou le texte connaissable, et connaissant. Rencontrant digressions et adjonctions, je suis renvoyé à la littérature et à des qualifications distinctes du discours littéraire : « réalisme »/« modernisme », donc, pensais-je, à un récit surcodé (réaliste), un discours contraint (titre d'un essai de Ph. Hamon), d'un côté, et de l'autre, je me réfère à un discours plus idéolectal, qui fait résonner une foules de coordonnées, etc. - Rencontrant un début d'histoire, mais incertaine sous l'effet performatif du langage, je saisis le tiraillement entre les couches narratives et discursives du texte, et je pense que cette distinction conceptualise une forme de diversité du discours narratif mise au jour par Greimas, Todorov, Genette, etc. - Rencontrant (plus loin) les charges verbales qui assaillent l'Autriche, je pense à la fois à la blessure de l'homme qui profère un discours aussi peu dialectique, tout affectif et arbitraire (tous les Autrichiens sont des nazis), et sa motivation relativement à l'Autriche et le nazisme ; je pense à la Vienne creuset d'innovations, à l'Anschluss, etc. En bref, au gré de mon incursion heuristique, sillonnant le texte, j'ai le plaisir de mettre en oeuvre des concepts généraux qui me permettent de faire voir le jour à des réseaux de sens, des unités culturelles (des topoi), des règles de fonctionnement et de combinaisons, d'établir le divers en sa diversité qui se forme et s'exhibe dans la configuration de l'ensemble, le roman, l'œuvre où tout se tisse en laissant pendant des fils. Mais tout cela est beau à mes yeux dans la mesure exacte où je ne nappe pas mon objet, et où je joue précisément sur ses limites, trouve des conditions, remplis des espaces qui les tiraille tout en établissant sa spécificité artistique. C'est une expérience infiniment inductive; mais qui peut, pourquoi pas, se servir de catégories prescrites a priori, préalablement donc au phénomène textuel, littéraire, que je lis, et je peux puiser, par exemple, dans la table kantienne (en vrac et incomplètement: unité, pluralité, négation, possibilité, causalité, etc.), et plus spécifiquement, par exemple encore, et à l'occasion, dans le carré sémiotique de Greimas, ou dans la grammaire de Todorov, que sais-je ? Toute la question est de savoir quand commence la perte de l'être du texte comme sens et du sentiment partageable de beauté que j'en ai, sous l'effet des opérations conceptuelles ; et de savoir évaluer le moment du retournement où le texte singulier va servir les effets d'une théorie, et où il sera donc passible de démantellement, c'est-à-dire de devenir muet sous le tranchant d'une géométrie instrumentale. Il se peut que je puisse aller très loin dans la déconstruction en produisant par là-même le sens de cet étant qu'est l'œuvre ; mais il se peut aussi que je ne sache pas m'arrêter devant la fragilité de ses agencements, la finesse de ses particules, ou devant son imperméabilité poïetique, son énigme, ou encore que je ne ménage pas l'affect ou se découvrent des moments de sens irréductibles. La question est donc enfin de savoir à quelle moment mon jugement rend possible mon expérience de lecture et vice versa, sans faire de l'œuvre autre chose qu'elle même. Il devrait être possible à présent de formuler l'antinomie du jugement esthétique sous forme de thèse et d'antithèse de la démarche requise : Thèse : Je voudrais aborder l'œuvre d'art en évitant toute pression qui lui serait extérieure et l'empêcherait de se dire ; car autrement elle risquerait d'être duite au concept ou à la seule sensation, et donc à une fin autre, et le sens en serait étouffé. Antithèse : Il n'est pas possible d'aborder l'œuvre d'art sans mettre en oeuvre des concepts, des connaissances et des affects ; car autrement elle risquerait d'être réduite au seul sentiment et donc à une fin qui en ferait perdre des accès possibles pour construire le sens. Il est également possible désormais de résoudre l'antinomie : il faut effectivement faire être l'œuvre d'art en la laissant dire tout ce qu'elle peut dire d'elle sans la violer. Mais dans la mesure où ce qu'elle nous offre de stable au départ n'est jamais qu'une organisation linguistique (s'agissant de l'œuvre littéraire, s'entend), voire