Il en est des coordinations comme de toutes les formes sociales, les analyses qui peuvent être produites à partir de leur étude sont susceptibles de diffuser, au-delà de certains éléments de convergences, des thèses diverses voire contradictoires qui traduisent les regards particuliers, toujours teintés d’idéologie ou d’engagement partisan, des acteurs ou des chercheurs qui les produisent. A lire la littérature fournie autour du sujet ces dernières années, on ne peut qu’être frappé par cette constatation, somme toute banale, mais pleine d’enseignements. En effet, sur l’analyse des coordinations, la convergence s’est faite pour noter qu’elles exprimaient une volonté de transformer un mode de relation à la délégation, dite représentative, pour lui substituer un mode d’engagement plus entier de l’individu dans l’action collective.
A partir de ce point de vue, les divergences se sont révélées: autour de la relation entre ces formes d’organisation et la crise du syndicalisme, pour disserter sur la fin des syndicats face aux coordinations ou sur l’oxygène par elles fourni au syndicalisme, mais aussi autour de la nature sociale de l’engagement produit, qui pour en défendre le caractère corporatiste, qui pour y déceler l’apparition de nouveaux sujets historiques. A lire vite ces fractures, énoncées sur un mode binaire, on serait tenté de conclure à l’existence d’une opposition simple entre partisans de l’ancien et défenseurs du nouveau. En fait, il n’en est rien, car, dans cette confrontation, ceux là même qui enterrent le syndicalisme critiquent conjointement la forme coordination comme valorisatrice d’un sujet corporatiste voire réactionnaire, alors que ceux qui valorisent le rôle historique, et toujours d’actualité, des syndicats tendent à traiter les coordinations essentiellement comme une forme corrective et provisoire des difficultés rencontrées par ceux-ci.
Pour autant que nous pensions que l’existence des coordinations recelait beaucoup plus qu’une forme de confrontation autocentrée sur le syndicalisme, sa crise et ses conséquences sur l’expression du mouvement social, s’est, peu à peu, construit le projet de structurer un débat d’une autre nature. Un débat qui chercherait à examiner aussi d’autres hypothèses et à croiser des regards susceptibles de déceler, dans et à travers les coordinations, d’autres sources de richesse pouvant contribuer à une compréhension plus pertinente de ce qui dans la société se noue sous nos yeux sans que nous en appréhendions spontanément le sens. Pour le dire de façon synthétique, ma principale hypothèse est que l’apparition sur des terrains très différents de la vie quotidienne d’une même forme, qui comporte un certain nombre d’attributs communs, concrétise la recherche d’un espace où la construction du lien social pourrait s’organiser dans un rapport: où l’action, à quelque niveau d’engagement, ne saurait être dissociée de l’effort collectif tendant à sa conception ; où le sujet collectif qui se crée, dans et pour l’action ne saurait se concevoir que comme un sujet globalement pensant, offrant une lecture alternative aux visions instituées de la société qu’elles soient politiques, managériales ou syndicales.
C’est dans le cadre du séminaire « Le concept de travail au XXIème siècle » qu’a été inaugurée, en octobre 1992, une série de six séances consacrées au bilan des coordinations. En accord avec les organisateurs de ce séminaire, deux objectifs principaux étaient poursuivis: – sur le plan méthodologique, nous souhaitions engager un processus de production de connaissances qui tendrait à être le produit d’une confrontation intellectuelle entre les acteurs mêmes des coordinations et les observateurs de disciplines diverses ayant consacré leurs travaux à cette forme sociale, – sur le plan même de la connaissance, l’espoir était de circonscrire, à travers une approche systématique des mouvements sociaux organisés, et se revendiquant d’une forme coordination, l’émergence de subjectivités susceptibles de mieux nous faire comprendre les crises actuelles de la représentation, et partant les transformations en cours dans le sens de l’action collective et dans les dynamiques de la transformation sociale.
Ce numéro spécial de Futur Antérieur présente le fruit de ce pari qui ambitionnait de faire dire aux coordinations plus ou pour le moins d’en parler autrement. S’il s’appuie sur le travail collectif du séminaire qui a pu inspirer la contribution de tel ou tel auteur, il est aussi le produit du travail d’écriture de ceux qui intervenants ou non ont eu envie de contribuer à fixer un état du débat sans qu’il prétende à le conclure. L’ordre dans lequel les textes sont ici présentés s’inspire étroitement, sans y être totalement fidèle, de l’architecture même du séminaire, mais il ne s’impose pas comme un ordre prescriptif de lecture hors duquel on ne saurait s’aventurer. Au contraire, regroupées par thématiques, les contributions peuvent être lues dans l’ordre que chacun choisira, le passage d’un thème à un autre permettant d’ouvrir des portes et des pistes au gré de son imagination et de sa sensibilité.
