Refoulée par la sémiotique, la psychanalyse et d’autres sciences sociales, l’esthétique est devenue en France un phénomène marginal souvent relégué aux échelons de la spéculation métaphysique. Bien qu’elle soit à certains égards un produit de la philosophie idéaliste allemande des siècles passés (le mot aesthetica/Ästhetik a été introduit par A. G. Baumgarten – 1714-1762 – à l’époque des Lumières), il serait erroné de la considérer, à l’heure actuelle, comme une relique de l’âge « préscientifique ».
Car le problème fondamental de l’esthétique, la question de savoir si l’art a un équivalent conceptuel et s’il peut être expliqué par des concepts, n’a pas été résolu par les théories contemporaines de la critique littéraire dans laquelle les idées d’ouverture et de polysémie continuent à faire concurrence aux idées de monosémie et aux tentatives de réduction conceptuelle. Qu’on pense à la critique adressée à Charles Mauron et Lucien Goldmann par Roland Barthes qui reproche à la psychocritique et au marxisme de réduire le texte littéraire – une « galaxie de signifiants », selon Barthes[[R. Barthes, S/Z, Paris, seuil, 1970, p. 12 – à une structure conceptuelle, au signifié saussurien : « C’est ce qui explique qu’avec un signifié fort, les critiques de Goldmann et de Mauron sont sans cesse menacées par deux fantômes, d’ordinaire fort hostiles à la signification ; dans le cas de Goldmann, le signifiant (l’œuvre, ou pour être plus exact le relais que Goldmann introduit justement et qui est la vision du monde) risque toujours d’apparaître comme le produit de la conjoncture sociale, la signification servant au fond à masquer le vieux schéma déterministe; et dans le cas de Mauron, ce même signifiant se dégage mal de l’expression chère à l’ancienne psychologie (…)[[R. Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 268.. »
L’opposition entre polysémie et monosémie, entre l’ouverture du signifiant et la clôture conceptuelle, qui sous-tend presque toutes les querelles de la Nouvelle Critique des années soixante, s’avère être l’enjeu principal de quelques autres discussions littéraires. A l’ouverture du texte sur laquelle insistent – après les structuralistes de Prague (Mukarovsky, Vodicka) – les représentants de l’esthétique de la réception de l’École de Constance, les marxistes de l’ancienne RDA (Weimann, Naumann) opposent le « sens » de l’œuvre sans lequel la notion de réalisme ne saurait survivre[[Voir par exemple : Gesellschaft – Literatur – Lesen. Literaturrezeption in theoretischer Sicht, Berlin-Weimar, Aufbau Vlg., 1975 (22è éd.), p. 368-369.. Leur conception de l’art, de la littérature est d’origine hégélienne et contredit l’orientation kantienne de la sémiotique pragoise et de l’École de Constance qui partent de l’idée que toute réduction conceptuelle de l’œuvre d’art est un tour de force qui ne paie pas au niveau théorique.
Pourtant, l’antagonisme entre les conceptions monosémiques et les conceptions polysémiques de l’art ne polarise pas seulement les discussions contemporaines ; il pénètre aussi dans les théories individuelles, où il produit une oscillation perpétuelle entre le pôle de l’ouverture et celui de la clôture textuelle. Des auteurs aussi différents que Theodor W. Adorno, Martin Heidegger et Hans Georg Gadamer ont développé des théories esthétiques qui font sans cesse la navette entre la conceptualisation de l’art et sa négation. Chez Adorno, cette négation est due aux éléments mimétiques de l’art par lesquels celui-ci résiste à la communication : « La mimésis en art, c’est le préspirituel, le contraire de l’esprit et, en retour, ce à partir de quoi il s’illumine. » Adorno ajoute : « Toutes les oeuvres d’art, et l’art en général, sont des énigmes. La théorie de l’art en fut de tous temps irritée. Le fait que les oeuvres disent quelque chose et en même temps le cachent, place le caractère énigmatique sous l’aspect du langage[[T. W. Adomo, Théorie esthétique, Paris, Klincksiedc, 1989, p. 157 et p. 159.. » Dans un contexte bien différent, cet aspect du langage a été examiné par Martin Heidegger qui introduit les métaphores de « Welt » (« Monde ») et « Erde » (« Terre ») pour circonscrire d’une part le caractère communicatif de l’œuvre, son ouverture au monde (« Welt »), et d’autre part sa résistance à la communication du sens, son hermétisme tellurien (« Erde »)[[M. Heidegger, Der Ursprung des Kunstwerks, Stuttgart, Reclam, 1960, p. 45-54.. Gadamer part de cette distinction heideggerienne pour projeter le problème sur le plan de l’esthétique herméneutique. Dans Vérité et méthode (Wahrheit und Methode, 1960), il se situe – comme Adorno, mais dans un contexte conservateur et idéaliste – entre Kant et Hegel : d’une part, il reproche à Kant d’avoir négligé le contenu de vérité (Wahrheitsgehalt) de l’art en privilégiant ses aspects non conceptuels (ohne Begriff) ; d’autre part, il reproche à Hegel d’avoir méconnu le fait que la vérité artistique est irréductible au concept, à ce que Hegel appelle « das sinnliche Erscheinen der Idee »[[G.W.F. Hegel, Vortesungen über die Ästhetik tome I, Frankfurt, Suhrkamp, 1970, p. 25..
