Chronique d’une clinique critiquePsychiatre, psychanalyste, Jean-Claude Polack a travaillé à La Borde dè 1964 à 1976. Il est directeur de la revue Chimères: Son dernier ouvrage est l’lntime Utopie écrit avec Danièle Sivadon, paru en 1992 aux Presses universitaires.
La version originale de cet article est parue dans Politis La revue.
Ce lieu pour la folie est un vivant paradoxe. Comment comprendre qu’une petite clinique psychiatrique du Val-de-Loire ait voulu consacrer un espace à cette « schizophrénie »
~~ qui sépare gravement du monde celui qu’elle habite; et qu’elle soit restée si liée à la vie d’une société dont elle semblait vouloir protéger ses « pensionnaires » ? Comment admettre que les déambulations d’un psychotique dans le réduit d’une chambre puissent avoir quelque chose de commun avec les mythes hitlériens de l’« espace vital » ? Ou qu’il pourrait exister, de la libido à la démocratie, le fil tendu d’une logique du désir ? Quelle commune mesure rapproche le paranoïaque d’asile et la classe politique des mégalopoles occidentales ? La catatonie ou les stéréotypes d’un malade et le morcellement des tâches dans le travail « fordiste » des temps modernes ? Quel lien improbable associe les troubles d’une anorexique avec la famine des Somaliens, les rituels de table d’une famille chrétienne, ou la prolifération mondiale des « fast-foods » ?
A ces questions surréalistes les gens de La Borde n’ont jamais cru vain de s’intéresser. La voie étroite qu’ils choisirent fut celle de la « clinique »: l’observation, le partage et le travail de transformation des processus psychotiques. Et dans un contexte historique plutôt désenchanté. Quand, en 1953, Jean Oury créa l’établissement solognot, le premier des neuroleptiques n’était pas encore né; la psychanalyse semblait faire son deuil de ces maladies graves, rebelles au « transfert »; les communistes francais, au sommet de leur influence, avaient cloué Freud au pilori et soumis les psychanalystes « de gauche » à une véritable Inquisition (-).
Quarante années plus tard, le bilan de cette expérience déborde évidemment le champ de la santé mentale, et concerne peu ou prou tout l’espace des sciences humaines, le champ de la philosophie, les questions de l’engagement politique.
L’histoire de La Borde commence pendant la Seconde Guerre mondiale. Malgré quelques précurseurs (Connoly en Angleterre, Hermann Simon en Allemagne, Bleuler en Suisse), c’est à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban, en Lozère, que sont jetées les bases de ce qui deviendra plus tard la « psychothérapie institutionnelle ». Cette microrévolution est l’œuvre de François Tosquelles, un Catalan réfugié en France en 1939.
Communiste hétérodoxe (il participa à la fondation du Poum-parti ouvrier d’unification marxiste-en 1935), psychanalyste imprégné de phénoménologie, Tosquelles avait été dans les années trente un grand réformateur de la psychiatrie, stimulé par le cosmopolitisme freudien de tous ces Européens, qui, fuyant le nazisme, firent de Barcelone une « petite Vienne » des arts et de la pensée.
Médecin-commandant pendant la guerre civile, il s’enfuit en France après la défaite. Avec un grand nombre de républicains, il se retrouve interné dans un camp des Pyrénées (Sept-Fonds). I1 y soigne ses compatriotes jusqu’au moment où sa réputation lui vaut d’être accueilli (comme aide-infirmier, puisqu’il n’est pas français…) par Chaurand, médecin-chef de Saint-Alban.
