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L’Algérie aux prises avec l’histoire

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Vue d’Europe, l’Algérie semble échapper au présent. Elle vit du passé, de multiples fois reconstruit, qu’a tramé la guerre de libération nationale. Son avenir apparaît immédiatement redoutable, à la lumière des progrès de l’islamisme radical. Entre le mythe et la crainte qu’inspire le lendemain, la réflexion rationnelle trouve peu de place.

Pourtant, l’Algérie demeure au centre de l’actualité de la planète. Son histoire comme sa situation présente posent, à qui veut réfléchir, des questions d’une portée générale. Quels liens concrets peuvent se tisser entre un combat national pour l’indépendance et la transformation des structures d’une société marquée par la coexistence de formes variées d’exploitation ? L’anti-impérialisme, caractère obligé de la lutte de libération, suffit-il à garantir le caractère démocratique, voire socialiste de l’émancipation ? Est-on en droit de parler de révolution à propos d’une guerre d’indépendance ? Dans l’affirmative, sous quelles conditions le mouvement social, qui sous-tend la quête de l’indépendance, peut-il réaliser les potentialités libératrices qu’il détient ? N’existe-t-il pas une fatalité de voir les aspirations populaires étouffées par un régime autoritaire, bureaucratique et corrompu ?

Ces interrogations peuvent sembler archaïques, à l’heure du « nouvel ordre mondial ». Le socialisme sombre partout dans l’horreur ou la médiocrité. Le nationalisme exacerbé a pris la place de la libération nationale, toute chargée d’espoirs qu’elle était dans les années soixante. Mais, face au renouveau du racisme et de l’autoritarisme violent, face à l’explosion des extrémismes religieux, face à la menace de barbarie qu’entraîne la dislocation de tant de sociétés, une question se pose : faut-il tracer une croix sur les luttes populaires, dont les mouvements spontanés créeraient des ruptures immaîtrisables du lien social et dont l’encadrement par des organisations porterait en germe l’éclosion future de nouvelles bureaucraties ?

Dans ce contexte de mort des certitudes, un seul constat s’impose : le libre jeu d’un marché, en fait orienté par les monopoles, ne peut qu’accélérer la détérioration du monde. La redéfinition d’une perspective socialiste en devient plus urgente. Elle ne peut naître que d’une brisure critique avec la pensée révolutionnaire, autrefois dominante et toujours nourrie d’illusions. Les concepts les plus couramment admis doivent être confrontés au concret de l’expérience historique, ce qui ne saurait aller sans un toilettage du passé.

C’est ici que l’Algérie trouve sa place. La longue lutte du mouvement nationaliste, les huit années de guerre, la puissance et l’indicible faiblesse, passée et récente, du F.L.N. constituent une des références-clé des soixante dernières années. Le sort du Maghreb et du monde arabe, le destin de l’Afrique, l’équilibre du monde restent encore liés, plus qu’on ne pourrait le croire au gré d’un examen superficiel, à l’évolution de l’Algérie, qui demeure au cœur du présent.

Traditions, idéologie, méthode

De ce point de vue, le livre de Mohammed Harbi [[Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin. Croyants et citoyens (Paris, Arcantère, 1992, 247 p.). Ce livre, très dense et documenté, n’est pas une histoire de l’Algérie contemporaine. Pour complément d’information, le lecteur se reportera aux autres ouvrages de M. Harbi, en particulier : Aux origines du FLN, Le Populisme révolutionnaire en Algérie (Paris, Bourgois, 1975) ; Le FLN., mirage et réalité (Paris, Jeune Afrique, 1980) ; La Guerre commence en Algérie (Bruxelles, Complexe, 1985).revêt une valeur exceptionnelle car il joint l’expérience militante et la volonté de rigueur dans la recherche.

L’expérience militante : Harbi a participé à l’action du PPA-MTLD, exercé d’importantes responsabilités dans le F.L.N., pendant la guerre et dans les premières années du nouveau régime. Mais il a su refuser compromis et carrière dorée, ce qui lui a valu la prison, l’exil, la marginalisation. Situation pénible mais favorable à la pensée critique : historien, sociologue, politologue, M. Harbi s’est plié aux exigences des méthodes d’analyse les plus sérieuses pour comprendre l’échec du mouvement auquel il avait participé. L’alliance de l’engagement et de la recherche lui a permis d’éclairer d’un jour nouveau l’histoire de la révolution algérienne, et, par delà, la sociologie générale des révolutions.

