Décembre 1978. Le gouvernement Barre rend public son plan de “sauvetage” de la sidérurgie. Bilan: 21 000 postes de travail doivent être supprimés en moins de deux ans ; deux sites sont pratiquement condamnés à mort: Denain et Longwy. Dans la cité lorraine, les 6500 suppressions d’emplois prévues signifient la disparition d’un sidérurgiste sur deux et, à terme, l’élimination de la moitié des actifs du bassin. A Longwy, c’est d’abord l’atterrement puis, très vite, la colère. Pendant six mois, l’ensemble de la population se mobilise pour rejeter ce plan ; ajoutant aux formes de luttes traditionnelles du mouvement ouvrier (grèves et manifestations), des formes inédites de guérilla urbaine : attaque du commissariat au bulldozer, occupation du relais-TV et mise en place de la “télévision libre”. En dépit de cette intense mobilisation, la restructuration sera réalisée. En juillet 1980, une brochure éditée par la municipalité dresse un premier bilan : “sur le territoire de la commune de Longwy, une seule grande entreprise sidérurgique (l’usine de la Chiers) employait environ 3600 personnes en 1976. Il en reste aujourd’hui 140. Les cinq hauts fourneaux sont arrêtés, les hautes herbes envahissent les installations dans lesquelles ont travaillé des générations d’hommes, de spécialistes qualifiés. Le cœur de Longwy est éteint”. On sait que dans les années suivantes, c’est la gauche qui achèvera ce que la droite avait commencé. Aujourd’hui, l’activité sidérurgique n’existe plus dans le bassin de Longwy.
1. La fin d’une histoire
Les journalistes, les sociologues, les économistes qui ont tenté de comprendre les raisons de la violence exceptionnelle de ce conflit ont sous-estimé, à mon sens, un élément décisif : le poids de l’histoire[[Cf. en dernier lieu, C. de Montlibert, Crise économique et conflits sociologiques dans la Lorraine sidérurgique, L’Harmattan, 1989.. Depuis longtemps la recherche a montré qu’on ne pouvait appréhender la “classe ouvrière” comme un tout ; qu’il fallait tenir compte des différences entre les secteurs d’activité, entre les qualifications, les origines nationales, etc. Mais on n’a pas assez insisté sur le maintien des spécificités régionales, voire locales. Or, celles-ci peuvent contribuer à expliquer l’absence ou au contraire la force des mobilisations. En 1979, pour la plupart des commentateurs, Denain et Longwy étaient les symboles d’un même passé industriel, d’un même destin. En fait, si la lutte a été plus tenace et surtout plus violente à Longwy, c’est parce que les ouvriers de la région étaient les héritiers d’une histoire qu’on ne peut confondre avec l’histoire des ouvriers du Nord. Sans entrer dans les détails, disons que, par rapport à Longwy, Denain se caractérise par un passé industriel beaucoup plus ancien, une immigration historiquement moins importante, une composition socioprofessionnelle plus diversifiée, notamment en raison de la présence ancienne d’une industrie de transformation qui n’a jamais pu voir le jour dans la Lorraine du Nord. Certes, au 19ème siècle, on travaillait déjà le fer à Longwy, mais dans le cadre de petites forges artisanales animées par quelques forgerons et par une masse d’ouvriers-paysans auxquels étaient réservées les tâches de manœuvres. Mais cette sidérurgie rurale traditionnelle a été anéantie au début du siècle ; la découverte du bassin ferrifère de Briey (le deuxième du monde derrière; celui des Grands Lacs, à l’époque) ayant entraîné l’afflux de nouvelles usines utilisant les techniques modernes et les formes “tayloriennes” d’organisation du travail. Les premières grandes grèves qu’a connues la région – qui défrayèrent déjà la chronique par leur violence et leur durée[[Alphonse Merrheim, le principal dirigeant de la fédération de la métallurgie, viendra sur place encourager les grévistes; cf. S. Bonnet, R. Humbert, La ligne rouge des hauts fourneaux, Éditions Serpenoise, 1981. – avaient pour objet d’empêcher ces transformations. Celles-ci signifiaient en effet la fin d’une logique de développement économique fondée sur la complémentarité entre le travail industriel et le travail agricole. Après l’échec de la grève, la plupart des ouvriers lorrains fuient ces usines qu’ils ne reconnaissent pas. Beaucoup s’installent dans la région parisienne où l’industrie automobile naissante recherche activement de la main-d’œuvre qualifiée. C’est sur les décombres de cette sidérurgie artisanale que va se construire, entre 