Tosquelles jouit dès lors d’une totale liberté d’action. Il part du constat d’une « suraliénation » asilaire et de la nécessité d’écarter tout ce qui, dans l’établissement de soins, contrarie reffort thérapeutique et aggrave la maladie. Il s’agit d’abord d’assurer la survie physique de la communauté dans un vieil hôpital géré par une congrégation religieuse. Durant ces années de guerre, où quarante mille malades mentaux meurent de faim dans les asiles, il n’y aura aucune victime de cette « extermination douce » à Saint-Alban. La suppression de tous les éléments de contention (les murs, par exemple, sont détruits pierre par pierre avec les pensionnaires) permet d’ouvrir l’hôpital sur son environnement, de trouver du travail chez les paysans, de rapporter des provisions. Saint-Alban sert de relais pour la Résistance. Une association de patients, autonome et légale, voit le jour pour la première fois, organise ses activités économiques, publie un journal, donne des fêtes et des kermesses
Dans le même temps, Tosquelles commence de mettre les concepts psychanalytiques à l’épreuve de la psychose et de la vie collective. Les réunions et les prises de paroles se multiplient. On tente déjà de repérer quotidiennement les obstacles à l’action thérapeutique, qu’ils soient objectifs (abus de pouvoirs) ou subjectifs (le « transfert », à la fois instrument et source de difficultés dans la relation). L’exigence des échanges et de la libre circulation l’emportent toujours sur la « discipline » ou la « sécurité ». Tous ces changements trouveront un large écho dans les préoccupations de rimmédiat après-guerre; car le rejet viscéral de tout ce qui évoque les systèmes concentrationnaires anime la générat ion d’aliénistes (-) dont les préoccupations réformatrices anticipent les futures politiques de « sectorisation ».
Tosquelles affirme que Marx et Freud sont les deux jambes nécessaires d’une démarche psychiatrique, critique et clinique. L’une soutient la lutte contre « l’aliénation sociale » massive que génère toute structure collective. L’autre donne accès au sujet inconsc ient, à ce qui est précisément en question dans « l’aliénation mentale » (-).
LA PSYCHOTHÉRAPIE INSTITUTIONNELLE
Jean Oury a travaillé à Saint-Alban. Il achète un petit château flanqué d’un . parc et d’une grande mare, près de Blois. Très vite il propose à son ami, Félix Guattari, de venir l’y rejoindre.
Oury est médecin, Félix (-) a fait des études de pharmacie, puis de la philo à la Sorbonne. Ils se sont connus en banlieue parisienne dans des activités militantes communes, autour du trotskisme et des mouvements d’Auberges de jeunesse. C’est cette paire contrastée mais indissociable qui va construire La Borde, pratique et théorie mêlées.
Oury est plus sédentaire, plus étroitement lié à la discipline médicale et à l’école de Lacan. Félix, plus nomade et « militant », avec un goût manifeste pour les positions minoritaires, les provocations dadaïstes, le désordre et l’irrespect, est l’homme des « ambassades ».
La naissance de La Borde coïncide avec les débuts de la guerre d’Algérie. Félix anime un journal d’opposition interne au PCF, La Voie Communiste, qui soutient ouvertement le FLN. Comme naguère à Saint-Alban, des résistants clandestins, maintenant algériens, trouvent asile à la clinique.
Félix et Oury affrontent un difficile paradoxe: la thérapeutique des psychoses exige que les malades puissent être soustraits à la violence des situations sociales ou familiales. Mais l’établissement de soins est lui-même « pathoplastique »: il surcharge la maladie. La désaliénation doit donc concerner d’abord l’outil thérapeutique.
Les flux et les échanges ne sauraient être entravés par des règles, des hiérarchies, des territoires arbitraires, des positions imaginaires ou des rôles fictifs. Les soins et l’écoute ne sont l’apanage de personne: le jardinier, le cuisinier ou rouvrier d’entrtien occupent des places stratégiques concrètes dans l’espace réputé « noble » de la psychothérapie.
Les dispositifs restent précaires. Une commission, un groupe ou une réunion ne valent que dans leur contexte. L’équipe soignante doit tenir compte de son mode de présence dans les économies constitutives de la collectivité: celle du travail et de l’argent (la dimension économique proprement dite), l’éros (l’économie libidinale au sens large), enfin le champ de la parole et du langage.
UN ORGANIGRAMME « TOURNANT »
A cette époque, assez « structuraliste », l’anthropologie de Lévi-Strauss s’allie à la sociologie marxiste et aux grandes équations de Lacan sur l’inconscient. Mais les concepts ne forcent jamais la pratique; tout au contraire ils en subissent l’impact déformant et peu de dogmes résistent longtemps à l’épreuve de l’« institutionnalisation ».
Les règlements administratifs interdisent par exemple la rémunération des pensionnaires. Une idée originale sera donc de rétribuer le « club » (association loi de 1901) en lui attribuant une somme forfaitaire pour l’ensemble des prestations fournies à la clinique par les pensionnaires. Le stratagème permet, en redistribuant l’argent par d’autres truchements que celui des salaires nominaux, de rendre caduc le seul critère de la « valeur-travail ». Cette disjonction permet d’utiliser l’argent sous des modalités logiques multiples, essentiellement guidées par des finalités thérapeutiques. Ainsi, le jour où un malade accepte de travailler moins souvent à la cuisine (où il est impossible depuis des mois de lui faire partager sa place ou de modifier le rituel de son activité), le club décide de le payer davantage et de rétribuer ses sorties en ville !