C’est un bilan, parfois critique, de son oeuvre que Mohammed Harbi présente dans l’Algérie et son destin. Cette synthèse, qui est ouverte sur l’actualité, a le premier mérite de poser au départ ses règles méthodologiques. L’auteur montre l’impossibilité d’appliquer les critères traditionnels d’une analyse de classe inspirée par les structures des pays développés à une société précapitaliste telle l’Algérie où règnent encore les liens de dépendance personnelle, familiale, classique… Et cette réflexion l’amène à des remarques plus générales sur l’importance des « spécificités culturelles qui organisent l’espace des affects politiques et celui des langages idéologiques » (p. 17). En d’autres termes, le comportement social et politique des groupes sociaux, loin d’être déterminé fondamentalement par les seuls rapports de production, est tout autant conditionné par les traditions, conscientes et inconscientes, la tradition religieuse en particulier. Et le langage, même lorsqu’il est la traduction de notions empruntées à d’autres cultures, véhicule les éléments constitutifs de la tradition[[Il est possible que je surajoute ici mon interprétation à celle de M. Harbi. Cependant, il y a chez lui une critique nette du « matérialisme historique » courant. Critique nuancée (Harbi montre que le Marx du 18 Brumaire manie avec souplesse les concepts de classe et de conscience, qu’il n’ignore pas la spécificité de l’État, dans sa version « bonapartiste ») mais critique réelle. On ne peut que souhaiter le développement et la généralisation de cette réflexion, indispensable à la réorientation théorique qui s’impose..

A partir de là, Mohammed Harbi entreprend un travail de démystification des légendes fondatrices du nationalisme algérien. Il n’existe pas de nation algérienne avant la colonisation, mais une « communauté » au sens que Tonnies donne à ce terme. Cette communauté est fondée sur des liens personnels, horizontaux et non verticaux comme ceux qui naissent de la structuration en classes à partir des rapports de production. La religion constitue le principal (le seul ?) facteur d’identité des populations algériennes. La conséquence en est que l’idéalisation de la communauté, fantasmatiquement transformée en nation au sens moderne du terme, empêche de tenir compte des étapes concrètes de la formation du peuple algérien. En privilégiant ainsi une continuité mythique, on idéalise les rapports sociaux traditionnels – avec tout ce qu’ils impliquent d’oppressif. « C’est sur un terrain largement irrigué par les archaïsmes qu’a pu reverdir l’arbre de feu du nationalisme » (p. 211).

Ces archaïsmes ne peuvent être imputés exclusivement à la domination coloniale. Celle-ci a pourtant assuré le déclin des élites traditionnelles, en même temps qu’elle accélérait la ruine des zones rurales. Contrainte à l’exode – vers les villes, vers la France -, la paysannerie a emporté avec elle ses traditions qui lui permettaient de conserver une identité minimale. Il en est résulté la naissance d’une idéologie spécifique, où se mêlait aux emprunts à la modernité occidentale un attachement fondamental au passé communautaire de l’Algérie. Le trait principal de la mentalité collective ainsi créée s’est avéré être l’idéalisation de la communauté aux dépens de l’individu, de minorités ethniques, des femmes surtout.

Nationalisme et populisme

Le nationalisme algérien est apparu à une date relativement tardive. Il est en fait la création de Messali Hadj et des militants du PPA-MTLD qui ont été les premiers à poser clairement l’indépendance comme but final et comme solution de tous les problèmes de l’Algérie. Influencés, de par leur origine[[L’Étoile Nord-Africaine, ancêtre du PPA, est née à la fin des années vingt, au sein de l’immigration, dans la mouvance du Parti Communiste Français., par les conceptions d’un mouvement communiste international rapidement stalinisé, ils ont donné à la perspective nationale un contenu étatiste et centralisateur qui, par là même, obscurcissait les contradictions multiples existant dans la population.