1) Kantisme, hégélianisme et romantisme : aux origines de la théorie de la littérature
Adorno, Heidegger et Gadamer révèlent, chacun à sa façon et dans des contextes fort hétérogènes, les origines philosophiques et esthétiques de la problématique théorique contemporaine. Celle-ci est née au cours du dialogue séculaire entre le kantisme et l’hégélianisme qui, loin de toucher à sa fin, prend de nouvelles formes, par exemple dans le domaine sémiotique, où la recherche de structures profondes initiée par Greimas est contestée par la théorie de l’œuvre scriptible, polysémique et ouverte développée par Barthes et Eco.
La position kantienne est bien connue : Kant définit le Beau comme un phénomène qui plaît « sans concept » (« ohne Begriff)[[Voir : I. Kant, Kritik der Urteilskraft, Frankfurt, Suhrkamp, Werke tome 10, 1968, p. 249-250. et qui devrait être considéré par le spectateur avec désintéressement ou détachement. En adoptant la perspective du spectateur il ébauche une théorie esthétique qui se distingue radicalement de l’approche hégélienne qui privilégie l’auteur et la production artistique. En situant le producteur et la production au centre de la scène, Hegel doit nécessairement poser la question du sens et de son articulation historique : comment le sens est-il exprimé par les différentes consciences historiques ? quelles formes correspondent aux différentes phases de la conscience historique ? C’est à ces questions que cherche à répondre l’esthétique hégélienne dans laquelle les oeuvres d’art et l’art en général sont déduits des systèmes conceptuels.
A la différence de Kant qui affirme que le Beau naturel et artistique plait « sans concept » Hegel part de l’idée qu’une définition conceptuelle de l’art est possible et que l’œuvre individuelle est accessible à l’analyse philosophique : « C’est pourquoi l’œuvre d’art, dans laquelle la pensée s’aliène d’elle-même, fait partie du domaine de la pensée conceptuelle, et l’esprit, en la soumettant à l’examen scientifique, ne fait que satisfaire le besoin de sa nature la plus intime[[G.W.F. Hegel, Introduction à l’esthétique, Paris, Aubier-Montaigne, 1964, p. 32.. » L’analyse philosophique ou scientifique (science et philosophie sont des synonymes pour Hegel) dépasse donc l’altérité du phénomène artistique en reconnaissant dans celui-ci sa propre création. Il s’agit d’un acte d’appropriation (« Aneignung ») au sens hégélien du terme et d’un dépassement philosophique de l’aliénation.
Pourtant, Hegel – comme plus tard les marxistes hégéliens – peut affirmer qu’il ne réduit pas l’art au concept dans la mesure où il reconnaît dans le caractère sensible de l’art (« sinnlich ») ce qui le distingue de la pensée philosophique et religieuse : « Mais il diffère de la religion et de la philosophie par le fait qu’il possède le pouvoir de donner de ces idées élevées une représentation sensible qui nous les rend accessibles[[Ibid., p. 41.. » Malgré cette distinction on voit à quel point Hegel considère la fonction esthétique comme une fonction auxiliaire et l’art tout entier comme un serviteur de la philosophie : il sert à illustrer les idées de celle-ci, à les rendre accessibles aux sens.
Si l’on tient compte de cette subordination de l’art à la pensée conceptuelle, on n’est guère surpris d’entendre Hegel affirmer au niveau historique que « dans la hiérarchie des moyens servant à exprimer l’absolu, la religion et la culture issue de la raison occupent le degré le plus élevé, bien supérieur à celui de l’art »[[Ibid., p. 42.. Adorno a donc raison en reprochant à Hegel d’avoir fondé une esthétique hétéronome et d’avoir été, à bien des égards, le précurseur de l’hétéronomie marxiste, telle qu’elle apparaît plus tard chez Lukacs, Leo Kofler et Lucien Goldmann[[Voir: T.W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 125: « Hegel considérait l’esprit dans l’art comme un stade de ses manifestations, déductible à partir du système pur et univoque pour ainsi dire en tout genre et potentiellement en toute oeuvre d’art, au détriment de la qualité esthétique de l’ambiguïté. Mais l’esthétique n’est pas une philosophie appliquée. ».