La promotion concrète des véritables « compétences » suppose la critique et l’érosion incessantes des positions acquises.
L’interprétation, loin d’être le domaine réservé de quelques érudits, semble pouvoir sourdre des « agencements collectifs ». Parfois, c’est une formule lapidaire, le plus souvent un symptôme, une œuvre ou un rêve, dont la portée dépasse et de beaucoup la seule « personne » de son auteur. Cette hypothèse conduit évidemment à puiser systématiquement dans les réserves thérapeutiques des malades euxmêmes.
Facteurs de rigidités et de répétitions, les statuts doivent être laminés par la rotation des tâches, la diversité des fonctions, la multiplicité des investissements. Comment permettre aux schizophrènes de ne pas « se prendre pour » les rebuts ou les maîtres du monde, si les médecins ou les moniteurs continuent de « se prendre pour » des savants ou des garants de la norme (-) ?
Cette mise à l’épreuve systématique des illusions du « moi » aboutira bientôt à la mise en place d’un rouage essentiel du fonctionnement de l’institution: la « grille ». Il s’agit d’un organigramme changeant des emplois du temps et des affectations, dressé par une équipe de quelques moniteurs, et par Félix. Cette équipe, elle-même tournante, compose l’organisation des tâches en tenant compte d’une multitude de facteurs « personnels », familiaux et subjectifs. Ce systéme de roulements « autogéré », évolutif, est une formidable machine à provoquer le hasard, tramer les rencontres et la parole, et déjouer la routine ou l’ennui. La grille constitue ainsi une « fonction d’analyse », en même temps que le pôle d’une formation permanente « sur le tas » (-).
Qu’on nous permette ici une embardée théorique à l’usage des lecteurs intéressés: dans ce mode d’organisation à La Borde, la distinction entre personne, statut, rôle et fonction prépare une redéfinition de la subjectivité comme produit anonyme, non essentiellement individué, des « agencements collectifs d’énonciation ». Le terme de collectif (pris comme adjectif) désigne ici l’hétérogénéité des champs d’investissement de désirs. Car ces espaces ne sont pas seulement tissés de « signifiants », mais bel et bien traversés de forces, d’intensités, de processualités matérielles et machiniques diverses (techniques, sociales, d’inscription ou de codage, etc.). Le « Sujet » émerge à la croisée de leurs dimensions; il appartient au collectif (pris ici comme substantif) de tenir à jour les cartographies de ce chantier complexe.
LES « ANTIPSYCHIATRES »
La psychothérapie institutionnelle n’est pas stricto sensu une démarche « antipsychiatrique ».
Les grands courants de l’antipsychiatrie, qui ont été presque toujours le fait de praticiens (-), convergeaient sur une conviction centrale: l’asile devrait disparaître et les malades retrouver tous leurs droits de citoyens dans une société qui pourrait les accueillir, prendre en compte leurs potentialités créatrices.
Saisie elle aussi de cette tentation passionnée des « alternatives », La Borde n’en garda pas moins, au long d’une décennie d’actions et de prises de positions communes, une ligne tout à fait originale. Et, pour certains, paradoxale. Oury et les équipes de La Borde n’ont eu de cesse de réaffirmer la spécificité du fait psychiatrique, de réclamer la distinction (conceptuelle et clinique) entre les deux « aliénations » (sociale et mentale). Les espaces sociaux du travail, des loisirs et de la famille ne sont pas les milieux « naturels » d’une thérapie des processus psychotiques. Et quels que soient les mérites intégrateurs de la sectorisation (cette organisation géo-démographique de la santé mentale) la « cure » des psychotiques nécessite des lieux, des moyens, de l’expérience et du temps (-) . A la clinique, les médicaments et les thérapeutiques réputés lourdes ont été largement utilisées, même si ces modes de traitement n’ont jamais pris la place d’une psychothérapie dont ils étaient souvent les boutefeux.
