Article paru dans l’Humanité, 29.10.1999
La polémique qui oppose outre-Rhin l’auteur de la Critique de la raison cynique à d’autres penseurs, et notamment Habermas, est un signe fort de ce que l’Allemagne ne se résigne pas à ses passés du XXe siècle.
L’opinion publique outre-Rhin a été saisie au début du mois d’octobre d’une polémique construite à partir de propos tenus, trois mois auparavant, par le philosophe Peter Sloterdijk lors d’un colloque sur les pensées respectives de Heidegger et de Lévinas. La communication de cet universitaire, qui professe à Karlsruhe, a été présentée comme « complaisante » vis-à-vis du passé nazi de l’Allemagne. Tollé. Le grand Habermas monte au créneau. Après étude du texte, il apparaît qu’il s’agit en fait d’une réponse de philosophe à la fameuse Lettre sur l’humanisme écrite par Heidegger en 1946, c’est-à-dire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On sait que ce dernier, alors recteur de Fribourg, avait adhéré en 1933-1935 au national-socialisme. Devenu, après la capitulation du Reich, « l’ermite de la Forêt noire », Heidegger y traitait de cette constante qu’avait été pour lui l’angoisse existentielle qui ouvre à la question de l’essence de l’être. C’était là, selon lui, l’unique interrogation qui donnait cohérence à sa pensée philosophique.
Les paroles de Sloterdijk ont été présentées comme « scandaleuses » à la une des hebdomadaires Der Spiegel et Die Zeit. Une campagne s’est développée à partir du titre même de sa contribution : « Règles pour le parc humain. Réponse à la Lettre sur l’humanisme » [[Document publié en français par le Monde des débats, octobre 1999.. Se gardant bien de mentionner que le concept de « parc » a été forgé par Platon pour son « dialogue » le Politique, les détracteurs du philosophe de Karlsruhe ont davantage mis l’accent sur certaines métaphores biotechnologiques qui favorisent, selon eux, la réduction de l’humanité à son animalité. En réalité, Peter Sloterdijk – qui est né en 1947 – est porteur de l’idée que, cinquante-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la société allemande continue d’être victime d’une espèce de blocus mental qu’elle a elle-même instauré. Pendant de longues années, la République de Bonn s’est en effet enlisée dans une civilisation du compromis et du consensus, doublée d’un dispositif de surmédiatisation et de dépolitisation. Au sortir de l’ère Kohl, le philosophe ne cache pas sa volonté d’innover en matière de démocratie contre « le centrisme mou » et d’attenter au conformisme ambiant en ressuscitant « le risque de penser ». La théorie critique de l’après-guerre représentée par l’Ecole de Francfort aurait fait son temps, du fait de son inefficacité face au capitalisme actuel. Et il importerait de dissiper le « complexe de vexation » qui entrave aujourd’hui tout effort de créativité philosophique et politique.
Peter Sloterdijk a derrière lui une oeuvre philosophique importante. Sa Critique de la raison cynique, publiée en 1983[[Traduit en français en 1987 par les éditions Bourgois. Dernier ouvrage paru : Essai d’intoxication volontaire, édition Calmann-Lévy., avait été saluée à l’époque par le philosophe Jürgen Habermas comme « l’événement le plus important dans l’histoire des idées de l’autre côté du Rhin depuis 1945 ». Cette fois-ci, Habermas, dernier héritier vivant de l’École de Francfort, devenu le défenseur du consensus politique dans l’Allemagne réunifiée, a violemment pris parti contre l’espoir philosophique qu’il mettait en Sloterdijk. Il se défend, dans Die Zeit, d’avoir ourdi quelque affaire que ce soit contre son ex-poulain. Ce dernier, écrit-il, « surestime mon intérêt pour ses travaux et l’effort que j’ai investi dans la lecture de son exposé ». Toutefois, Habermas l’accuse sans détour de « jeter du sable dans les yeux du public lorsqu’il se présente comme un simple bio-moraliste inoffensif ». Tout juste concède-t-il que « la mentalité d’un homme né en 1947, et qui prétend en 1999 pouvoir se choisir librement son passé, satisfait une vraie demande de modèles de la part de la nouvelle génération (…) La demi-génération qui nous sépare fait toute la différence ». Comment ne pas noter que la violence du propos de l’aîné déroge à sa légendaire « éthique de la discussion » ?
Peter Sloterdijk proclame la fin de l’ère des « fils hypermoraux de pères nazis ». Pour lui, la nouvelle République de Berlin n’a de sens que dans la mesure où son passé ne doit plus alimenter une peur irrationnelle de l’avenir. La jeune génération à laquelle il s’adresse, atteinte par l’angoisse du chômage de masse, ne peut se satisfaire d’une Allemagne tout entière tournée vers la consolidation des démocraties de marché. Citant la façon dont Sartre exprime la condition humaine à travers cette formule aussi profonde que paradoxale : « l’homme est un être condamné à la liberté », Sloterdijk estime que « cela correspondait à une époque dont les mots forts étaient la solitude et l’engagement. Les mots forts de notre époque, en revanche, sont la coopération et la communication ». « L’affaire Sloterdijk » est un signe fort de la non-résignation de l’Allemagne à ses passés du XXe siècle.
Arnaud Spire
© L’ Humanité, 29 Octobre 1999