Bien avant Adorno la subordination hégélienne de l’art à la pensée conceptuelle fut contestée par les représentants du romantisme, en particulier par les frères Schlegel, dont les écrits sont traités par Hegel avec la condescendance d’un philosophe professionnel qui daigne s’abaisser au niveau des amateurs[[Voir: G.W.F.Hegel, Introduction à l’esthétique, op. cit., p. 129-130.. L’aversion de Hegel n’est pas un hasard mais témoigne de sa méfiance à l’égard des auteurs romantiques qui chantent les louanges de l’obscurité du langage.
C’est surtout Friedrich Schlegel qui, dans son célèbre traité « Sur l’incompréhensibilité » (« Über die Unverständlichkeit »), insiste sur l’opacité du mot, tout en admettant que l’art et la science sont les principales sources de cette opacité ou incompréhensibilité : « … Je voulais démontrer que l’on obtient la plus parfaite et la plus pure incompréhensibilité de la science et de l’art, de la philosophie et de la philologie qui, en tant que telles, visent la compréhension et l’intelligibilité …[[F. Schlegel, « Über die Unverständlichkeit », in : F. Schlegel, Kritische Ausgabe tome III, Paderborn, Schöningh, 1967, p. 363.. »
En posant les problèmes du paradoxe et de l’ironie, qui apparaissent clairement dans le passage cité, Schlegel lance un défi au rationalisme des Lumières (Aufklärung) qui ne saurait accepter l’idée hérétique que la science et la philosophie rendent plus épaisse l’obscurité de la parole au lieu de répandre la lumière de la raison. Mais le penseur romantique ne provoque pas seulement les rationalistes, dont la philosophie est en déclin au début du XIXè siècle, il défie aussi l’autorité du système hégélien qui cherche à rendre la réalité transparente en identifiant le Sujet et l’Objet. En fin de compte, il provoque Hegel qui se venge dans son Esthétique en se moquant du dilettantisme des philosophes romantiques.
Le romantisme des frères Schlegel ne s’oppose pas seulement à la pensée systématique et à l’idée hégélienne d’une compréhension englobante, totalisante ; il rejette aussi toute tentative pour subordonner l’art à la pensée conceptuelle. Dans ses commentaires sur l’incompréhensibilité, F. Schlegel admet sans ambages qu’il « considère l’art comme le noyau de l’humanité » (« daß ich die Kunst für den Kern der Menschheit halte »)[[Ibid., p. 366.. A la différence des rationalistes et des hégéliens qui réduisent l’art à sa fonction didactique (Gottsched) ou en font un serviteur de la philosophie, les romantiques insistent sur la supériorité de l’art et de la poésie sur la pensée conceptuelle. Ils sont les premiers à attaquer le logocentrisme de l’époque et leur critique de la raison des Lumières et de la raison dialectique anticipe, à bien des égards, celle de Jacques Derrida et des déconstructionnistes américains. Ce n’est pas par hasard, me semble-t-il, que ces derniers Se réclament souvent du romantisme allemand et anglais. (J’y reviendrai).
F. Schlegel apparaît comme un précurseur de la déconstruction lorsqu’il se demande – non sans un clin d’œil ironique – « si l’incompréhensibilité est vraiment un mal méprisable » : « Aber est denn die Unverständlichkeit etwas so durchaus Verwerfliches und Schlechtes ?[[Ibid., p. 370.. » A cette question rhétorique il répond – on pouvait s’y attendre – que la survie de l’humanité dépend de l’obscurité relative dans laquelle nous vivons : « En effet, vous seriez épouvantés si l’univers tout entier devenait vraiment compréhensible, comme vous l’exigez[[Ibid.. »
Bien que la théorie de Jacques Derrida ne puisse être considérée comme une apologie systématique de l’obscurité, il est clair que le romantisme de Schlegel anticipe, au moins à certains égards, sur les discours de la déconstruction. Sa modernité, son actualité consiste à avoir mis le doigt sur la difficulté principale de la philosophie et de la science : la tentation – rationaliste et hégélienne – de nier les limites de la connaissance et d’identifier un Sujet dominateur avec un Objet dominé. A bien des égards, la pensée romantique est un retour à Kant (qui a exercé une forte influence sur le jeune F. Schlegel) : à son idée que la connaissance du Sujet est limitée et que la « Chose en soi » (« des Ding an sich ») est insaisissable. Pourtant, les romantiques vont bien plus loin que Kant en exaltant l’opacité du langage et en préconisant l’abolition des genres (« Mischung aller Dichtarten », F. Schlegel), ainsi que la dissolution de la science dans l’art: « Toute la nature et toute la science doit devenir art[[F. Schlegel, in : R. Belgardt, Romantische Poesie. Begriff und Bedeutung bei Friedrich Schlegel, Den Haag-Paris, Mouton, 1969, p. 24.. » Avec cette exigence ils annoncent le programme déconstructeur de Derrida qui refuse de reconnaître la distinction entre littérature et théorie.
