Un an après le référendum français sur Maastricht, l’Europe des douze est dans une crise profonde. Les institutions communautaires sont en grande partie paralysées et sont en particulier incapables d’entreprendre des politiques crédibles dans un domaine aussi sensible que le chômage. Le système monétaire européen, longtemps présenté comme un gage de stabilité, n’a pu résister aux jeux spéculatifs du capitalisme financier international, essentiellement anglo-saxon.
En fait, les États nationaux de la communauté songent avant tout à se tirer le moins mal possible de situations économiques délicates en faisant cavalier seul, c’est-à-dire en abandonnant toute perspective de construction européenne. La France gouvernée par M. Balladur a jusqu’à présent limité sa politique européenne à une lutte justifiée contre le pré-accord de Blair House, un diktat américain. Sans imagination, elle n’a rien fait, rien proposé pour redonner du dynamisme à la communauté. L’Allemagne fédérale, pour sa part, n’en finit pas de faire son unification et son gouvernement ne voit plus guère que l’horizon des élections législatives de 1994.
Cette crise est, bien sûr, le résultat de l’économisme libéral qui a toujours été dominant dans la construction européenne et qui a empêché les dirigeants de l’Europe des douze de prendre au sérieux l’Europe sociale et l’Europe des politiques communes. Mais elle est aussi le fruit de l’aveuglement des dirigeants européens devant les phénomènes de mondialisation économique, trop longtemps sous-estimés. Dans ce contexte de crise, la dynamique européenne de la période de prospérité est en voie de disparition et fait place soit à une logique du sauve-qui-peut, soit à une logique de l’immobilisme. Le désarroi est manifeste dans les milieux politiques, et beaucoup sont tentés de le masquer sous une rhétorique nationaliste. On voit en effet réapparaître le mirage de politiques keynésiennes à l’échelon national, alors qu’elles ne pourraient être effectives qu’à l’échelon européen et complétées par une lutte contre le désordre monétaire international et la spéculation.
Il faut en prendre conscience, l’Europe communautaire n’est pas une zone protégée, c’est un enjeu qu’il ne faudrait surtout pas laisser à l’arbitraire et au dilettantisme des gouvernements actuels. Une étape de la construction européenne est en train de se terminer, et il faut clairement se poser la question des étapes suivantes. Ou bien la communauté consolidera ses institutions en les démocratisant et en les utilisant différemment, ou bien elle s’exposera de plus en plus à de forts risques de désagrégation.
Jean-Marie Vincent est mort, mardi 6 avril 2004, à l'âge de 70 ans. Avec lui disparaît un universitaire (il a fondé et dirigé le département de sciences politiques de Paris-VIII), un chercheur qui a publié des ouvrages importants (notamment Critique du travail. Le faire et l'agir, PUF, 1987 ; Un autre Marx. Après les marxismes, ed. Page Deux, 2001).
Mais limiter l'apport de Jean-Marie Vincent aux dimensions d'un catalogue de publications réduirait son rôle auprès de tant d'étudiants, d'enseignants et de militants. Son travail n'avait de sens à ses yeux que s'il contribuait à une meilleure compréhension des formes de l'exploitation capitaliste : on retiendra en particulier ses analyses du "fétichisme de la marchandise" et de tous les mécanismes qui font obstacle à la compréhension de la société par les êtres humains.
Une telle analyse critique (Jean-Marie Vincent se passionnait pour l'étude de l'école de Francfort, à laquelle il a consacré un livre), prend tout son sens quand on la replace dans la perspective d'une transformation globale de la société par la mise en œuvre d'une démocratie, fondée sur l'auto-organisation des producteurs : tel est l'éclairage qui permet de comprendre au mieux ce qu'a toujours dit notre ami - et, par conséquent, de rendre manifestes les causes de son engagement personnel.
Car Jean-Marie Vincent, né en mars 1934, arrivé de province membre de la JEC, rejoint vite une des organisations trotskistes de l'époque. Cette adhésion au trotskisme avait, à ses yeux, le mérite d'unir à une critique radicale du stalinisme une fidélité aux principes du communisme. Mais la marge est grande entre les principes et la pratique. Jean-Marie Vincent quitte bientôt le groupe "bolchevik-léniniste" et se lance dans la construction de ce qui va devenir le PSU. Il en sera un des dirigeants, animateur de la gauche du parti, ferme sur les luttes anticoloniales.
Mai 1968 modifie le paysage militant. Refusant la perspective sociale-démocrate qu'implique l'adhésion au Parti socialiste, même modernisé par les soins de François Mitterrand, Jean-Marie Vincent milite un temps à la LCR mais s'en écarte finalement, hostile au léninisme des trotskistes (il a formulé théoriquement ses critiques dans un article à paraître dans la revue Critique communiste).
Dès lors, Jean-Marie Vincent peut consacrer ses loisirs à la pensée critique. Directeur de la revue Futur antérieur, fondée avec Toni Negri, il animait, ces dernières années, Variations. Depuis moins de deux ans, il était en retraite. Ce fut pour lui l'occasion d'une "mobilisation militante", pour employer ses termes : comprendre les nouveaux aspects de la crise de la société pour mieux dégager des perspectives de lutte était devenu indispensable. Il publie donc avec Pierre Zarka et Michel Vakaloulis : Vers un nouvel anticapitalisme. Pour une politique d'émancipation (Le Félin, 2003).
Mais Jean-Marie Vincent était aussi un grand amateur et connaisseur de musique classique, ce qui lui permettait de s'évader des difficultés présentes. La déconfiture de la droite aux élections régionales le ravit particulièrement. Il imaginait joyeusement, hier encore, le moment où la rue crierait : "Chirac démission !" La mort a mis fin à cette expérience d'intellectuel révolutionnaire.
Denis Berger