une organisation translinguistique qui se donnent dans leur matérialité repérable et close - mais dès l'abord sujettent à d'innombrables interprétations -, elle est un ensemble signifiant qui ne peut vivre sans être alimenté, et qui donc requiert le travail de la lecture ; laquelle ne se fait pas sans connaissances, concepts, affects... Mais il faut entendre, dans cette mesure même, qu'elle ne sera jamais réductible à la connaissance qu'on peut en avoir et que le résidu d'indécidabilité qu'elle comporte a une part de sens décisive quant à la spécificité de son être. En définitive, le processus du laisser-être l'œuvre tout en la faisant être, pourrait être celui-ci : une lecture ne se fait pas s'il n'y a pas ce moment de la « compréhension » au sans kantien, savoir de synthèse où on se découvre trouver beau l'œuvre qu'on lit, et où on désir l'autre comme susceptible de recevoir l'attribution du même sentiment. Mais s'arrêter là c'est bloquer le mouvement de l'expérience artistique comme jugement, qui n'a pas à faire comme si la contemplation cultivée avait la pertinence de l'endettement, mais qui doit poursuivre l'expérience comme mise en oeuvre du sens : c'est-à-dire qu'il doit faire la lecture de l'œuvre en tant qu'expérience de son être dans le monde. Cela tout en sachant qu'expérience n'est pas connaissance, qu'elle est l'expérience de ce point où la connaissance s'épuise à ne pouvoir nommer cette part d'être non commensurable dont la plénitude trouvera à se dire, donc à se communiquer, dans cette équivalence tautégorique : c'est beau. Expérience d'où la lecture heuristique peut être relancée indéfiniment, sachant que ce qui se communique est aussi de la connaissance. La rose jaune et l'oiseau noir Un exemple de l'expérience de lecture - au niveau de l'histoire et partielle, mais significative - pourrait être celle des motifs de « la rose jaune » et de « l'oiseau noir » dans Corrections. Trouvant dans la mansarde Höller la rose de papier jaune que son ami Roithamer avait tirée dans une kermesse de leur village le jour des vingt-trois ans de celui-ci, le narrateur (N) se rappelle les circonstances de cette acquisition. S'étant rendus à la kermesse, après avoir vidé rapidement plusieurs verres de bière et de schnaps, avoir été pressuré par les questions d'anciennes connaissances au sujet de leurs études à Cambridge, et s'être frayés un chemin à travers les centaines de gens, ivres depuis bien longtemps, ils s'étaient étonnés d'eux-mêmes en se trouvant tout d coup devant un stand de tir, car ni Roithamer ni N ne s'étaient jamais trouvés devant un stand de tir. Là Roithamer avait payé deux douzaines de cartouches, et avait tiré avec succès l'une après l'autre vingt-quatre roses en papier, sous l'œil médusé des curieux. Il avait brandi en l'air son bouquet et les deux amis avaient traversé la foule pour aller s'asseoir à une table. Puis Roithamer avait donné son bouquet à une jeune inconnue qui passait, à l'exception d'une rose, la rose jaune qu'il conservera jusqu'à sa mort. C'est là l'histoire du point de vue factuel, tel que ma lecture en a fait la synthèse compréhensive. Mais ma lecture n'a pas fait que cela, elle a retenu, ne sachant qu'en faire au moment de leur lecture, des informations thématiques, dont celle-ci : Roithamer n'avait jamais tenu un fusil, mais ses frères étaient d'excellents tireurs, collectionnant les trophées de chasse ; ils étaient même des fanatiques, ne manquaient jamais un concours et leur notoriété couvrait un vaste rayon ; et son père avait été pendant des décennies lieutenant de louveterie et siégeait comme commissaire de l'Etat aux examens pour l'obtention du permis de chasse. Tout au contraire, Roithamer et N détestaient, haïssaient copieusement la chasse, le tir et tout ce qui avait rapport avec eux ; alors qu'être un Roithamer d'Altensam c'était être passionné de chasse, et que jamais il n'était arrivé dans la famille que quelqu'un fasse mentir la race des Roithamer, non seulement en haïssant chasse et chasseurs, mais même en étant indifférent. Roithamer était évidemment la brebis galeuse de la famille, il était honni, et cela outrepassait bien la question symbolique de la chasse : il était