Le présent article est une petite synthèse d’un certain nombre de réflexions autour des thèmes de la jeunesse et de l’action politique. J’ai volontairement utilisé pour cela la métaphore du « nomade urbain » comme guide permettant la mise en relief de situations contemporaines familières à de nombreux jeunes dont le plus petit dénominateur commun est certainement une propension croissante à l’errance. Il s’agit ici pour moi de montrer plus que de démontrer, l’essentiel étant d’ouvrir des pistes à la réflexion et au débat. Enfin, je préciserais également que celles-ci n’auraient certainement jamais vu le jour sans mon expérience et ma participation au sein du Centre Autonome Jeunes à Strasbourg.
Il est une figure contemporaine qui, je crois, est révélatrice du rapport des jeunes à la politique. Ce « héros obscur » pour reprendre l’expression que P. Grell utilise à propos des chômeurs et précaires[[P. Grell, A. Wery, Héros obscurs de la précarité, L’Harmattan, Paris, 1993., est le nomade urbain. De celui-ci, l’on ne sait finalement que peu dé choses, mais cela est déjà suffisant. Inutile de vouloir- en faire un portrait robot ou d’essayer de le réduire à un idéal type : le nomade ne se laisse pas apprivoiser facilement ou alors il le fait croire, jouant avec notre certitude de l’avoir définitivement cerné (en vertu de cela, il n’est donc pas « socialement représentatif » et encore moins identifiable par l’intermédiaire des CSP). Bien sûr, il peuple nos villes, ce qui pourrait passer pour un début de localisation mais difficile de trancher: est-il de la banlieue, du centre ville ? Se moque-t-il finalement de nos assignations spatiales ?
Il est ici nécessaire de se laisser guider par quelques exemples succincts mais particulièrement éclairants pour saisir toute l’importance prise par cette figure du nomade urbain (son ubiquité sociale), afin notamment de mieux comprendre ses modes d’être et d’agir. Ainsi, les travaux de L. Roulleau-Berger mettent en avant, contre une approche « figée » et fixiste de la Métropole, un rapport nouveau des jeunes à l’espace fondé sur l’éclatement « entre centre et périphérie »[[L. Roulleau-Berger, La ville intervalle : jeunes entre centre et banlieue, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 190., où « la banlieue se déplace, elle vient se constituer en micro-centralités dans l’espace métropolitain »[[Idem, p. 191.. Ce « désir d’itinérance » si cher aux jeunes qu’elle décrit, cette ville vécue sur un mode spontané à la recherche d’un « extra-ordinaire », souligne une mobilité à la fois circulatoire et ostentatoire une errance significative. Certes, ce papillonage spatial pourrait passer aux yeux de certains pour une attitude incohérente ou passive (puisque pour eux, la déambulation prend tout de suite une connotation péjorative et que seuls comptent à leurs yeux ces indicateurs traditionnels, en politique comme ailleurs, que sont la revendication ou l’action finalisée). Or, je crois qu’au contraire, il s’agit bien dans ces pratiques de la ville, et c’est pour cela qu’elles sont intéressantes, d’un mixte entre un désir d’aventure et celui de faire « trace », de marquer physiquement et symboliquement l’espace de son passage (de faire communauté à certains moments en certains lieux). De toute façon, nous sommes déjà bien loin du ghetto et de ce qu’une pensée relevant d’un structuralisme édulcoré veut nous faire prendre pour une réalité immuable : la coagulation des jeunes avec leur quartier.
Ce qui est essentiel pour notre propos, c’est que les pratiques transversales de la ville, font du jeune nomade un être « émancipé » des contraintes spatiales (ce qui ne veut pas dire qu’il en oublie ses racines ou qu’il n’a plus d’attaches), capable de jalonner à certains moments sa route de relais (de « micro-repères ») au fort pouvoir symbolique (L. Roulleau-Berger parle notamment de « banlieue symbolique »). Ainsi par exemple, les « espaces de transition culturels »[[« Des petits groupes aménagent, à la périphérie des institutions scolaires ou culturelles, des lieux où ils pratiquent des activités artistiques plus ou moins parallèles aux circuits traditionnels, plus ou moins reconnus : je qualifierais l’ensemble de ces micro-lieux d’espaces de transition culturels », Idem., p. 12.et autres lieux alternatifs, au caractère plus ou moins informel et à la durée de vie plus ou moins éphémère, sont là pour nous rappeler qu’il y a de la vie là où beaucoup de « spécialistes » du social ne voient qu’anomie, exclusion, assignation définitive…
Mais, me dira-t-on, quel est le rapport entre ces pratiques de la ville et la politique ?
