[[Richard Farnetti, Le Royaume désuni : l’économie britannique et les multinationales, Syros-Alternatives économiques, Paris, 1995.Richard Farnetti, spécialiste de l’histoire économique britannique, a déjà publié en 1994 chez Armand Colin L’économie britannique de 1873 à nos jours. Il jette ici un regard sans fard sur la logique de fonctionnement et les résultats tangibles des années 80 ultralibérales au Royaume-Uni. La double compétence de l’auteur, historien et économiste, lui a permis de mettre en perspective la situation actuelle et d’en mieux souligner les principaux ressorts. Outre son originalité, cette publication nous rappelle que l’enjeu de ce qui se passe actuellement au Royaume de plus en plus « désuni » ne se limite pas aux îles britanniques mais le déborde, notamment, comme facteur de référence de plus en plus pris en compte dans le cadre de l’Union européenne et aussi comme source d’enseignement pour la France.
L’objet, ou mieux, la thèse de l’auteur est clairement introduite dans les termes suivants : « Si le Royaume-Uni présente une particularité indiscutable, c’est assurément celle d’offrir des variations économiques plus prononcées qu’ailleurs, voire d’évoluer à contre temps de la conjoncture internationale… Rarement pays aura suscité une telle profusion d’études contradictoires. D’innontbrables économistes, historiens et hommes politiques se sont en effet penchés sur le cas britannique sans pour autant offrir d’explication globale satisfaisante permettant d’interpréter l’ampleur des variations… Pour nous, la tendance à la multinationalisation croissante de l’économie britannique reste minimisée, voire tout simplement ignorée, alors qu’elle forme la trame de la crise et que, loin d’évacuer les autres facteurs, elle les intègre et les ordonne au contraire selon une cohérence plus grande. C’est la raison pour laquelle nous voudrions nous employer dans cet ouvrage à éclairer cet aspect trop souvent négligé. La prise en compte dans le champ analytique des multinationales se révèle d’autant plus nécessaire que les performances de ces dernières sont de plus en plus déconnectées de celles de l’économie nationale ».
L’auteur nous rappelle, dans le premier chapitre, les principaux traits historiques du capitalisme britannique : précocité de l’extraversion économique à travers l’expansion à tout-va outre-mer, dynamisme du capital marchand et de son corollaire le capital financier – prenant appui, en le renforçant, sur le compromis historique entre la bourgeoisie et l’aristocratie – et son parachèvement dans l’essor de la Bourse qui canalisa les exportations de capitaux principalement vers la valorisation économique des colonies de la Couronne. Ainsi, à la veille de la Première guerre mondiale, les investissements anglais à l’étranger étaient à 73 % réalisés dans les activités productives, comme les mines, les chemins de fer, les plantations et le pétrole.
Mais l’originalité réside selon l’auteur dans l’instrumentalisation du gouvernement britannique, royauté et Parlement réunis en une convergence d’intérêts, dans le développement du capitalisme britannique à travers l’essor débridé du crédit public. Il en est résulté la constitution d’une logique rentière, « le développement continu d’une énorme classe de rentiers apparaît à nos yeux comme un phénomène social et politique majeur de l’histoire économique anglaise ». La naissance du capitalisme britannique se caractérise alors par l’émergence de deux groupes d’intérêts économiques aux logiques contrastées si ce n’est opposées : « un appareil bancaire et financier aux désirs d’argent rapide, d’une part, et une classe d’entrepreneurs industriels, d’autre part ». Avec l’expansion du capitalisme britannique ce clivage originel ne sera pas remis en question mais s’accentuera à l’avantage toutefois du premier groupe.
Dans le chapitre 2 sont abordées, par le biais des firmes multinationales d’origine nationale, des questions de fond relatives à la pertinence du cadre national dans la mondialisation économique et au rôle et à l’action des États-nations. Pour l’auteur il n’y pas d’hésitation à avoir dans le cas britannique : le comportement d’ensemble des multinationales domestiques se situe dans le droit fil de l’économie rentière dont la dynamique historique a été abordée au chapitre précédent. Il s’agit de faire de l’argent avec de l’argent dans une multitude d’opérations outre-mer. Cela passe par des accès permissifs à deux sources de financement, les euromarchés de la place de Londres et les fonds de pension des entreprises nationales. L’avantage comparatif britannique ne réside pas tant dans l’existence de ces sources – en effet, les euromarchés ont servi en priorité à l’ancrage et à l’expansion des multinationales d’origine nord-américaine sur le continent européen et les fonds de pension ont pareillement été développés par le « capitalisme rhénan ». La singularité réside plutôt, selon l’auteur, dans la mise à la disposition d’institutions largement imprégnées d’une logique financière de ces nouvelles ressources. Ceci a conduit au développement, sur une large échelle, d’opérations d’acquisition souvent inamicales et a vu le retour de stratégies conglomérales que l’on pensait démodées.