parti à Cambridge étudier les sciences de la nature, et d'ailleurs il s'était toujours senti mieux avec les gens du village, paysans, ouvriers, qu'avec ses frères, notamment... Autre information relative à la kermesse : lorsqu'arrivant d'Angleterre, avant d'aller à la fête, Roithamer s'était rendu à Altensam, on avait oublié son anniversaire, il n'y avait personne. A ce point, ma lecture retient et noue des fils ; différents réseaux s'ouvrent. Les plus évidents : dans les rouages de la machine affective qui roule sur les railles de l'écriture bernhardienne, Altensam est le topic du dérèglement et le rejet à cette halte historique, jette les deux amis dans le topic excentré, et mythique, de la fête (la fête, qui suscite tant de rhizomes de sens). Là Roithamer est assailli, par le peuple même dans le giron duquel jadis il s'était senti bien, à propos de son extranéité, de sa différence, mi héros, mi traître. C'est en fuyant la pression qu'il se trouve coincé (quasi an sens de Camus) au stand de tir : dans une aire on ne peut plus réduite, sur un fil, un nerf, où devant la communauté, tout ce qu'il est et tout ce qu'il n'est pas (un Roithamer = tireur), est à l'épreuve. C'est beau, ce moment de syncope dans l'écriture de T. Bernhard... On est là pratiquement dans cette zone de l'impératif cathartique, où le personnage - pour suivre Lacan à propos d'Antigone - est à la frontière de son désir de passer au-delà de la « crainte » (et de la « pitié ») aristolicienne(s) et de la zone normative où il faudra faire retour. Roithamer tire toutes les rose d'un geste absolu. Et les curieux le sacrent meilleur tireur de roses en papier qu'ils eussent jamais rencontré d'un festival. C'est à la fois la réconciliation de Roithamer avec Altensam et sa séparation rédhibitoire (l'objet est artificiel). Et ma lecture prolonge sa promenade : victoire mythique sur un objet de valeur factice (autre parcours ouvert sur la facticité, depuis Beaudelaire...). Lors de sa première nuit dans la mansarde Höller, N, à qui Roitharner par ses dernières volontés léguait la tâche de mettre en ordre ses milliers de fiches et son manuscrits sur Altensam et la construction du cône, n'arrive pas à trouver le sommeil. Dans la nuit il observe par la fenêtre l'artisan naturaliste Höller en train d'empailler un gigantesque oiseau noir, et n'arrive pas à détacher son regard de ce geste qui bourre sans fin l'oiseau de cellulose il n'avait jamais vu d'oiseau aussi gros et aussi noir ; il semblait être d'une espèce étrangère, exotique, tiré par quelque chasseur nanti qui chasse à l'étranger. Et c'est au moment où, obsédé par ce mouvement infini de l'empaillage, que se posant la question de cette folie ambiante, il rencontre celle de sa folie à entreprendre cette tâche infinie sur la manuscrit et les fiches de son ami, et qu'il ressaisit la rose de papier jaune, se demandant comment Roithamer, qui n'avait jamais tiré de sa vie, avait fait pour descendre les vingt-quatre roses, et pourquoi il avait gardé celle-ci, qu'il emmenait partout et toujours... Je trouve belle cette rencontre des deux motifs. A ce point, ma lecture vient de nouer quelque chose : l'histoire de la rose croise (p. 151) l'histoire de l'oiseau noir[[Les deux histoires sont fragmentées et leurs fragments distribués le long du récit : celle de la rose a ses séquences, pour l'essentiel pages 62-67, 87, 151, 320 ; celle de l'oiseau, pages 149-157, 161,291, Corrections, Gallimard, 1987.. N est troublé et pense que nous ne devons voir que ce que nous voyons et qui n'est rien d'autre que ce que nous voyons ; mais comme il le dit un peu avant: ne cherchons-nous pas toujours une signification à ce que nous voyons et pensons ? Ma lecture n'y manque pas, et outre les significations symboliques de la rose et de l'oiseau, du jaune et noir (contraste intéressant), qui pourrait ouvrir un parcours de sens, ma lecture pose quelques amorces de parcours possibles, jetés ainsi schématiquement, selon un principe de relations qui me semble s'impose à elle : L'oiseau gigantesque et noir et la fleur jaune
tout opposé qu’ils soient, se retrouvent sous la catégorie de
naturel,
qui plus est dans cette pleine nature englobante de la Haute-Autriche.