Je crois qu’une des choses importante à retenir de cette socialité qui se développe sous nos yeux (quoique… encore faut-il faire preuve de curiosité), est qu’au travers ce refus des séparations et de la ville comme « centre de triage », pour reprendre l’expression de J. Baudrillard[[. J Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976., se joue le refus du contrôle, de la rationalisation des rapports humains. Finalement, tout semble se passer comme si toute une jeunesse n’avait finalement que faire de notre façon de découper la réalité en catégories distinctes… L’errance, le réseau, mais aussi « le flou, la mobilité, l’expérience, le vécu émotionnel »[[M. Maffesoli, Le temps des tribus, Méridiens Klincksieck, Paris, 1988, P. 182. et bien sûr l’ambivalent, prennent donc une résonance subversive très forte : dans la ville, dans ce système, ils sont acte politique.
Et pourtant, il est vrai qu’ils sont rarement revendiqués en tant que tels (est-ce là le signe d’une nouvelle lucidité ? Pourquoi se battre sur le terrain de l’adversaire ?): il s’agit donc à l’évidence de changer notre fusil d’épaule… libre à certains de s’accrocher à leurs fétiches (mouvements sociaux) et de repousser toujours plus loin « le temps des cerises»…
Un autre exemple me vient en tête, tout droit venu d’Angleterre : il s’agit des « Travellers ». « Organisés » en petites communautés de quelques dizaines de personnes qui se font et se défont au rythme des affinités et des rencontres (pour reprendre M. Maffesoli: «…le tribalisme dont il est ici question peut être parfaitement éphémère, il s’organise selon les occasions qui se présentent »)[[Idem. p. 172., ces jeunes ont fait de l’errance un mode de vie en parcourant leur pays selon leur bon gré, dans des roulottes ou des bus retapés. Les points de chutes sont provisoires, l’essentiel étant de continuer, de faire son chemin et de vivre selon son entendement. La plupart d’entre eux ont d’ailleurs coupé toutes formes d’attaches avec ces instances socialisantes que sont la famille et le travail, mais aussi avec les institutions qui y sont liées (l’équivalent anglais des agences pour l’emploi ou des caisses d’allocations familiale). Ce qui implique bien souvent un renoncement volontaire à leurs « droits » de chômeur, de citoyen ou de mère par exemple (et par la même occasion une certaine « pauvreté » si, bien sûr, l’on prend pour seul critère le revenu… ). Ils ne sont donc, en contre-partie, plus « inscrits » nulle part, plus comptabilisés : ni sur des listes électorales, ni sur les registres du chômage… Et c’est bien là que réside l’inacceptable pour nos sociétés (et leur plus grande liberté) : qu’une population lui échappe, comme ça, sans tambour ni trompette, sans revendication… Qu’une poignée de clochards ou de sans-abri hante certains coins de la ville passe encore, mais là…
En jouant le réseau routier contre le pouvoir, en le détournant de sa fonctionnalité première (par l’acte de rouler pour rouler), les Travellers sont une provocation permanente en raison de leur refus radical de toutes les formes d’assignation (c’est-à-dire y compris de notre « sécurité sociale» …tout « droit » supposant également un « devoir » trop souvent oublié : c’est d’ailleurs pourquoi une certaine pensée de « gauche » est incapable comprendre de telles attitudes sinon en appelant à la rescousse les concepts d’anomie ou de « désafiliation »). Le parlement anglais a d’ailleurs rapidement compris l’enjeu politique de cet exode d’une partie de la jeunesse (et cela malgré le fait que ce phénomène ne concerne pour l’instant qu’une minorité d’entre eux…) en votant illico une loi ré rimant cette forme de nomadisme. Il s’agit là d’étouffer dans l’œuf cette fuite aux conséquences « incalculables » pour tout système normalisateur…
Pourtant, malgré cette loi répressive, les Travellers semblent avoir trouvé une première parade en traversant la Manche… et en jouant l’Europe contre l’Europe elle-même (c’est-à-dire en élargissant les possibilités de fuite) !
