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L’ouvrier toyotiste et le general intellect

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Chaque fois la dialectique célèbre ses victoires. En s’exerçant sur la figure ouvrière, elle suit le cours contradictoire de ses transformations pour affirmer à la fin sa positivité. Ainsi à l’ouvrier professionnel, maître des conditions de son travail et qui entretien un rapport positif avec la machine, succède la figure de l’ouvrier-masse. Sa caractéristique fondamentale est l’extrémité dans laquelle il est jeté par la perte de contrôle sur la machine. Braverman nous a indiqué les parcours de la perte progressive du professionnalisme. Soustrait au rapport positif avec le travail, l’ouvrier-masse s’exprime seulement à travers la revendication salariale, l’absentéisme et le sabotage. Thèse et antithèse, donc. Mais, à la fin, le positif triomphe à nouveau sur le négatif. La synthèse est positivité du dépassement. Perfection et enchantement du cercle dialectique. La figure de l’ouvrier toyotiste confirme exactement ce schéma de raisonnement dialectique, à la fin du cycle de luttes de l’ouvrier-masse, de son dépassement exprimé par la restructuration mondiale capitaliste (la défaite est bien reconnue), voilà que, du modèle japonais et des flots de montage, la nouvelle figure ouvrière s’impose avec une positivité renouvelée dans son rapport avec le travail. Cette nouvelle positivité s’exprime surtout dans l’intérêt de l’ouvrier vis-à-vis de la production, dans son attention à la qualité du produit et donc à la qualité du “produit utile”.
Nous pouvons ainsi délimiter les contours d’une nouvelle forme de proudhonisme, d’une nouvelle utopie. Sa configuration paraît toutefois s’inspirer de la tradition et du réalisme : la description des nouveaux processus de production ne cède pas au post-moderne, mais elle retient la thèse classique de la centralité de l’usine. C’est seulement dans l’usine que la trame du travail social devient effective et trouve son accomplissement. C’est seulement dans l’usine, lieu de commandement de production de plus de
valeur, que peut être défait et renoué le fil politique des alliances. Le caractère social de la production n’est donc pas ignoré, mais il est plutôt interprété et comprimé à l’intérieur des vieilles formes d’exposition. L’usine est dans le social, mais le social acquiert une importance productive seulement dans l’usine. La vieille distinction entre travail productif et travail improductif est donc conservée, et le travail productif devient le centre de la “nouvelle alliance” : usine plus sociale.
Or, ce schéma révèle son caractère utopique car il établit un lien direct entre l’intérêt ouvrier pour le travail productif et l’utilité sociale de la production. Ce schéma présente différentes variantes plus ou moins importantes : par exemple, la classe ouvrière qui travaille en régime toyotiste peut être considérée comme une nouvelle “aristocratie ouvrière” (participation, fonctions de contrôle, diminution de la fatigue physique). De toutes les façons, le noeud du politique est désormais situé dans la nécessité de retrouver un lien positif avec le travail, tel qu’il est exprimé par le toyotisme, pour promouvoir une nouvelle alliance avec le social. Or, cette utopie est une utopie réactionnaire. Réactionnaire car elle renverse complètement, dans l’interprétation réelle, le rapport entre le travail social et le travail de l’usine. Réactionnaire car elle substitue l’impuissance de l’utopie à la possibilité d’une nouvelle constellation politique et matérielle. L’utopie de la nouvelle alliance est fondée sur affirmation du nouveau caractère positif que, dans l’organisation toyotiste, l’ouvrier entretiendrait avec la production. La division taylorienne entre élaboration et exécution, parcellisation extrême des rôles dans la chaîne de montage font place à l’inclusion ouvrière dans le processus d’ensemble de production. L’ouvrier est censé s’intéresser à la totalité de processus de production, à ses finalités (qualité et quantité), et il est en même temps libéré de la rigidité de la division des rôles. Si pour le taylorisme il s’agissait d’exclure la personnalité et la subjectivité ouvrière du processus de production, ici il s’agit par contre de “mettre l’esprit au travail”. L’inclusion de la subjectivité ouvrière dans le processus de production exprime donc une donnée réelle, fondamentalement irréversible, il dessine le nouveau terrain de la réalité et de la lutte.