Leur modernité, comme celle de la déconstruction, est problématique: d’une part, ils ont raison de dénoncer l’absolutisme conceptuel des rationalistes et de Hegel ; d’autre part, ils ont tort (comme Derrida) de négliger le potentiel cognitif d’un discours théorique qui ne prétend ni tout embrasser ni tout connaître, mais qui s’oriente vers la dialectique, la réflexion et le dialogue critique. Les romantiques – anciens et modernes – ont tort de se détourner des sciences sociales et de négliger leur potentiel critique[[Voir à ce sujet ma critique dans: « Adorno et la crise du langage: pour une critique de la parataxes », in : Revue d’Esthétique n° 8, 1985, p.118-123.. Ils on tort, enfin, de passer sous silence les aspects conceptuels de l’art et de la littérature, des aspects que la linguistique, la sémiotique et la sociologie ont mis en relief et dont la reconnaissance n’est pas en contradiction avec la polysémie, avec l’ouverture du signe artistique. En prenant le contre-pied du rationalisme, les romantiques et les déconstructionnistes ont opté pour une position esthétique extrême qui les empêche de tenir compte de la dialectique esquissée plus haut entre la polysémie et la monosémie du texte : entre son ouverture et sa clôture conceptuelle. Ils ne voient que la dissémination du sens, et ignorent le fait que même le texte romantique ou déconstructeur tend à affirmer un sens particulier et univoque face à des sens hostiles rationalistes ou hégéliens, par exemple.
2) Du romantisme à Nietzsche et Derrida
C’est à juste titre, me semble-t-il, que Karl Löwith postule une parenté philosophique entre Nietzsche et les jeunes hégéliens (Stirner, Ruge, Feuerbach)[[Voir : K. Löwith, Von Hegel zu Nietzsche, Hamburg, Felix Meiner Vlg., 1986, p. 192-198. ; pourtant, une telle parenté existe également entre Nietzsche et les auteurs romantiques. Elle apparaît surtout au niveau du langage, où les romantiques insistent sur l’ambiguïté du mot, où Nietzsche cherche à déconstruire la vérité par la rhétorique de la métaphore.
A l’instar de F. Schlegel qui se moque de la prétention des discours rationalistes et hégéliens d’énoncer le vrai, Nietzsche inaugure une décomposition systématique du concept métaphysique de vérité. Dans un essai polémique devenu célèbre, il s’interroge sur le caractère de la vérité et répond : « Une cohue grouillante de métaphores, métonymies, anthropomorphismes(…) », « Ein bewegliches Heer von Metaphern, Metonymien, Anthropomorphismen (…)[[F. Nietzsche, « über Wahrheit und Lüge im aussermoralischen Sinne », in F. Nietzsche, Werke tome V, München, Hanser, 1980, p. 314.. »
A cette déconstruction rhétorique (figurative) du concept métaphysique de vérité correspond chez Nietzsche une critique radicale de la notion d’essence : « Le mot ” apparence ” contient un grand nombre de séductions, ce qui explique pourquoi je l’évite: car il n’est pas vrai que l’essence des choses apparaît dans le monde empirique. » (« Das Wort ” Erscheinung ” enthält viele Verführungen, weshalb ich es möglichst vermeide : denn es ist nicht wahr, daβ das Wesen der Dinge in der empirischen Welt erscheint »)[[Ibid., p. 317.. Cette polémique contre la métaphysique de l’essence pourrait être lue comme une diatribe contre le système de Hegel dans lequel il s’agit de révéler « l’essence derrière les apparences ». Qu’on pense à la définition hégélienne de la fonction esthétique qui consiste à dégager la vérité sous-jacente aux apparences éphémères : « C’est ainsi, encore une fois, que loin d’être, par rapport à la réalité courante, de simples apparences et illusions, les manifestations de l’art possèdent une réalité plus haute et une existence plus vraie[[G.W F. Hegel, Introduction à l’esthétique, op. cit., p. 38-39.. »
Or Nietzsche opère une inversion hiérarchique entre l’apparence et l’essence : non seulement en révélant le caractère figuratif (métaphorique, métonymique, non conceptuel) du langage, mais en insistant aussi sur la primauté de l’apparence dans l’art qu’il définit comme « la bonne volonté de réaliser l’apparence », « als den guten Willen zum Scheine »[[F. Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft, in : F. Nietzsche, Werke tome III, op. cit., p. 113.. Comme les romantiques, mais avec des instruments théoriques plus précis, Nietzsche sape les fondements de la domination conceptuelle en philosophie et en esthétique. A cet égard, il apparaît comme le principal précurseur de Derrida, Paul de Man et Geoffrey H. Hartman qui, en mettant l’accent sur les aspects rhétoriques[[Voir par exemple : P. de Man, The Resistance to Theory, Minneapolis, Univ. of Minnesota Press, 1986. du langage, nient le concept de vérité et, avec celui-ci, la possibilité de définir les oeuvres d’art sur le plan conceptuel en dégageant leurs contenus de vérité ou leurs structures profondes.