Encore un mot sur cet exemple anglais : certains doivent se dire, et l’on pourrait élargir ce propos à toutes les populations qualifiées « d’exclues » (soit dit en passant, il serait nécessaire d’opérer la déconstruction du concept d’exclusion, ce qui reviendrait sans doute par la même occasion à faire le procès de ceux qui justement « qualifient » du haut de leur piédestal… ) que « c’est par nécessité » que ces jeunes prennent la route (tout comme certains font semblant de croire que « c’est par nécessité » que beaucoup de jeunes chômeurs refusent le travail salarié)[[A contrario lire absolument les ouvrages de P. Grell, A. Wery, Héros obscurs de la précarité, L’Harmattan, 1993, de P. Cingolani, L’exil du précaire, Méridiens Klincsieck, 1986 et de R. Zoll, Nouvel individualisme et solidarité quotidienne, Kimé, 1992.. Cette position vise clairement à désamorcer le contenu subversif de telles pratiques (c’est donc une position tout a ait compatible, voire qui se confond, avec celle du pouvoir… ). Or, ce qui est oblitéré dans ce type d’analyse, c’est la capacité qu’ont ces jeunes nomades à fonder des modes de vie durables (leurs modes de vie), ce que on pourrai appeler «des dispositifs opératoires »[[P. Grell, A. Wery, op. cité., malgré les contraintes et les déterminations « structurelles ».
De la même façon, l’ensemble des espaces sociaux investis par les jeunes nomades, ces espaces de « retrouvailles » (quel que soit le nom dont on les affuble : squatt, espace de transitions culturels, centres autonomes, centres sociaux autogérés… ), moments de vie dans une ville quadrillée par l’utile ou le fonctionnel, permettent d’en savoir un peu plus sur ces modes de vie en dévoilant des sociabilités souvent débarrassées du travail et d’une temporalité acquise à l’ordre productif[[Les seuls travaux disponibles sur ces lieux (qui n’ont pas l’air d’intéresser beaucoup de monde…) sont ceux de L. Roulleau-Berger. Comme on l’aura aisément compris, dans ces lieux p us ou moins éphémères, naissent et meurent dans un perpétuel mouvement, pratiques, cultures et modes de vie (ce que L. Roulleau-Berger appelle « les cultures de l’aléatoire »). Ceux-ci (mais méfions-nous : ces lieux sont souvent des non-lieux, c’est-à-dire tout le contraire d’un espace dont la fonction serait définie une fois pour toutes… ) font offices de révélateurs, de points provisoires de fixation et d’émergence : bref, nous devons les considérer comme des bases sociales servant de « laboratoire » (ils sont le haut de l’iceberg d’une socialité à bien des égards nouvelle).
Ainsi par exemple, mieux qu’un long discours sur la nécessité de la réduction du temps de travail (et d’ailleurs de toutes formes de discours construits et théorisés), les pratiques du jeune nomade qui préfère faire la « teuf » et se « re-trouver » avec ses alter-ego, me semblent plus significatives du chemin parcouru et du peu d’entrain pour les charmes du travail. Que celui-ci soit chômeur, stagiaire ou salarié de la fonction publique, n’a plus d’importance : dans ces lieux la distance avec les statuts octroyés par l’État et ses administrations est presque totale ou, en tous cas, le statut n’exerce plus dans ces territoires réels ou symboliques, son pouvoir discriminant ou « identifiant ». Comme le disait J.F. Lae : « le principe des relations de pouvoir, c’est d’identifier les sujets, c’est d’inciter des champs de comportements, c’est d’induire des réponses et des réactions »[[J. F. Lae, Travailler au noir, Éditions Métaillé, Paris, 1989, p.192.. Or, ce qui est manifeste dans ces lieux, c’est bien le refus d’une quelconque assignation ou du classement, c’est-à-dire de toute forme de stabilité (dans les sociabilités, le couple, la temporalité, l’espace ou l’habitat… ). Finalement, le nomade se nomadise lui-même : l’errance spatiale évoquée précédemment nous renvoie ici à une errance identitaire, un jeu qui n’est plus seulement l’expérience du dédoublement entre l’identité au travail (pour ceux qui en ont un) et l’identité hors travail, mais bien la quête de ce que P. Cingolani appelle ces « tutoiements de mondes et d’espaces (où) se donne l’intime nécessité d’un autre à chercher »[[P. Cingolani, L’exil du précaire, Méridiens Klincksieck, Paris, 1986, p.102., ce que je considère comme l’ultime geste de liberté (l’ailleurs poursuivi étant délesté du poids des identités socialement déterminées).