Au chapitre 3, Richard Farnetti aborde le coeur de son analyse qui est celle de l’ampleur et des conséquences du retour de la dualisation au sein de la société britannique, rappelant la célèbre expression de Benjamin Disraeli « des deux nations » à propos de l’Angleterre victorienne. De manière générale, le thème de la dualisation ou plutôt de son avatar, la déconnexion, n’est pas à proprement parler nouveau. Il a été abordé de manière plus ou moins allusive par un certain nombre d’auteurs et a fait l’objet, au début des années 90, d’un essai stylisé de l’économie nord-américaine[[Robert Reich, The Work of Nations, Preparing Ourselves for 21st Century Capitalism, Vintage Books, New-York, 1992.. L’idée réside dans le constat que, dans la mondialisation économique, l’Etat-nation n’est plus à même d’assurer la cohérence et la régulation économique nationale comme par le passé, car un espace économique, celui des firmes multinationales d’origine nationale et, a fortiori, étrangères, se trouve désormais déconnecté pour une large part du territoire national. Si une telle situation est devenue banale pour des pays largement ouverts, comme la plupart des pays européens, les contraintes politiques qui en découlent font toutefois l’objet d’un débat dans certains pays, comme la France ou l’Allemagne.
L’originalité britannique, encore une fois, est de nous offrir un stade de développement avancé de ce phénomène aux conséquences déjà visibles et, pour certaines, mesurables. La réalité de la déconnexion apparaît à la lecture des chiffres suivants : une économie nationale aux résultats de plus en plus modestes – le PIB par habitant britannique passe ainsi du 8e au 17e rang mondial entre 1960 et 1991 alors que celui de la France passe du 14e au 7e rang et celui de l’Allemagne du 9e au 4e rang pour la même période – alors que les multinationales britanniques affichent des résultats de plus en plus brillants – selon une étude Eurostaf les groupes britanniques étaient en 1993 les plus performants d’Europe.
Dans le chapitre 4, l’auteur, en s’intéressant à l’état de l’industrie manufacturière britannique, s’interroge sur le contenu et la portée de l’indéniable réindustrialisation de ces dernières années. L’impact de la politique ultralibérale des années 80 sur les collectifs ouvriers et sur l’organisation du travail dans les entreprises est ici fustigé. Forte de conditions avantageuses de valorisation économique, la « révolution thatchérienne » a suscité l’amorce d’une nouvelle vague d’investissements des multinationales, au premier rang desquelles figuraient les firmes japonaises, d’où le qualificatif de « toyotisme » pour caractériser les formes nouvelles d’organisation de l’activité productive. Sans nier pour autant l’apport de ces nouveaux venus pour l’industrie nationale, l’auteur souligne certaines caractéristiques dans les termes suivants : « la volatilité/sélectivité de l’investissement international, la poursuite de la diffusion d’un paradigme industriel peu créateur d’emplois, l’impasse sur le mal chronique au Royaume-Uni qu’est le sousinvestissement et, enfin, l’apparition d’un fossé grandissant entre les industries travaillant pour l’exportation et le reste de l’économie nationale ». Ces différents traits conduisent en fait à une accentuation de la fragilité du socle industriel britannique.
Le dernier chapitre pose clairement l’impact que pourraient avoir les recettes développées au Royaume-Uni à l’initiative des multinationales britanniques et de la Cite depuis maintenant une quinzaine d’années sur l’Union européenne. D’autant qu’un nombre croissant de leaders d’opinion en Europe les considère comme constituant désormais un modèle qu’il faut transposer à grande échelle. L’auteur a le mérite de nous rappeler que le chemin menant à ce résultat a été sinueux. L’attitude des gouvernements britanniques successifs vis-à-vis de l’idée européenne a été ambivalente : d’un côté une grande réticence, de l’autre une activité sans relâche pour imposer les principes libéraux, où, en définitive, l’action des Etats et des instances communautaires doit s’effacer devant la prééminence des marchés. Il est indéniable que la position des autorités politiques britanniques relayant de puissants groupes de pression s’est traduite par un activisme dans les nombreuses assemblées et couloirs communautaires. Ainsi, l’idée d’une zone de libre-échange européenne apparaît être une issue de plus en plus plausible et même convaincante pour un nombre grandissant de citoyens européens. D’autant que le mouvement de déréglementation, de dérégulation et de flexibilité touche de plus en plus de pays en dehors de l’Europe, notamment dans les nouvelles zones dynamiques d’Asie de l’Est et d’Amérique latine. Dans le cas européen, il apparaît donc urgent de souligner l’envers du « miracle britannique » dont l’adoption conduirait ni plus ni moins à abandonner l’ensemble des politiques sociales et régionales de remise à niveau, comme le FEDER, qui ont déjà fort à faire face à la montée du mondialisme économique où croissance inégale, disparités en tout genre et polarisations au sens de François Perroux se conjuguent pour fragiliser et morceler le territoire européen, dynamique qui conduirait à terme ce dernier à n’être qu’un simple archipel de zones prospères.
En conclusion, Richard Farnetti nous convie à travers la lecture de son dernier ouvrage à démystifier la portée et le contenu de la réindustrialisation britannique amorcée au cours de la décennie 80. Au-delà des faits, l’auteur nous met en garde, s’il n’est pas déjà trop tard, contre l’OPA inamicale des idées libérales britanniques sur la philosophie actuelle et sur les échéances politiques prochaines de l’Union européenne, notamment la réforme de fond des institutions communautaires en 1997.
Cet ouvrage a aussi le mérite de combler une lacune devenue criante sur la faiblesse de la production en langue française d’analyses de ce qui se passe réellement chez nos proches voisins.