Mais l’analyse théorique de ce terrain ne peut pas se borner à relever l’incidence statistique du toyotisme dans l’organisation industrielle générale. Et il ne faut pas non plus se limiter à discuter la possibilité de réalisation d’un modèle (le modèle japonais) qui doit être analysé dans toute la complexité du rapport qui unit le système industriel et le système social. C’est à la “recherche empirique” de saisir les vicissitudes de la réalisation du modèle, à travers l’analyse des écarts et des différences dans les contextes sociaux. Nous considérons ici la forme d’organisation toyotiste du travail comme fortement innovatrice et fondamentalement hégémonique. A conditions évidemment de saisir dans le toyotisme le noyau essentiel, qui correspond à une nouvelle forme de coopération sociale. Cette nouvelle forme de coopération est caractérisée par l’inclusion de la subjectivité ouvrière dans la production. Mais cette inclusion et sa mise à contribution dans l’usine n’est pas un moment isolé, elle est plutôt la prise en charge d’un processus généralisé dans toute la société. Alors que dans l’exposition néo-utopiste l’usine est le moment d’une expérimentation extrêmement avancée, nous retrouvons dans l’usine le cours général du rapport entre la nouvelle subjectivité et le capital. Dans l’usine toyotiste nous pouvons lire un épisode important, mais seulement un épisode, de la configuration d’ensemble du general intellect. Le schéma néo-utopiste est donc renversé. Mais le renversement des catégories analytiques dans un sens politique demande une démarche théorique autre et bien plus décisive. La conception néo-utopiste considère l’importance de la nouvelle figure de l’ouvrier toyotiste précisément dans son rapport positif à la production, dans lequel elle croit découvrir une capacité de gestion qui peut s’étendre à toute la société. L’intérêt pour la qualité du produit devient ou peut devenir, même à travers des affrontements (et c’est ici que la fonction du conflit est réinterprété), production utile pour la société, et, dans certains cas, production écologique (usine-environnement). Dans ce contexte, le sens politique et historique des luttes de l’ouvrier-masse est bien évidemment dévalorisé, en particulier est dépréciée et niée la portée du “refus du travail”, en tant qu’expression d’une relation négative vis-à-vis de la production.
Nous sommes ici confrontés à un problème réel.
Car, si l’implication de la subjectivité ouvrière dans le processus de production et la subsumption de l’intelligence sociale dans le capital constituent désormais la nouvelle forme de coopération sociale, pouvons-nous considérer le refus du travail comme une forme d’antagonisme encore actuelle par rapport à la situation réelle ? Il est évident que de nombreuses formes dans lesquelles le refus du travail s’est affirmé étaient liées à la composition de classe spécifique à la période de l’ouvrier-masse et à un cycle des luttes qui apparaît historiquement achevé. Toutefois il existe et peut être cerné un aspect du refus du travail que les transformations n’ont pas invalidé. Le refus du travail n’est pas en effet réductible au sabotage contre la chaîne de montage. Il l’a sûrement été, mais aujourd’hui il n’y a plus de chaîne ; ce qui reste, par contre, est le système social de l’exploitation. Dans un premier sens, général mais tout de même important, le refus du travail se manifeste de nouveau comme refus de l’exploitation dans sa totalité. Le refus du travail n’est pas seulement une négation générale et abstraite, il ne se limite pas à une dénonciation de l’exploitation, mais il se montre aussi comme force productive autre.