Les analyses du « populisme » du PPA-MTLD auxquelles procède Mohammed Harbi sont particulièrement intéressantes car elles fournissent des références méthodologiques utilisables pour d’autres mouvements, nés ailleurs à des moments différents. En apparence, le parti de Messali Hadj tenait un discours où le vocabulaire de classe semblait avoir une place de choix. En fait, il s’agissait, pour une part très importante, de propos traditionnels opposant les pauvres, dont le dénuement était à lui seul vertu, aux riches, soumis à l’influence étrangère. L’apologie de la jeunesse, une « méfiance obsessionnelle » (p. 50) à l’encontre des intellectuels venaient compléter le tableau. La lutte, dont on ne précisait guère les modalités, était posée comme primordiale et la violence conçue comme son expression normale. Un tel amalgame d’affects et d’emprunts aux expériences révolutionnaires antérieures n’allait pas sans incohérence. La cohésion du mouvement était assurée d’une double manière : par la rigidité des structures du parti, et, surtout, « par la transposition, dans l’espace de l’idéologie, du communautarisme profond de la société » (p. 83) et donc de la référence à la religion.

Le PPA-MTLD n’a jamais joué le rôle d’un parti, au sens plein de ce terme. Il avait un objectif – la création d’un État – mais pas de stratégie pour y parvenir (même pas une conception claire de la lutte armée). Faisant du peuple une abstraction salvatrice, il n’était guère en mesure de prendre en considération la réalité de la population, de l’éduquer pour l’aider à conquérir une autonomie dans la décision et dans l’action. Le mouvement national est l’expression déformée d’une communauté qu’il ne guide pas. « Ce ne sont pas des rapports politiques transparents mais des rapports “traditionnels” qui se donnent dans un langage politique moderne. D’une part, les structures politiques ne sont pas le reflet de la hiérarchie sociale et politique, d’autre part, l’idéologie nationaliste est surdéterminée par l’utopie islamiste » (p. 48).

Le F.L.N., creuset d’une nouvelle élite

Malgré le déclenchement de l’insurrection, le F.L.N. ne rompt pas avec le passé. Il n’est « ni un parti, ni un front uni » (p. 91). La décision audacieuse du 1er novembre 1954 demeure marquée du sceau de l’improvisation. En posant la violence comme solution sans appel, les initiateurs de la révolution sont immanquablement amenés à faire de l’appareil militaire – qui deviendra l’Armée de Libération Nationale – la force décisive[[Ce qui sera à l’origine de bon nombre des crises et règlements de compte entre « politiques et militaires » qui marquent toute la durée de la guerre.. On assiste dès lors à un processus contradictoire : d’une part, la lutte armée qui, dans les campagnes et les villes d’Algérie comme dans l’émigration, bénéficie d’un soutien populaire, moins unanime et enthousiaste que ne le veut la propagande, mais réel, d’autre part, à l’intérieur du Front, la formation d’une bureaucratie.

Dans ce domaine, les analyses de M. Harbi sont précieuses. Il ne se contente pas d’utiliser les concepts de Castoriadis, il montre leur insuffisance à dévoiler le cheminement concret qui amène à la formation d’une nouvelle élite aspirant à trouver dans l’État indépendant le moyen de se constituer en classe dirigeante. Cette évolution prend racine dans l’archaïsme de la société algérienne. En effet, les conditions de la lutte armée obligent à accorder une large autonomie aux commandants de régions (willayas) ; ceux-ci vont, les années aidant, donner une force accrue au régionalisme et au clientélisme traditionnels.

En même temps, le F.L.N. est une structure d’accueil pour ceux qu’Harbi appelle les « déclassés », déjà présents dans le PPA-MTLD. Il s’agit de toute une couche sociale, dotée d’une certaine instruction, à laquelle la société coloniale interdit toute perspective sérieuse de promotion. L’exercice du pouvoir est, pour ceux qui la composent, un objectif qui ne peut se réaliser que dans le cadre d’un État algérien. Quelle que soit la sincérité de leur nationalisme, la logique de fonctionnement du Front les amène à privilégier dans leur comportement la recherche des positions de domination.

A partir de 1958, la constitution d’un état-major qui deviendra prépondérant accélère la bureaucratisation. « L’armée se présente comme le principal canal d’ascension sociale d’élites nouvelles issues du monde rural » (p. 99)

Les relations de fidélité à un patron, persistantes dans toutes les campagnes algériennes, trouvent une forme nouvelle parce que canalisée dans une structure « moderne », celle de l’A.L.N. Mais ce processus, comme tous ceux qui ont été évoqués jusqu’ici, n’aboutit pas à la naissance d’une quelconque « avant-garde », mais à la formation d’un contre-État, « dans un contexte peu favorable à l’affirmation d’une société civile » (p. 100).