CONTAGIONS ET CONTACTS
La fin de la guerre d’Algérie (1962) avait précipité la défaite des étudiants qui, à partir de l’Unef et de l’UEC, avaient tenté de subvertir l’ordre stalinien du parti. Quelques-uns d’entre eux débarquèrent à La Borde, séduits ou débauchés par Félix. Ils découvrirent alors que l’analyse et la pratique institutionnelles ne concernaient pas seulement le champ de la psychiatrie (-). Partout où des groupes se constituent pour travailler, créer, résister, militer ou construire, les questions de l’inconscient et les problématiques des pouvoirs se mêlent inextricablement.
La mise en place de la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles (FGERI) et du Centre d’études, de recherches et de formations institutionnelles (Cerfi), son « bureau d’études », répondait à cette préoccupation. De façon parfois passionnelle, les membres du « collectif » Ceffi (presque tous partie prenante de l’histoire de La Borde, au moins comme stagiaires) tentèrent de respecter les singularités de ceux qui composaient cette petite machine de guerre intelIectuelle, prolongée par une revue et une maison d’éditions. Les travaux et les textes s’ordonnaient autour des repérages clefs de la libido et des équipements du pouvoir, et mettaient déjà en question l’« idéal historique » et la figure du « militant » (-).
Vieille question en vérité, toujours trop vite remplacée par des directives, des schémas, des hiérarchies, le centra1 isme et la bureaucratie; ou, à l’opposé, par des modèles utopiques dont l’application laborieuse se révélait décevante.
En reprenant à leur compte une vieille chimère marxienne ils mirent à l’épreuve un mode de rémunération qui tenait compte à la fois des « moyens » et des « besoins »; et qui élargissait la notion de besoin aux dimensions paradoxales du « désir«». Vaste programme, certes, mais dont on ne pensait pas qu’il fallait le remettre au lendemain des « lendemains qui chantent ».
La pratique des groupes de travail voulait assurer un minimum de fluidité ou d’articulations entre des territoires, des matériaux et des univers variés. Le concept de transversalité, proposé par Félix à La Borde, insistait sur un possible coefficient « d’autoréférence » de groupe dans un contexte d’aliénation capitalistique généralisé. Dans la clinique, c’était la condition du soin, et, dans la société, le préalable d’une initiative révolutionnaire.
Ces démarches recoupaient le questionnement de l’alternative « autonomie-hétéronomie » par Cornélius Castoriadis et Socialisme ou Barbarie; ainsi que la montée d’un mouvement « autonome » qui s’épanouira en Italie, dans les années soixante-dix. Elles avaient aussi des affnités manifestes avec les thèmes corrosifs du « situationnisme » (Debord, Vaneighem…), les groupes « radicals » anglo-saxons (plus ou moins inspirés de Marcuse), les étudiants allemands de lRJniversité libre de Berlin (Rudi Dutschke) et, en 1968, le « Mouvement du 22 mars » à Nanterre dont le style, l’humour et l’impertinence susciteront une immédiate adhésion des « ceffiens ».
LA RENCONTRE AVEC DELEUZE
A l’inverse, La Borde exerçait souvent une véritable fascination sur ces nouvelles générations, délivrées du Surmoi communiste, qui y trouvaient un terrain électif d’expérimentation. Elle fut un partenaire de choix pour l’« Association de soutien aux révolutions latino-américaines », le « Milliard pour le Viêt-nam », les combats pour la légalisation de l’avortement, les mouvements autonomes européens, les radios libres, les alternatives communautaires, les dissidences des pays du « socialisme réel », etc. sgj~~~
Dans cette période où la « rupture épistémologique » exigée par Althusser drainait bien des enthousiasmes militants, La Borde fut peut-être le point de départ d’une contestation « éthique ».
Nous avions vu, au PCF, des camarades traînés devant de véritables tribunaux, accusés et forcés de s’autoaccuser, induits aux trahisons diverses de l’amour ou de l’amitié et finalement, parfois, brisés ou tués par l’appareil. Et si dans la clinique nous apprenions, un peu mieux qu’ailleurs, à nous occuper des « maladies mentales », nous avions aussi été, dans les « organisations », les témoins d’une production de folie, de désespoir et de suicides.