C’est à juste titre que Ernst Behler nous rappelle le rôle du jeu dans la déconstruction nietzschéenne et derridienne de la domination conceptuelle de la vérité[[Voir : E. Behler, Derrida-Nietzsche-Nietzsche-Derrida, Paderborn, Schöningh,1988,p.86.. Car dans L’Écriture et la différence, Derrida se réclame de Nietzsche qui aurait substitué la notion de jeu aux concepts métaphysiques de « l’Être » et de « la Vérité » : « … Il faudrait sans doute citer la critique nietzschéenne de la métaphysique, des concepts d’être et de vérité auxquels sont substitués les concepts de jeu, d’interprétation et de signe (de signe sans vérité présente) …[[J. Derrida, L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 412.. »
Renouant avec la critique du dernier Barthes, qui, lui aussi, se réclame de Nietzsche pour délivrer le signifiant interprétable, scriptible de l’emprise du signifié[[J’ai commenté les rapports entre l’esthétique de Nietzsche et la sémiologie de Barthes dans : Literarische Ästhetik. Methoden und Modelle der Literaturwissenschaft, Tübingen, Francke, 1991., Derrida introduit la notion de différance en tant que renvoi perpétuel de la présence du sens, de la vérité. Cette différance peut être conçue comme un jeu, une collusion ininterrompue de signifiants : « Et si le sens du sens (au sens général de sens et non de signalisation), c’est l’implication infinie ? Le renvoi indéfini de signifiant à signifiant ? Si sa force est une certaine équivocité pure et infinie ne laissant aucun répit, aucun repos au sens signifié, l’engageant, en sa propre économie, à faire signe encore et à différer ? Sauf dans le Livre irréalisé de Mallarmé, il n’y a pas d’identité à soi de l’écrit[[J. Derrida, L’Écriture et la différence, op. cit., p. 42.. » Comme les romantiques, comme Nietzsche, Derrida s’oriente vers le signifiant polysémique de la poésie, en particulier de la poésie mallarméenne à laquelle il emprunte la notion de dissémination.
Avant d’aborder les rapports entre la déconstruction et Mallarmé j’aimerais retourner à l’économie du signe chez Derrida et à son concept de « différance » qui devrait être situé dans la problématique esthétique esquissée plus haut. Selon Derrida il est impossible de fixer le sens d’un texte littéraire ou autre, étant donné que la répétition d’un mot, loin de garantir son identité sémantique (la « présence du sens »), mène à la dissolution de son sens. A propos de Husserl il remarque : « L’idéalité absolue est le corrélat d’une possibilité de répétition indéfinie[[J. Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1983 (4è ed.), p. 58.. » Or une telle répétition au sens de « re-présentation » (« Vergegenwärtigung » de Husserl) n’est pas possible sans une altération, une destruction permanente du sens : car chaque fois qu’un mot apparaît dans un contexte nouveau, il diffère de lui-même par rapport au contexte antérieur. Sa répétition ou, comme dit Derrida son itérabilité, devient la cause principale de son éclatement.
Le fait qu’on a souvent abusé de ce théorème de Derrida pour justifier des interprétations arbitraires ou des courants philosophiques irrationnels, ne devrait pas faire oublier le noyau rationnel du théorème. Car celui-ci est la contrepartie romantique et nietzschéenne de la thèse rationaliste selon laquelle l’itération ou l’itérativité d’un sème constitue le sens du syntagme ou du discours en tant que structure transphrastique. La définition du concept d’isotopie proposée par Algirdas J. Greimas et ses disciples me semble être une illustration particulièrement claire de cette thèse à la fois cartésienne et hégélienne : « l’itérativité, le long d’une chaîne syntagmatique, de classèmes qui assurent au discours-énoncé son homogénéité »[[A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 197.. Ce n’est pas par hasard que le concept d’itérativité est à son tour défini par rapport à la notion d’identité: « L’itérativité est la reproduction, sur l’axe syntagmatique, de grandeurs identiques ou comparables[[Ibid., p. 199.. »
Identiques ou comparables ? On peut constater, à cet endroit, que le rationalisme n’est pas tout à fait sûr de lui-même : doit-il postuler l’identité tout court, ou peut-il se montrer flexible et faire une concession au glissement du sens, à ce que Derrida appelle itérabilité ?
Il serait erroné de transformer ce dilemme théorique en une situation tragique et de se sentir obligé de défendre ou bien la thèse rationaliste ou bien la thèse déconstructionniste. Car il est clair – et le point de vue adopté par Adorno, Gadamer et Heidegger le montre amplement – que les deux extrêmes se touchent et que l’itérativité ou la redondance sémantique est à la fois une source de cohérence, de clarté et une source de polysémie, de dissémination. En apparaissant dans un contexte nouveau, un mot comme « existence », « essence » ou « idée » contribue à la cohérence du texte, dans la mesure où il relie le nouveau contexte aux contextes antérieurs ; mais en même temps il acquiert un sens qui dépasse et qui peut contredire ses sens précédents. S’il était toujours identique à lui-même, il ne nous dirait rien, parce qu’il manquerait de complexité, d’innovation. Il ne nous dit rien non plus s’il perd son identité dans un discours débordé par sa complexité, ses différences et ses contradictions. Un discours – littéraire ou théorique – est donc toujours un équilibre précaire entre l’organisation qui tend à la monosémie et la complexité qui tend à la polysémie, au débordement du sens.