Dire au final si le pari initial a été atteint revient à chaque lecteur, mais ayant eu le privilège d’être le coordinateur de ce numéro, je voudrais, au moment d’en présenter le sommaire, faire part de la satisfaction intellectuelle que me procurent les mises en questions qui traversent l’ensemble des contributions bâtissant une sorte de cascade dans laquelle on prend plaisir à glisser et à rebondir.
Cette métaphore nous entraîne presque naturellement à parler de l’émergence des coordinations et de leur inscription dans le paysage historique du mouvement social, tout en questionnant leur avenir. C’est à quoi s’évertuent les contributions de Toni Negri, de Pierre Lantz, de Gérard Noiriel et de Philippe Zarifian. De l’inscription au plus profond de l’histoire du mouvement ouvrier aux conflits plus récents de Lip et de la Sidérurgie est tissé tout un questionnement qui partant de la singularité de toute forme de contestation radicale du travail fait émerger la dimension proprement politique des choix organisationnels produits par le collectif de salariés en action.
Josette Trat, Hélène Le Doaré et Danièle Kergoat contribuent toutes trois à éclairer le débat ouvert au séminaire sur les coordinations au féminin. Les contributions des deux dernières reviennent sur la lutte des infirmières et approfondissent certains aspects de ce mouvement « mixte à hégémonie féminine ». L’émergence d’un nouveau sujet historique « la salariée » et ses modes d’expression, notamment à travers l’usage du Minitel, sont ici traités. Quand à Josette Trat, elle explore à la loupe la coordination des assistantes sociales, mais ne manque pas d’alimenter le débat sur la subjectivité en qualifiant cette lutte de « mouvement de femmes salariées conjugué au masculin ».
Le propre de la forme coordination est de pouvoir apparaître dans tous les espaces de notre société. La troisième thématique proposée porte justement sur l’apparition d’une coordination dans le monde rural. Yves Manguy se livre à une analyse de l’émergence et au sens de l’existence d’une coordination dans ce milieu, interrogation que développe Christiane Veauvy à travers l’examen des formes historiques de représentation des paysans et du salariat agricole. Quant à Georges Edel, en nous parlant de « l’agriculture dont on ne parle pas », il nous entraîne à une réflexion sur l’apparition de nouveaux sujets et entrevoit de fait d’autres coordinations à venir.
Les coordinations révèlent-elles l’existence d’un sujet de type nouveau que l’on pourrait qualifier de sujet collectif virtuel ? Trois contributions fournissent directement des éléments de réponse à cette interrogation. Le dialogue engagé par Jean-Michel Denis, Bruno Karsenti et moi-même autour de la coordination étudiante tourne en entier autour de cette thématique. L’interview, réalisée par Maunzio Lazzarato, d’un animateur de la coordination des intermittents du spectacle fait apparaître la pertinence de cette hypothèse, et met en valeur la nature politico-sociale de l’action mise en oeuvre par cette forme d’organisation du lien social. Quant à Pascal Nicolas-Le Strat, il propose sur le terrain de la pratique un objectif d’action aux intermittents de la recherche.
Les trois dernières contributions présentées dans ce numéro se différencient des précédentes en ce qu’elles s’éloignent d’une analyse liée directement à l’observation d’une coordination particulière. En ce sens, chacune d’elles poursuit l’objectif de rendre compte d’une vue d’ensemble, et leur réunion permet de construire, en multipliant les dimensions de l’approche, un regard croisé sur le sens des coordinations dans les processus actuels de la transformation sociale. Jean-Michel Denis défend la thèse d’un modèle original de mobilisation à partir de l’analyse de six coordinations. En prolongeant le débat engagé dans le numéro spécial de la revue sur « Les paradigmes du travail », je m’interroge sur le lien existant entre le développement des coordinations dans les luttes et l’émergence de nouvelles formes de coopération dans le travail. Enfin, Marie-Louise Pellegrin-Rescia nous présente sa synthèse du séminaire validant l’hypothèse initiale postulant que les coordinations sont une forme révélatrice d’un monde en gestation qui ne peut être saisi que par l’énonciation de catégories susceptibles d’en faire émerger les sens.