1900 et 1930, la sidérurgie “moderne” que le plan de 1979 avait pour objet de liquider à son tour. Sa mise en place provoque un bouleversement total de la composition “technique” et “ethnique” de la classe ouvrière. Alors qu’auparavant, le travail du mineur se différenciait peu de celui du paysan, car le fer était extrait dans des carrières à ciel ouvert, désormais, il faut descendre dans des galeries de plus en plus profondes et de plus en plus meurtrières pour aller le chercher. Avec les aciéries thomas, les grands laminoirs mécanisés ou les “carrousels” (qui dans les fonderies transforment le mouleur d’autrefois en OS), l’ouvrier entre au service de la machine, même si à ce stade, le coup d’œil, la force physique et le savoir-faire restent des compétences essentielles. Confronté à la fuite des travailleurs lorrains et à des besoins en main-d’œuvre sans commune mesure avec ce que la région pouvait fournir, le patronat “fabrique” une nouvelle classe ouvrière en recrutant massivement des immigrés venus de Belgique, d’Italie, de Pologne et, après la deuxième guerre, d’Afrique du Nord. La gestion “paternaliste” des maîtres de forges s’explique par la nécessité absolue d’enraciner et de “reproduire” sur place la main-d’œuvre qualifiée, à un moment où la concurrence fait rage entre les sociétés sidérurgiques qui se sont installées dans la région pour profiter de la proximité du minerai. Si chaque société se lance dans la construction de cités ouvrières, de salles des fêtes, et même d’écoles et d’hôpitaux, c’est dans le but de s’attacher ces ouvriers. Ce qui a pour contrepartie des salaires beaucoup plus bas que dans la métallurgie de transformation par exemple. D’où la nécessité d’empêcher toute relation entre la classe ouvrière locale et les autres régions. De même, étant donné la pénurie de main-d’œuvre, les sociétés sidérurgiques s’opposent à l’installation d’entreprises concurrentes. Tout cela se conjugue pour faire du bassin de Longwy, qui produit le tiers de l’acier français en 1930, l’un des plus importants ghettos de l’industrie lourde française. Cette période fondatrice se caractérise aussi par l’extrême instabilité du monde du travail dans une région qu’on appelle alors le “Far West” ou le “Klondyke” français ; instabilité qui contribue à l’effondrement du mouvement ouvrier après 1905.
Dans les années 1930, la crise économique provoque un retournement complet de la situation sur le marché du travail. Le nouveau monde ouvrier, formé de bric et de broc dans les décennies antérieures, commence à se stabiliser, à s’enraciner, à s’homogénéiser. Si la stratégie patronale de reproduction sur place de la force de travail est couronnée de succès, c’est surtout le mouvement ouvrier qui va en tirer profit. A partir de cette époque, en effet, la “deuxième génération” – dont les membres sont à la fois enfants d’ouvriers et enfants d’immigrés – fait progressivement son entrée dans les usines et dans les mines de la région. Sociologiquement, ce groupe est très homogène parce qu’il est composé d’individus qui ont vécu la même enfance et ont connu la même trajectoire sociale. Dans ces véritables villages que sont les cités ouvrières, tout le monde se connaît. Dès leur naissance, les enfants ont été intégrés dans l’univers social qui s’est tissé au pied des chevalements de mines et des hauts fourneaux. Ils ont souffert de la xénophobie et aussi de la surexploitation dont ont été victimes leurs parents[[Je rappelle qu’à l’époque, les mines de fer sont parmi les plus meurtrières du monde. Plus d’un mineur sur deux est victime d’un accident du travail dans l’année et le taux d’accidents mortels dépasse les cinq pour mille. De plus, les mineurs étrangers (qui forment la quasi-totalité des effectifs au fond) n’ont aucun droit à cette époque. Ils ne peuvent même pas participer aux élections professionnelles pour élire leurs délégués. Tous ceux qui tenteront d’organiser la vie syndicale seront expulsés. Pour plus d; détail sur l’histoire de ce groupe, cf. G. Noiriel, Longwy, Immigrés et prolétaires, 1880-1980, PUF, 1984.. Mais, alors que leurs pères étaient étrangers et manœuvres, eux sont français et ont acquis, en général, une qualification. Nul ne peut leur interdire de participer aux luttes syndicales et politiques du pays. Toute l’histoire du bassin de Longwy-Villerupt, des années 1930 aux années 1970, a été profondément marquée par cette génération ouvrière. C’est elle