Cependant que sous la thématique du TIR ils sont marqués ensemble de l’
artificiel

(avec cette inversion : c’est parce que la fleur est artificielle qu’on la tire, c’est parce que l’oiseau est tiré et empaillé qu’il est artificiel). Thématique qui s’ouvre en strates de significations, dont, d’un côté, le programme de la

chasse et de l’autre celui du tir
comme occupation prestigieuse, / comme divertissement festif
élitiste et de nantis / populaire

Mais si on en vient aux AGENTS du tir, d’autres réseaux s’ouvrent : la chasse est le fait des gens du monde des Roithamer d’Altensam, dont est Roithamer, lui qui cependant s’est expatrié pour faire des études universitaires à l’étranger, tout comme l’oiseau noir vient probablement du monde des chasseurs qui vont très souvent à la chasse à l’étranger. Il faut donc inclure Roithamer dans ceux-ci, parmi les nantis qui s’expatrient et s’opposent au peuple qui reste, et qui harcèle Roithamer à propos de son séjour à l’étranger ; mais cela tout en sachant que sur le lieu festif du stand de tir, celui-ci se sent dans son élément : le creuset du peuple où il s’est toujours senti bien, et que son tir (substitut, ersatz, simulacre ridicule de la chasse) est l’envers de la chasse des nantis. Et c’est sur ce terrain d’ambivalence :

Roithamer
nantis / peuple,

que N tisse ses fils en considérant et la rose et l’oiseau…

Autre réseau ouvert: la chasse, activité infiniment large et ancestrale de l’humanité, n’est ni naturelle ni artificielle ; ce qui est artificiel c’est le prolongement de son programme dans l’EMPAILLAGE. Or, si l’oiseau empaillé et la rose de papier se conjuguent dans l’espace artificiel, l’activité de l’empailleur est celle de l’artisan naturaliste, dont le père était déjà préparateur-zoologiste d’animaux naturalisés. De surcroît, Höller a choisi contre toute raison de construire sa maison à l’endroit le plus houleux des flots de l’Aurach, torrent destructeur, soit au milieu des éléments naturels les moins maîtrisables. Et Roithamer n’est-il pas dans le droit fil de la naturalité en étudiant (à l’étranger, certes, donc à l’antipode des gorges de l’Aurach) les sciences naturelles ? Artificiel et naturel entrent ici dans une curieuse dialectique … Par ailleurs, ce que regarde N c’est ce travail acharné, laborieux de l’artisan, tandis que la fleur à laquelle il s’attarde dans le même temps est l’acquisition d’un coup de génie, qui n’a rien de comparable avec le travail.