Trouver ses propres formes d’expression, s’expérimenter sans cesse (ce qui est rendu possible dans de tels lieux), débouche alors sur un polymorphisme ravageur, une sorte de jeu de rôle infini… on retrouve ici, la force centrifuge, celle qui « exclut la permanence », propre à la « République de la Multitude » chère à P. Virno[[P. Virno,art751 , Futur Antérieur, n° 19-20, p. 237.. Là, se trouve certainement la nouveauté : car si l’on admettait bien volontiers jusqu’à présent qu’un individu pouvait avoir de multiples facettes, il était tenu d’une certaine manière de faire le grand écart entre celles-ci d’une manière privée (une duplicité « honteuse » en quelque sorte). Désormais, il est des territoires où ce polymorphisme peut se vivre au grand jour comme un mode de vie.
Il y a d’ailleurs, plus d’une analogies entre le mode d’être et d’agir du nomade et les thèmes que développe P. Virno. Comme celui de l’Exode, cette « soustraction entreprenante » dont on voit bien que certaines tribus en on fait leur principe d’action (dans le cas des Travellers, c’est très frappant). Je voudrais ici, donner un dernier exemple qui concerne plus particulièrement l’idée de défection, celle-ci étant, un principe moteur à l’œuvre dans toutes les formes de fêtes.
Ainsi, la multiplication récente et le succès des rave parties[[Les rave sont organisées sur un principe assez différent du concert de rock : il n’y a pas de groupes mais un ou plusieurs D. J., le public dansant sur une musique répétitive, aux rythmes plus ou moins simples produits par des samplers ou des ordinateurs (il n’y a pas d’instruments de musique). L’ambiance est renforcée par un light show souvent redoublé de projection vidéo (images de synthèse)., me semblent significatifs d’une attitude plus profonde qu’il s’agit de ne pas prendre à la légère, comme une simple mode de plus, un épiphénomène culturel qu’on rangera demain au musée des mouvements musicaux.
En effet, le fait de danser pendant des heures voire pendant des jours (c’est le cas, entre autres, de la « love parade » de Berlin qui réunit depuis quelques années plusieurs dizaines de milliers de jeunes pendant au moins 48 heures… certaines rave durant jusqu’à une semaine !) sur des rythmes répétitifs ou circulaires (les seuls qui permettent un état de « transe »), fait exister un temps « chaud », un présent (une communauté de l’instant) et finalement une temporalité que rien ne semble pouvoir altérer… Il faut ici, mettre les rave parties en rapport avec d’autres formes de fêtes car si celles que l’on peut considérer comme plus « conventionnelles » (concerts et autres bals du samedi soir qui répondent tous à une « codification » bien précise… et tolérée plus ou moins par les autorités) posaient déjà problème à toutes les formes de pouvoir en raison de leur potentiel explosif, les « rave » ont considérablement modifié les règles du jeu, en radicalisant les lignes de fuite. Ainsi, loin d’être majoritairement enfermées et circonscrites à des lieux précis (en tout cas pas encore), elles réinvestissent la plupart du temps des friches industrielles, des immeubles inoccupés ou la rue elle-même, les détournant d’une façon ludique et hédoniste, ce que les fêtes traditionnelles ne se permettaient qu’exceptionnellement.
De la même façon, les rave parties échappent à la codification traditionnelle du spectacle (ce qui est aussi le cas des sounds-system), où la séparation entre public et artistes d’une part et spatialement entre la salle et la scène d’autre part est très marquée, voire infranchissable : les rôles sont prédéterminés, seule joue l’identification… alors que dans les rave, c’est dans la salle que se trouve le spectacle, c’est la piste de danse (dancefloor) qui est mise en valeur. Autre caractéristique qui a son importance : la non linéarité des rave. Ainsi, contrairement aux concerts de rock par exemple, qui ont un début, une fin et une progression presque pré-détérminés (un groupe va jouer tant et tant de morceaux et peut-être, faire un ou deux rappels), il n’y a pas vraiment de début et (le fin dans une rave : celle-ci tend à s’éterniser en fonction du « feeling » de chacun (l’éternité, c’est d’ailleurs ce qui échappe à toute détermination chronologique). Pour le nomade amateur de rave parties, s’il y a donc un samedi soir, j’aurais tendance à dire qu’il n’y a plus de dimanche matin… Pourtant, comme dans le cas des Travellers, les rave sont dans l’objectif du pouvoir : les interdictions de rave parties et les arrestations sont nombreuses (toujours les mêmes fallacieux prétextes : elles seraient l’occasion d’un trafic de stupéfiants… ), la police s’étant même dotée d’un « service » spécialisé sur la question…
De plus, la tentative récente de canaliser ce mouvement en incitant à la création d’une charte des organisateurs de fêtes (c’est le versant « soft » de la répression) vise clairement à rendre maîtrisable cette forme de défection (il s’agirait de savoir terminer une fête comme en d’autres temps certains rappelaient qu’il fallait savoir terminer une grève !).