En négligeant cette dialectique entre organisation et complexité et en adoptant le point de vue extrême des romantiques, de Nietzsche, Derrida doit remplacer le critère de cohérence par celui de dissémination. Une confrontation rapide entre son interprétation « romantique », « nietzschéenne » de l’œuvre de Mallarmé et l’interprétation « classiciste » et hégélienne proposée par Jean-Pierre Richard révèle à quel point les deux positions extrêmes, la déconstruction et l’hégélianisme totalisant, sont complémentaires.
Dans son ouvrage volumineux sur L’Univers imaginaire de Mallarmé (1961), Jean-Pierre Richard adopte une perspective à la fois herméneutique et hégélienne. Dans un chapitre qui porte le titre significatif « Vers une dialectique de la totalité », il postule des analogies entre la poésie mallarméenne et la philosophie de Hegel : le poète y apparaît comme un hégélien qui cherche, au niveau de l’écriture, à saisir le contexte global, la totalité. Dans l’introduction, il est déjà question du « grand projet mallarméen d’unification du monde par le livre » et des « grandes significations unifiantes »[[J.-P. Richard, L’Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 16 et p. 18..
Bref, il s’agit pour Jean-Pierre Richard de reconstruire la cohérence thématique de l’œuvre du poète. Sa tentative de reconstruction s’oriente, comme les analyses structurales de Greimas, vers le concept d’itération en tant que concept général, thématique : « L’itération même des motifs et une certaine austérité du matériel sensible nous y garantissent, sous la complexité des lacis ou des modulations, la rigueur du développement thématique[[Ibid., p. 22.. » Richard, qui se réclame de Hegel et Ricœur, parie donc pour la cohérence, pour la « dialectique de la totalité ». Son engagement totalisant nous rappelle celui de Lucien Goldmann qui développe une herméneutique hégélienne (lukacsienne) en analysant, dans Le Dieu caché, les rapports entre « le tout et les parties ». Richard semble renouer avec le projet goldmannien lorsqu’il écrit à propos de Mallarmé : « La partie n’aura de sens que par rapport à un ensemble, mais l’ensemble lui-même n’affichera son sens que grâce à une mise en relation de toutes ses parties[[Ibid., p. 432.. » C’est surtout au niveau métaphorique que Richard espère constituer des réseaux signifiants: des ensembles, des subsystèmes.
Jacques Derrida a dû se sentir provoqué par ce projet de totalisation et en particulier par une affirmation logocentriste à la page 380 : « Contre la dissémination du sens, le mot heureux campera donc la vérité d’un dur relief. » Or la déconstruction peut fort bien tolérer le non sens, mais elle ne saurait s’accommoder à une telle monstruosité métaphysique – d’autant plus que Richard se sert du mot mallarméen « disséminer » pour étayer son raisonnement[[Voir : S. Mallarmé, « Préface à “Vathek” », in : S. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1945, p. 565..
C’est ce qui explique la véhémence – à la fois romantique et nietzschéenne – avec laquelle Derrida polémique contre « l’atmosphère intimiste, symboliste et néohégélienne »[[J. Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 303. de l’analyse thématique. Il s’agit de délivrer le mot « disséminer » du joug hégélien, de le soustraire à l’emprise de la métaphysique de la totalité et d’en faire un concept-clé de la déconstruction.
Derrida cherche à démontrer – on pouvait s’y attendre – qu’il n’y a pas chez Mallarmé un « signifié en dernière instance » ou « un référent en dernière instance »[[Ibid., p. 236.. Il cite, à l’appui de cette thèse, toutes les ambiguïtés et polysémies du poème mallarméen et révèle à quel point une lecture attentive des textes en question transforme l’itérativité thématique, dont se réclame Richard, en itérabilité, en dispersion sémantique: en dissémination.
Ainsi, le thème du pli (mot récurrent chez Mallarmé) inséré par Richard dans une totalité sémantique cohérente, est déconstruit par Derrida qui insiste sur « tout ce qui dans le pli marque aussi la déhiscence, la dissémination, l’espacement, la temporisation, etc. »[[Ibid., p. 303.. Dans le contexte théorique que je viens de construire ici, une certaine importance revient sans doute au mot « aussi » : car Derrida ne nie pas l’existence des thèmes analysés par Richard (pli, blanc, azur), mais la possibilité de les rassembler dans une totalité conceptualisée qui serait la vérité.