En effet, le peuple-mythe demeure un objet de mobilisation. On justifie la participation à la guerre de libération par une référence à la religion. C’est la guerre sainte (djihad) qui est menée. L’utilisation de ce vocabulaire n’est pas neutre. Il ne s’agit pas d’une commodité revivifiée. Et cette tradition est étrangère à l’idée d’une citoyenneté, résultant d’une démocratie conquise par ceux qui la fondent.

Leçons d’un échec

J’ai mis l’accent sur les analyses qui me semblent les plus essentielles pour comprendre l’échec de ce qui fut, en dépit de tout, la révolution algérienne. Mais il est clair que Mohammed Harbi fonde son travail sur une connaissance minutieuse de l’histoire. Sa participation au mouvement aussi bien que la connaissance des codes linguistiques lui permettent d’apprécier ce que les textes signifient pour leurs auteurs. Et le lecteur a ainsi droit à une présentation, claire et originale, des moments forts du nationalisme algérien : le rôle de Messali Hadj ; la naissance du F.L.N. à partir de la crise du M.T.L.D. ; la signification du congrès de la Soummam où, sous l’impulsion d’Abane Ramdane, furent adoptés les premiers documents de référence du Front la crise de l’été 1962 ; les mérites et les faiblesses de Ben Bella ; le mode de domination de Houari Boumédienne…

Pour Harbi, la critique n’a rien à voir avec le dénigrement. Jamais il ne remet en cause la portée de la lutte pour l’indépendance, à propos de laquelle il emprunte à Gramsci le terme de « révolution passive » : sans les sacrifices consentis par la majorité de la population, le F.L.N. n’aurait pas emporté la victoire[[De ce point de vue, il me semble que les manifestations dans les villes, en 1960 et 1961, ont joué un rôle essentiel, ne serait-ce que parce qu’elles ont convaincu… de Gaulle qu’il fallait reconnaître l’indépendance. A l’époque, la force de « l’A.L.N. de l’intérieur » était au plus bas et permettait moins que jamais au Front d’envisager une quelconque victoire militaire. La mobilisation des masses urbaines n’aurait pu être brisée qu’au prix d’un surcroît de répression qui, compte tenu du contexte international et des problèmes internes de la France, aurait été trop coûteux. ; mais, compte tenu de l’archaïsme de la société algérienne- de fait entretenu par le F.L.N. -, il était difficile que la mobilisation limitée du peuple aboutisse à la naissance d’une société démocratique, ouverte vers le socialisme. En conséquence, l’enchaînement de régimes dont « l’autoritarisme… a toujours été le fondement » (p. 173) répondait à une logique héritée d’un passé non surmonté. Mohammed Harbi montre bien, par exemple, comment l’idéal de développement économique, fondé sur la rente pétrolière, « continue l’action du nationalisme » et coexiste sans difficulté avec l’islamisation, dont les fruits ont été recueillis depuis.

M. Harbi analyse en détail la prédominance de l’administration d’un État, par ailleurs politiquement inexistant ; il montre comment cette tutelle aboutit à la constitution d’un « capitalisme bureaucratique » (p 191) qui, parce qu’il est largement fondé sur le clientèlisme, diffère des régimes des pays de l’Est. On me permettra de mettre en exergue deux développements particulièrement importants. L’un est consacré au problème berbère, étudié à partir de la crise du M.T.L.D. des années 1940, puis du « printemps kabyle » de 1980. Harbi montre que le refus de tolérer la différence traduit « la difficulté pour le nationalisme algérien d’articuler ensemble la notion de nation et celle de citoyenneté » (p. 81).

C’est là sans doute le problème de l’Algérie actuelle que révèle, avec plus de force encore, la situation réservée aux femmes. L’ensemble de l’Algérie et son destin sont traversés par le constat d’une oppression qui est analysée plus en détail à propos des mesures réactionnaires adoptées sous le régime de Chadli Benjedid (le code de la famille notamment). Et l’on ne peut qu’être d’accord avec Harbi : « Comme dans les autres sociétés musulmanes, le statut des femmes est la pierre angulaire de toute réforme intellectuelle et morale et un critère de la capacité des mouvements algériens à affronter le problème de la modernité et de la citoyenneté » (p. 210).

Le livre de Mohammed Harbi dépasse la simple analyse sociologique : en situant les obstacles passés et présents, il indique les possibilités d’une solution différente. La leçon vaut pour l’Algérie mais aussi, répétons-le, pour ailleurs.