Ainsi Höller (sèmes : naturel, artificiel, peuple, travail) et Roithamer (sèmes : naturel, artificiel, peuple, nanti, travail, génie) sont dans une étonnante relation, où leur opposition sociale (peupletravail/nanti-génie) réaménage toute la signification des sèmes qu’ils ont en commun (Hôller : naturel = gorges de l’Aurach et naturaliste artificiel = travail de l’empailleur ; peuple = appartenance sociale – Roithamer : naturel = sciences naturelles : artificiel = les roses ; peuple = référence ; travail = étudiant). Quant aux sèmes qu’ils n’ont pas en commun (nanti, génie), ils ont, au plus schématique, une signification double (Roithamer est socialement nanti, mais ses affinités vont au peuple et il a toujours été très proche de Höller ; il n’est génie que dans le cadre populaire de la kermesse, sorte de lieu utopique du récit. – C’est le sens de cette question que N, la rose à la main, se pose: comment Roithamer a-t-il fait pour tirer les vingt-quatre roses ?

C’est ainsi que N, le narrateur, est pris de vertige à ce moment dans la mansarde Höller, foyer encore vif de l’expérience de son ami, se sentant happé par cette toile tissée de mille réseaux de sens mortifères, qu’il aura à débrouiller à partir des papiers de Roithamer, lequel s’est suicidé après la construction, pour sa sœur, du cône d’habitation parfait et absolu à l’exact milieu de la forêt de Kobernauss.

Ma lecture a d’abord fait la synthèse – schématique, partielle, incomplète – d’éléments épars quoique narrativement organisés, et j’ai trouvé beau ce moment littéraire. Mais le plaisir du sens, me dotant des moyens susceptibles d’éclairer sa promenade heuristique, n’a pas tenu la distance de ce sentiment. Il m’a fait découvrir des réseaux ouvrant des espaces de sens culturels, sociaux, affectifs, qui ont excédé le jugement seulement réfléchissant (désintéressé, sans concept et sans fin) pour mettre au jour un intérêt, du concept et certes du sentiment ; en tous les cas, il m’a donné de quoi penser, et de quoi saisir quelques filaments de sens de Corrections. Ainsi, la satisfaction de cette expérience heuristique, à l’instant où elle s’est arrêtée (car ici elle n’a pas eu le temps de s’épuiser), était déjà nourrie de ce que l’énigme esthétique du roman n’est pas réductible à son heuristique, et de ce que l’oiseau noir et la rose de papier jaune, malgré et parce qu’ils ont été lus et donc réécrits, sont encore heureusement cet oiseau noir et cette rose jaune parlant de l’être de ce qu’ils sont dans l’écriture de T. Bernhard : beaux et suscitant par là-même la poursuite heuristique de la lecture…

La mansarde Höller

Après une pneumonie, légère au début, mais qui, par temporisation et négligence s’étant soudain aggravée, avait affecté tout mon organisme et m’avait retenu pas moins de trois mois à l’hôpital de Wels, situé à proximité de mon village natal et réputé dans le domaine des maladies internes, comme on les appelle, j’avais donné suite à une invitation de Hôller, artisan naturaliste, comme on appelle son métier, dans la vallée de l’Aurach et sans faire un détour par Stocket, chez mes parents, je m’étais rendu immédiatement dans la vallée de l’Aurach et dans la maison Hôller non pas fin octobre, comme les médecins me l’avaient conseillé, mais dès le début octobre comme je le voulais absolument, sous ma propre responsabilité, comme cela s’appelle -je m’étais rendu immédiatement dans la mansarde Hôller, comme je l’appelle, pour examiner et, si possible, immédiatement trier les papiers laissés après son suicide par mon ami Roithamer qui avait été en relations d’amitié avec l’artisan naturaliste Hôller, papiers qui m’étaient échus en vertu d’une disposition figurant dans ce qu’on appelle ses dernières volontés et qui se composaient de milliers de fiches écrites de la main de Roithamer mais également du volumineux manuscrit intitulé : D’Altensam et de tout ce qui se rattache à Altensam, en tenant compte particulièrement du Cône.

Thomas Bernhardt, Corrections, p. 9.