A la différence de l’herméneutique totalisante de Richard, la dissémination préconisée par Derrida ne connaît aucune fixation conceptuelle. Elle exclut même la distinction traditionnelle entre le « sens originel » et le « sens métaphorique ». Dans une situation critique, où la vérité elle-même se trouve réduite à une « cohue grouillante de métaphores », toute tentative pour « expliquer » la métaphore par le concept est d’emblée vouée à l’échec. Il n’y a que la figure et la philosophie se transforme en rhétorique au sens nietzschéen du terme : « La dissémination des blancs (nous ne dirons pas de la blancheur) produit une structure tropologique qui circule infiniment sur elle-même par le supplément incessant d’un tour de trop : plus de métaphore, plus de métonymie. Tout devenant métaphorique, il n’y a plus de sens propre et donc plus de métaphore[[Ibid., p. 290.. » Le pli est irréductible au concept de métaphore : non seulement parce que le sens propre s’évanouit, mais aussi parce que ce signifiant mallarméen revêt des significations contradictoires : « Le pli est à la fois la virginité, ce qui la viole, et le pli qui n’étant ni l’un ni l’autre et les deux à la fois, indécidable, reste comme texte, irréductible à aucun de ces deux sens[[Ibid., p. 291.. »
La critique adressée par Derrida à l’analyse thématique, à une « dialectique de la totalité », montre à quel point la théorie littéraire oscille entre la construction totalisante et la déconstruction : entre le classicisme hégélien et le romantisme nietzschéen. Il ne s’agit pas de suivre ses mouvements dictés par la mode (le marché), mais de les comprendre pour pouvoir les intégrer à une théorie dialectique qui fait la navette entre la monosémie et la polysémie, entre la clôture et l’ouverture du texte. Une telle théorie prendrait comme point de départ l’accord fondamental entre Richard et Derrida concernant l’existence de certains « thèmes » (« isotopies sémantiques ») chez Mallarmé. Cet accord – tacitement présupposé par la critique de Derrida – montre qu’il existe des faits que même la déconstruction ne saurait nier. Or ces faits pourraient servir de point de départ à une théorie dialectique qui cherche à joindre les positions extrêmes et à constituer des objets (par exemple le texte de Mallarmé) au niveau dialogique : sur le plan du dialogue théorique. Je n’entends pas aborder les problèmes d’une telle théorie que j’ai développée ailleurs. A la fin d’un article sur l’esthétique de la déconstruction, il me semble plus pertinent de retourner à l’influence du romantisme et de Nietzsche.
3) Geoffrey H. Hartman : romantique et nietzschéen
L’influence des auteurs romantiques et de Nietzsche est aussi importante chez Paul de Man, J. Hillis Miller et Harold Bloom que chez Geoffrey H. Hartman. Ce qui rend Hartman particulièrement intéressant dans le cadre de cet exposé c’est la critique qu’il adresse au classicisme hégélien auquel il oppose consciemment une conception romantique et nietzschéenne du texte.
Comme Derrida lui-même, Hartman situe la problématique de la déconstruction par rapport à l’antagonisme entre Hegel et Nietzsche. A propos de la déconstruction de Derrida il remarque qu’elle s’oriente à la fois vers le passé et l’avenir, qu’elle prend deux directions opposées : « La première est le passé qui commence avec Hegel qui est toujours parmi nous ; l’autre est l’avenir qui commence avec Nietzsche qui est revenu parmi nous, dans la mesure où il a été découvert par la pensée française récente[[G. H. Hartman, Saving the Text. Literature/Derrida/Philosophy, Baltimore-London, John Hopkins Univ. Press, 1981, p. 28.. » Celle-ci est un peu naïvement identifiée par Hartman à la déconstruction et en particulier à Glas de Derrida, à un livre qui surmonte les oppositions logocentristes entre littérature et théorie, littérature et philosophie. Selon Hartman, Glas a été écrit contre les prétentions absolutistes de Hegel et devrait être lu comme une déconstruction systématique du savoir absolu, car « Glas (…) est écrit à l’ombre de Hegel pour écarter les prétentions absolutistes de celui-ci et pour faire naître un ouvrage négatif et profondément critique d’art philosophique (philosophic work of art) »[[G. H. Hartman, Criticism in the Wilderness. The Study of Literature Today, New Haven-London, Yale Univ. Press, 1980, p. 38..
Il s’agit donc de dépasser le classicisme hégélien par des moyens romantiques et nietzschéens. G. Douglas Atkins a tout à fait raison en insistant, dans son livre sur Hartman, sur les origines romantiques de ce représentant américain de la déconstruction : « Il a fait sa réputation comme spécialiste du romantisme. » (« His reputation was made as a scholar of Romanticism »)[[G. Douglas Atkins, Geoffrey Hartman. Criticism as Answerable Style, London, Routledge, 1990, p. 46.. C’est à juste titre que Douglas Atkins évoque les travaux de Hartman sur Wordsworth[[Voir: Ibid., p. 46-47. ; pourtant, Hartman lui-même se réclame à plusieurs reprises du romantisme allemand et en particulier de Friedrich Schlegel qui chercha à développer une « critique synthétisante » (« synthesizing criticism ») « qui combinerait l’art et la philosophie »[[G. H. Hartman, Criticism in the Wilderness, op. cit., p. 38..