qui était visée au premier chef par les mesures de préretraites dans le plan de 1979. Ce sont ses valeurs, ses combats, ses idéaux qui ont imprégné toute la culture collective (bien au-delà du monde ouvrier lui-même) de la région. Cette culture se définit par deux caractères essentiels, qui peuvent paraître contradictoires, mais qui s’expliquent tous deux par les traumatismes et la stigmatisation vécues dans l’enfance. Ce qui frappe en premier lieu dans ce groupe, c’est la place qu’il fait à la violence. Toutes les luttes sociales – depuis la grève de 1938, qui marque leur entrée en scène, jusqu’à la fin de la guerre froide, en passant par la Résistance (à laquelle cette génération fournira de nombreux cadres et de nombreux martyrs) – sont marquées par des affrontements physiques qui ont pour centre l’usine, mais qui s’étendent sur tout le territoire des cités. En 1948, les ouvriers de l’usine de Micheville (à Villerupt, localité voisine de Longwy) parviennent à encercler et à désarmer toute une compagnie de CRS. La plupart des cadres du PCF et de la CGT émergent grâce à des actions héroïques, se couchant en travers du laminoir pour bloquer la production, par exemple. Mais en même temps que ces comportements de rupture, la culture de cette deuxième génération ouvrière illustre un profond désir d’intégration au “pays”, au sens à la fois local et national du terme. Défendre la sidérurgie, c’est non seulement défendre son emploi, mais aussi défendre la Lorraine et “l’intérêt de la France”.
Entre les années 1950 et les années 1970, les membres de ce groupe vont exercer une véritable hégémonie dans tous les secteurs de la vie politique et sociale de la région. Une bonne partie des mairies détenues auparavant par les maîtres de forge, ou leurs alliés va passer sous leur coupe ; de même que les syndicats, les associations, etc. Leurs valeurs collectives s’étendront à d’autres composantes du monde ouvrier et dans les classes moyennes, non seulement grâce à ces organisations, mais aussi grâce à la sociabilité de quartier, grâce aux récits’ transmis par les familles.
Néanmoins, cette culture de classe a été élaborée entre les années trente et les années cinquante, c’est-à-dire dans un monde et pour un monde qui va connaître de profondes transformations dans les décennies suivantes. En premier lieu, il faut évoquer la “pacification” des rapports sociaux. Après la guerre froide, le mouvement ouvrier local se contente le plus souvent d’une violence verbale. Les actions revendicatives sont de plus en plus disciplinées, codifiées et subordonnées aux stratégies et aux mots d’ordre nationaux du PCF. Le souci de respectabilité conduit les responsables du parti à promouvoir une division du travail. On confine les luttes dans l’entreprise, pour laisser aux élus le monopole de la ville. Par ailleurs, si en trente ans le niveau de vie des ouvriers sidérurgistes a progressé de façon considérable, beaucoup d’entre eux sont maintenant enchaînés à des crédits qui les empêchent de se lancer dans des grèves trop longues ou trop répétitives. C’est pourquoi les actions favorites consistent dans des “grèves du zèle”, des débrayages ponctuels, etc. Autre élément de transformation : l’évolution de la composition technique/ ethnique du monde du travail. C’est sans doute dans les années 1950 que l’homogénéité a été la plus grande dans la classe ouvrière locale. Mais dans les décennies suivantes, le patronat recrute massivement de nouveaux immigrants en provenance du Portugal et d’Afrique du Nord surtout, qui mettront longtemps à s’intégrer à la sociabilité locale. Le progrès technique est un autre facteur d’hétérogénéité. La stratégie du “rapiéçage” (qui consiste à moderniser certaines unités au détriment des autres) privilégiée par le patronat, a des effets sociologiques indéniables. De vieux fondeurs maniant l’aspadelle comme on le faisait avant 1914, côtoient les jeunes ouvriers qui sont à la pointe du progrès ; comme ceux qui travaillent à la tôlerie de Mont-Saint-Martin, symbole du “progrès technique”[[En France, c’est l’une des premières installations à avoir été étudiées de façon systématique par la sociologie du travail; cf. J. Dofny, C. Durand, J.D. Reynaud, A. Touraine, Les ouvriers et le progrès technique. Étude de cas: un nouveau laminoir, A. Colin, 1966. pour la France entière. Le renouvellement des générations joue aussi un rôle important. Les enfants de la génération héroïque n’ont