Ne parlons pas ici des effets que le refus du travail produit au niveau du capital et des rapports sociaux dans leur ensemble, c’est-à-dire du lien entre les luttes et la restructuration que “opéraisme italien” a décrit et pensé dans un mouvement dialectique. Nous pensons ici à une fécondité propre, au refus du travail en tant que expression qui n’est pas externe, mais qui est intrinsèque aux processus productifs. Le refus du travail, dans les conditions d’une implication profonde de la subjectivité, est tout d’abord le refus de la séparation de l’usine des autres activités sociales. Il y a longtemps on disait : refus du corporatisme. Maintenant ce refus n’est pas une sorte de volontarisme, mais simplement la reconnaissance du caractère directement social de la production. La production sociale précède l’usine, la nouvelle coopération précède et détermine ses propres ramifications et ses propres segments dans la production. Le refus d’une condition séparée dans l’usine s’accompagne d’une négation des fins propres à l’entreprise. Dans l’ancien système taylorien la négation ouvrière était déjà contenue in nuce dans l’exclusion de projets autonomes et dans la relégation à l’intérieur de la chaîne d’exécution. Dans la nouvelle organisation du travail, par contre, de plus en plus de procès sont transférés au système automatique, et le facteur humain (ouvrier) est libéré de toute réglementation rigide des opérations. Au “déclin du travail immédiat”, fait pendant l’ouvrier qui se pose comme moment de contrôle et de régulation du système automatique. Selon l’intuition marxienne des “Grundrisse”, l’ouvrier devient “surveillant et régulateur” d’un processus de production automatique dont la caractéristique principale est l’application directe de la science à la production. Il faut donc “une nouvelle forme d’exposition” qui soit adéquate à la nouvelle forme de la coopération, une forme qui puisse nous permettre de passer du “general intellect” de la société à toutes ses déterminations et articulations. Si nous passons donc de la société à l’usine, nous pouvons déterminer soit la spécificité de l’usine soit son appartenance à la coopération productive générale. L’importance de la nouvelle figure de l’ouvrier toyotiste ne consiste donc pas dans le caractère positif de son rapport avec le travail, dans l’utilité sociale de son travail, comme prétend la conception néo-utopiste, mais dans le fait qu’elle est une expression déterminée de la nouvelle intensité de la coopération sociale. Le caractère de plus en plus “immatériel” de l’activité ouvrière, sa dimension coopérative, est quelque chose que nous retrouvons dans toute la société. Toute thématique gestionnaire ou de contrôle de la production est définitivement mise de côté. Les
technologies du système automatique renvoient à la généralité d’un processus dont la science est la principale force productive et le travail se définit à travers la communication sociale : dans pareilles condition toute thématique de “réappropriation” est possible seulement à travers la réappropriation du general intellect. Il n’existe pas un parcours qui conduit directement de l’engagement dans la production exprimé par la nouvelle figure ouvrière à la critique et à la modification des fins productives ceux-ci sont socialement prédéterminés et ils trouvent leur codification et leur réalisation dans le système d’entreprise. Il ne peut pas y avoir aujourd’hui une critique des objectifs productifs en dehors de la critique de la forme même du travail social. La forme du travail social doit être désormais comprise dans le processus général de subsumption du travail dans le capital : dans cette forme coexistent et s’affrontent la plus grande autonomie et la plus grande domination. Même l’implication ouvrière dans le processus de production doit être comprise dans cette réalité. Dans le nouveau schéma des “relations industrielles” résumé par le toyotisme nous pouvons effectivement lire une allusion transparente à la relation générale entre savoir et pouvoir dans la société. Le modèle toyotiste prescrit des formes de subjectivité internes et fonctionnelles aux fins du capital : il est donc au même temps production de subjectivité et production d’assujettissement. En plus l’inclusion de la subjectivité dans la production déplace les termes classiques de l’antagonisme. Celui-ci se présente de plus en plus comme un télescopage entre le savoir ouvrier (et social) potentiellement autonome et un pouvoir désormais étranger à la production. Le conflit devient de plus en plus un conflit de pouvoir et dans ce conflit se résume à la fin le problème même de la production. La réalisation du refus du travail se présente donc comme un acte de sécession par rapport au capital, comme une rupture du milieu de la subsumption, comme un premier pas vers l’auto-constitution politique. A partir de ce moment le refus du travail peut exister comme refus de l’espace temporel que le travail occupe dans la société. Nous aboutissons ainsi à une ouverture, à un programme qui pose comme prioritaire la rupture de la journée de travail et de ses proportions temporelles. Il ne s’agit pas de réorganiser la société autour du “travail utile”, mais de la libérer du travail même.

(Traduit par Saverio Ansaldi)