Comme Schlegel, Hartman exalte le fragment et l’ouverture du texte, dont les ruptures, les ambiguïtés et les ironies déjouent toutes les astuces de la raison totalisante et toutes les tentatives de lecture homogène, totale. A bien des égards, sa critique littéraire est un retour conscient aux controverses entre Hegel et les auteurs romantiques. Dans ces controverses, Hartman n’hésite pas à prendre le parti des romantiques dont l’opposition au rationalisme des Lumières et au système hégélien acquiert une certaine actualité dans une société fragmentée qui tend à refuser l’harmonie classiciste au nom de l’hétérogénéité et de la polyphonie ouverte.
Pourtant, le romantisme de Hartman n’est plus tout simplement romantique : il est médiatisé par l’influence de Nietzsche que Hartman considère à juste titre comme l’antipode de Hegel. C’est grâce à Nietzsche et sa conception rhétorique, figurative du langage que le critique américain peut tenter de surmonter le décalage institutionnalisé entre le discours littéraire et le discours critique. En adoptant une perspective nietzschéenne, il peut présenter le nouveau critique, le critique déconstructeur, non plus comme un serviteur de l’Auteur originel, comme un auteur secondaire, mais comme un Créateur autonome, de plein droit. (Il est évident que, dans ses polémiques contre le caractère secondaire, dérivé de la critique littéraire, Hartman est un héritier du New Criticism anglo-américain. A la différence des théoriciens de la Nouvelle Critique française dont la plupart étaient des sémioticiens, des sociologues ou des psychanalystes, les New Critics, qui refusaient de s’orienter vers les sciences sociales, ne savaient à quel saint se vouer : ils étaient des « littéraires » sans faire de la littérature).
Hartrnan, lui, devient auteur autonome grâce à sa transgression nietzschéenne et romantique de la frontière institutionnelle entre critique, philosophie et littérature. Son modèle est Glas, « un ouvrage dans lequel le commentaire devient littérature, parce que le discours philosophique, la présentation figurative et la critique littéraire s’y confondent »[[Ibid., p. 200..
Parallèlement à cette dissolution des genres établis, Hartman développe une « herméneutique de l’indétermination » (« hermeneutics of indeterminacy »), dont il attend avant toute chose un renoncement aux tentatives logocentristes pour définir le texte littéraire de manière univoque, monosémique. C’est une herméneutique qui met en relief les « ambiguïtés » et les « indéterminations » (« ambiguides », « indeterminacies ») du texte en privilégiant un mode de lecture régi par le « doute et le délai » (« doubt and delay »)[[G. H. Hartman, Easy Pieces, New York, Columbia Univ. Press, 1985, p. 182..
A cet égard on peut constater une certaine ressemblance entre cette approche déconstructrice et la théorie de Theodor W. Adorno qui reproche à l’esthétique hétéronome son « intolerance of ambiguity »[[T. W. Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 154. (Ästhetische Theorie, Frankfurt, Suhrkamp, 1970, p. 176: en anglais dans l’original). Il n’est donc pas étonnant que Hartman lui-même se réclame de ce qu’il appelle « la pensée négative » (« negative thinking ») de l’école de Francfort[[G. H. Hartman, Criticism in the Wilderness, op. cit., p. 31-32..
Pourtant, il s’agit d’une analogie superficielle et trompeuse : car la Théorie critique développée par Adorno, Horkheimer et Habermas n’a jamais voulu être un jeu nietzschéen avec le signifiant. Sa critique du rationalisme et du logocentrisme hégélien, qui se recoupe sur certains points avec celle de Derrida, est fondée sur une conception critique de la société, de ses institutions économiques et politiques et de ses structures psychiques. Ses critiques du discours systématique (« Systemdenken », Adorno, Horkheimer) ne s’arrêtent pas au niveau du langage, mais visent les mécanismes de domination que le langage articule. Loin de vouloir dissoudre la théorie par des moyens littéraires ou ludiques, Adorno chercha à la sauver en l’orientant vers la « mimésis » artistique. Cette orientation – qui le rapproche de Derrida – était probablement erronée ; c’est pourquoi j’ai plaidé dans le passé pour une réorientation de la Théorie critique vers les sciences sociales et vers une conception dialogique de ces sciences[[Voir: Literarische Ästhetik op. cit., ch. 9.. Il ne s’agit pas de présenter cette conception à la fin de cet article, mais d’insister sur la différence qui sépare la Kritische Theorie de la Déconstruction : différence souvent oblitérée pour des raisons commerciales et idéologiques.