pas les mêmes raisons que leurs parents de s’identifier à l’usine ou aux mots d’ordre du PCF. Beaucoup d’entre eux se sont affranchis de l’univers sidérurgique et font désormais partie des classes moyennes. Les jeunes qui sont restés ouvriers n’ont plus le même attachement à l’usine que la génération d’avant. Celle-ci devait à la sidérurgie une promotion sociale par rapport à leurs parents, alors que pour les jeunes, l’entrée à l’usine est très souvent consécutive à un échec scolaire. La même diversification sociologique se constate au niveau de la population globale du bassin. Avec le développement progressif de l’Etat-Providence, le face-à-face patronat/ ouvriers, caractéristique de l’âge paternaliste[[Dans les années trente, dans certaines communes du bassin, les ouvriers formaient plus de 70% de la population active., fait place à des relations sociales plus différenciées, compte tenu de la multiplication des services commerciaux et administratifs.
Tout cela explique qu’en 1979, quand débute le conflit, les valeurs collectives du groupe hégémonique ne sont plus vraiment en phase avec la réalité sociologique locale. Néanmoins, elles continuent à structurer une sorte d'”inconscient collectif” que la lutte va permettre de réveiller.
2. La dynamique des luttes
Au départ, toutes les conditions étaient réunies pour que le mouvement de protestation adopte la forme traditionnelle qu’il avait déjà prise, lors des plans de restructuration précédents (à Thionville, Villerupt, dans le bassin minier…). Dès l’annonce des licenciements, la CGT, qui regroupe 80% des ouvriers syndiqués et le PCF, administrant 60% de la population, proclament que c’est “dans l’entreprise” que doit se mener la lutte. “Pas un boulon ne doit être démonté”; tel est le mot d’ordre initial. De même, comme lors des épisodes précédents, le PCF cherche à utiliser le conflit dans sa campagne nationale de dénonciation du “virage à droite” du parti socialiste. Il met en cause l’attitude des socialistes locaux, considérés comme plus ou moins complices du démantèlement. Mais très vite les deux axes de cette stratégie s’effondrent. Dans l’entreprise, la mobilisation reste faible. Les ouvriers, déjà frappés par le chômage partiel, hésitent d’autant plus à entamer une grève illimitée que cette tactique a échoué partout où elle a été mise en oeuvre dans les années précédentes. A l’inverse, les “opérations coup de poing” impulsées, contre l’avis de sa direction nationale, par la petite section CFDT, rencontrent d’emblée un succès tel que la CGT et le PCF lui emboîtent le pas. De même, le discours antisocialiste est balayé par la soif d’unité qui règne dans la population, qui conduit à mettre en place une Intersyndicale, alors qu’au niveau national, la CGT et la CFDT ne parviennent même pas à s’entendre sur une journée commune d’action. Se sentant directement concernée, la population souhaite ardemment manifester sa colère. Elle refuse qu’on enferme la lutte dans l’entreprise en excluant ainsi les femmes, les chômeurs, les enseignants, etc. A partir de la première grande manifestation unitaire de décembre, la lutte s’étend rapidement sur l’ensemble du territoire sidérurgique, s’appuyant d’emblée sur toute une série de symboles, illustrés par le SOS lumineux installé sur le crassier, par le choix des lieux occupés ou investis: chambre patronale, banque, relais TV, commissariat. Dans ces “opérations coup de poing”, s’exprime la volonté d’une pratique unitaire dépassant le cloisonnement social qui domine la vie quotidienne. C’est un moyen de mener la lutte “tous ensemble”, jeunes et vieux, hommes et femmes, Français et immigrés, sidérurgistes et travailleurs des petites entreprises, ouvriers, enseignants et commerçants. Le même unanimisme accompagne la mise en place des “radios libres”; la petite radio CFDT d’abord, puis Lorraine Coeur d’Acier, la radio de la CGT, qui va profondément marquer la vie du bassin. Ce qui frappe, c’est que, pendant plusieurs mois, toutes les actions illégales sont soutenues par la quasi-unanimité de la population. Les deux radios libres sont illégales et, pourtant, elles sont très écoutées. L’occupation du relais TV et les émissions de TV pirate (grande première mondiale) sont accueillies favorablement et la violence, que ce soit par la destruction du matériel ou des dossiers patronaux, que ce soit par l’affrontement physique avec les CRS, est encouragée par la majeure partie des ouvriers.