Le principe de défection (et l’on voit bien à travers les fêtes ce qui est fuit : le travail et son éthique, toutes formes de temporalités contraintes et contraignantes, le principe d’identité… ) se double également d’une révolte symbolique par les signes. Je ferais ici un parallèle entre les rave parties et les tags, en soulignant notamment ce qui me semble dans ces pratiques, révélateur d’un autre mode d’action.
J. Baudrillard avait déjà, à propos des tags, mis en évidence le rôle subversif du polymorphisme[[J. Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976 et aussi A. Vulbeau, Du tag aux tag, EPI-DDB, Paris, 1992.. Pour lui les tags n’opposent pas des noms à l’anonymat général mais des pseudonymes, « ils ne cherchent pas à sortir de la combinatoire pour reconquérir une identité impossible de toute façon, mais pour retourner l’indétermination contre le système – retourner l’indétermination en extermination »[[Idem, p. 121.. Ces matricules symboliques et autres pseudonymes (la propension aux pseudos est d’ailleurs caractéristique du mode de vie du nomade urbain, elle imprègne toutes les sphères de sa vie sociale) permettent efficacement de dérouter le système commun des appellations (seul ce jeu affole les boussoles du pouvoir et sauvegarde en même temps le « quant-à-soi »). Cependant, là où tag et rave se rejoignent, c’est bien dans cette révolte par les signes. Le point commun de ces deux pratiques, c’est d’échapper coûte que coûte au principe de signification : ainsi, dans le cas des tags par l’explosion d’une multitude de pseudonymes, et dans le cas des rave parties par la diffusion du son. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a plus de message et par voie de conséquence plus de récupération possible par le pouvoir. Comme le précisait M. Comte à propos des rave : « la techno est une musique automatiquement contestataire selon l’ampleur du bruit qu’elle fait. Le bruit est le centre des enjeux du pouvoir, d’ailleurs les drapeaux ne peuvent rien sans les trompettes … il n’est plus nécessaire de crier des slogans, il faut diffuser du son …»[[M. Comte in Maintenant n° 6, 22 mars 1995, p. 20. De même P. Latronche: «…la techno n’est pas révolutionnaire. Elle ne s’oppose pas au système, c’est pire : elle lui échappe. Elle en est dehors. Pas exclue : ailleurs…» in Maintenant n° 5, 8 mars 1995, p. 9.. Je crois donc qu’il y a dans ces pratiques (qui sont autant de révoltes), une intelligence, une virtuosité (pour reprendre P. Virno), et une maturité comme si les leçons du passé (les impasses et les échecs du militantisme, de l’action organisée… ) avaient été tirées : ainsi, « ce n’est plus le rapport de force qui compte car les signes ne joue pas sur de la force mais sur de la différence, c’est donc par la différence qu’il faut attaquer – démanteler le réseau des codes, des différences codées par de la différence absolue, incodable, sur laquelle le système vient buter et se défaire »[[J. Baudrillard, op. cité, p. 124..
Le rapport des jeunes à la politique n’est donc plus ce qu’il était (ou du moins, ce que l’on croyait qu’il était, car les choses n’ont pas évolué du jour au lendemain) : les pratiques du nomade, dont la figure irréductible hante toutes les sphères de la vie sociale (l’ubiquité sociale du nomade), prennent des formes radicales et sauvages (j’ai essayé, peut-être trop succinctement, d’en désigner quelques unes). Les règles du jeu social ne sont plus respectées : l’errance, le refus de toutes formes d’assignation et la défection sont autant de dénis des pouvoirs établis ou futurs. Et, si je peux me permettre un jugement de valeur, je crois que c’est une bonne chose. D’autant que le nomade ne prétend pas «faire » de la politique ou s’y intéresser. De plus, quelles que soient les formes que prennent ces pratiques ou modes de vie, l’on reste très éloigné de l’ascétisme et autres vertus rigoristes : le nomade aime faire la fête, le « fun » est omniprésent, partie intégrante de ses actions et manières d’être (d’où le succès de toutes les formes de détournement). La rupture ne s’inscrit donc plus dans un futur qu’il s’agit de « bâtir » patiemment ou dans un hypothétique grand soir (c’est-à-dire qu’elle ne prend plus la forme ni d’une accumulation, ni d’un affrontement) mais bien dans un quotidien, un présent revitalisé