Ce succès s’explique à mon avis par la conjonction de plusieurs facteurs. En premier lieu, il faut citer le rôle décisif joué par les jeunes de la “nouvelle classe ouvrière”. Ce n’est pas un hasard si les deux militants syndicaux (l’un CGT et l’autre CFDT) qui sont à la tête des opérations “coup de poing” et qui militent activement pour l’unité syndicale, appartiennent tous les deux à l’élite ouvrière de la tôlerie de Mont-Saint-Martin. Mais, si les actions violentes reçoivent un soutien massif, c’est parce que l’ampleur du plan de restructuration et la brutalité avec laquelle il a été annoncé ont été ressenties par la population comme une agression qui porte atteinte à son identité collective. D’où la résurgence des réflexes enfouis dans l’inconscient ouvrier local. Le langage de la violence est considéré comme une réponse légitime à la violence de l’État. Mais en même temps, on cherche à réaffirmer une volonté collective d’intégration à la communauté nationale. Dans les conversations que j’ai pu avoir avec les gens tout au long de cette lutte[[A l’époque, j’étais enseignant dans un collège de la banlieue de Longwy., l’idée que Paris les avait soit “abandonnés”, soit “trahis”, revenait fréquemment. Pendant longtemps, on leur avait demandé de travailler jour et nuit pour reconstruire la France et maintenant on les laissait tomber sans ménagement. Ce sentiment largement partagé explique l’énorme succès des manifestations centrées sur le thème “nous voulons vivre, étudier, travailler au pays” avec en tête du cortège, la croix de Lorraine ou des enfants portant le costume folklorique alsacien-lorrain. Ce besoin de reconnaissance explique aussi l’extraordinaire impact de la marche sur Paris – qui fut l’apogée de la lutte – et la colère exprimée contre la façon dont la télévision rendait compte du conflit, en présentant les sidérurgistes comme des “casseurs” (l’occupation du relais TV et la création des radios libres ont été conçues comme des “ripostes” à cette couverture médiatique tendancieuse). Un autre élément décisif qui explique le succès de ce type de lutte tient aux formes de “démocratie directe” qu’elles ont rendue possible. Lorraine Cœur d’Acier a été une sorte de forum, au sens fort du terme, où tout le monde est venu, soit sur le plateau, soit par téléphone, dire un jour son mot dans tel ou tel débat, raconter une histoire, donner une information. De même, toutes les actions “chaudes” ont donné lieu à des débats collectifs spontanés, pour décider des suites de l’action. Pendant plusieurs mois, tous ceux qui l’ont voulu ont pu participer directement à la lutte. La nuit, on pouvait aller garder la radio ou rejoindre les copains qui occupaient la banque, leur apporter à manger, discuter. Des troupes de théâtre, de folklore, des orchestres de rock sont venus apporter leur soutien. Tout au long du conflit, une multitude de chansons, de poèmes, des dessins d’enfants, des tableaux ont été créés, le plus souvent par des ouvriers qui dans un autre contexte n’auraient jamais pris ce genre d’initiatives, ou n’auraient jamais osé les rendre publiques[[La radio Lorraine Cœur d’Acier a joué là aussi un rôle essentiel.. Ainsi, à partir du réflexe initial de refus des licenciements, a pris naissance un mouvement, une dynamique de lutte s’entretenant elle-même. Les objectifs du combat se sont modifiés, rebondissant les uns sur les autres : “non aux licenciements”, puis “non à la répression policière”, “liberté d’expression”, “libérez Roger Martin”… Ce sont tous ces éléments qui expliquent l’intensité et la durée de la mobilisation, bien plus à mon avis que les “plans alternatifs” sur lesquels l’immense majorité des gens n’avaient rien à dire car il s’agissait d’un problème d’experts.
Mais il est juste aussi de souligner que la “spontanéité” qui a fait la force et la ténacité du mouvement ne pouvait que conduire à l’échec, étant donné l’absence de toute perspective alternative. Au plus fort de la lutte, dans le feu de l’action, c’est comme si les divergences d’intérêt avaient été fondues dans le haut fourneau des espérances ouvrières. Pour entretenir le mouvement, il fallait donc aller toujours plus loin, toujours plus haut, imaginer sans cesse de nouvelles actions symboliques pour maintenir la population en haleine, frapper l’opinion. Mais après la marche sur Paris, un certain désarroi s’est installé, dû au fait que les militants ne savaient plus très bien quoi faire pour intensifier le combat. La démobilisation a commencé à ce moment-là et les forces centrifuges ont repris le dessus. L’intersyndicale, qui était restée limitée aux cinq organisations principales, refusant d’accepter les formes d’organisation autonomes créées pendant le conflit, s’est délitée. L’extraordinaire prise de parole collective qu’a occasionnée cette lutte, n’a pas été mise à profit par les responsables du mouvement pour tenter de mieux connaître les aspirations des gens et pour construire, à partir de là, un programme revendicatif dépassant les mots d’ordre vague du genre : “non aux licenciements” et “Longwy vivra”. Les divergences d’intérêts, liées aux mutations sociologiques évoquées plus haut, se sont alors révélées dans toute leur ampleur. Chez les sidérurgistes, le clivage de l’âge a sans doute été essentiel. Les plus concernés étaient incontestablement les ouvriers entre 30 et 50 ans. Beaucoup avaient des enfants en bas âge, des traites à rembourser, une maison sur les bras. C’est surtout cette génération qui était le “dos au mur”. Pour les ouvriers les plus âgés, la restructuration dessinait la perspective d’une retraite anticipée ; ce qui était souvent considéré comme une bonne chose. Chez les jeunes, si l’angoisse de perdre son emploi (ou de ne pas en trouver) a été un facteur important de leur engagement, dès que la mobilisation a commencé à faiblir, la prime de départ (50 000 francs), a fait des ravages, car elle ouvrait la porte sur d’autres horizons que celui des grandes usines[[On peut estimer qu’il y a eu autant d’ouvriers qualifiés que d’OS qui ont accepté la prime et parmi ces derniers la majorité étaient des immigrés. Deux ans plus tard, beaucoup de ceux qui avaient fait ce choix se retrouvaient chômeurs, inscrits à l’ANPE. Si parmi les ouvriers professionnels, certains ont retrouvé du travail assez vite, ce n’est pas le cas des OS.. Le clivage entre ouvriers locaux et immigrés a été un autre facteur d’affaiblissement. Déjà menacés par les nouvelles dispositions gouvernementales (les “lois Bonnet”), restés en marge de la sociabilité et du mouvement ouvrier local, beaucoup ont finalement décidé de partir avec la prime[[Il faut évoquer aussi le clivage hommes/femmes au sein du monde ouvrier local. Dans cette région de mono-industrie, l’emploi féminin a toujours été très minoritaire. Parmi les jeunes, bien peu souhaitaient rester toute leur vie, “femme de sidérurgiste”, comme leur mère. Certaines ont poussé leur mari à prendre la prime et à partir vers d’autres cieux, moins mysogines.. Quant aux classes moyennes, ce qui les préoccupait le plus, ce n’était pas que la sidérurgie continue à vivre, mais le maintien de l’activité économique dans le bassin. Dans ce milieu, la démobilisation a été grandement favorisée par les projets de “reconversion industrielle”, annoncés à grand renfort de publicité par le gouvernement. Projets qui, pour la plupart, n’ont jamais vu le jour.