Félix et ses complices eurent donc bientôt cette renommée d’« irrécupérables », ou d’allergiques, qui les rendait à la fois inquiétants et dignes d’estime. Ni du côté des « groupuscules », ni dans les diverses factions du mouvement psychanalytique on ne put longtemps les retenir, quand on avait su quelque temps les attirer. De scission en rupture, Félix maintint son ironie « minoritaire », payant son utopie d’une relative solitude, voire d’une mauvaise réputation. Heureusement pour nous, il n’en eut cure. Sa rencontre avec Gilles Deleuze lui donna l’occasion d’un grand déblayage théorique, de l’Anti-Œdipe jusqu’au Qu’est-ce que Ia philosophie ?
Il serait impossible de résumer en quelques lignes les axiomes corrosifs de l’A ti-Œdipe, de Mille-Plateaux ou de Rhizome. Mais, tout de même, quelque chose vint d’un coup donner sens aux bourrasques de 68, à l’intégration définitive du monde « sociaIiste » dans les mécanismes du marché, au déploiement « résistible » du capitalisme mondial. Après tant d’années de compromis freudo-marxiens, le « matérialisme machinique » de Gilles et de Félix commencait de subvertir un concept d’Inconscient à la fois trop linguistique et trop œdipien, trop centré sur la scène familiale.
En même temps il replaçait le Désir au cœur d’une dialectique débarrassée du jeu des bases et des superstructures et faisait sauter le verrou « scientiste » des « lois » de l’économie politique. Le même concept de « déterritorialisation » pouvait rendre compte de l’histoire des sociétés et du processus schizophrénique .
Parallèlement à l’intense accélération des flux, des échanges, à la dispersion des repères et des territoria ités existentielles, les « reterritorialisations » capitalistiques composent des paliers et des défenses dont les avatars les plus hideux prennent la forme des nationatismes, intégrismes, racismes -exclusions et refus d’altérité-, si communs à notre siècle, ou le visage pitoyable des pathologies paranoïaques individuées (-).
UNE AMITIÉ CONFLICTUELL E
A la veille du troisième millénaire la schizophrénie pourrait ainsi tracer le destin périlleux de l’humanité aux prises avec son mode de production; le fou ayant peut-être à désigner et anticiper les destructions ou les conquêtes, les productions ou les antiproductions dont cette civilisation semble porteuse.
Aux notions trop hiérarchisées, structurales ou dialectiques qui concevaient les folies comme des ratages œdipiens, des fixations ou des régressions émaillant notre inscription à l’ordre symbolique, on préférera l’hypothèse machinique, processuelle, historicosociale, d’une « production de subjectivité ». Cette production affecte ensemble les régimes cognitifs de la conscience et le domaine « désirant » de l’inconscient.
L’approfondissement de cette réflexion par Félix et les réseaux qui l’accompagnent n’a pas seulement pris appui sur l’expérience de la psychothérapie institutionnelle et sur le « modèle » de La Borde. Cette phase a plutôt coïncidé avec un investissement accru de Félix sur des enjeux externes à l’institution. Mais ces thématiques nouvelles doivent une grande part de leur richesse aux formes originales d’organisation sociale, d’approche de la folie et de rapport au politique, dont La Borde est porteuse.
La polyphonie dont se targuent La Borde et le mouvement de psychothérapie institutionnelle aura été mise à l’épreuve, exemplairement, par l’amitié conflictuelle indéfectible d’Oury et de Félix, jusque dans leurs écarts éthico-théoriques d’après 68. Pour ceux qui ont pu vérifier la référence constante de Félix à la clinique analytique développée par Oury, et l’ouverture permanente de ce dernier sur les préoccupations cartographiques, processuelles et pragmatiques de Félix, il est évident que la rencontre de leurs « philosophies » provenait directement de l’exercice des multiplicités qu’elles postulaient comme leur condition essentielle.
Peu de temps avant sa mort, Tosquelles nous confiait que La Borde était avec Saint-A ban le seul lieu où s’était pratiqué « la psychothérapie institutionnelle ». Bilan pessimiste sans doute, bien qu’il contienne une part de vérité. Les principes et les développements de cette « méthode » supposent un minimum de libertés, rarement présentes dans les établissements que régissent des règles, des statuts et des hiérarchies réfractaires à « l’institutionnalisation ». Une « institution » est une construction singulière, datée, douée d’une large autonomie, capable de transformations permanentes (-). Depuis quelques années une association d’échanges et de solidarité, « La Borde-Ivoire », s’est établie entre la clinique et un village africain où des pensionnaires et des moniteurs vont séjourner et travailler.
La Borde vit au rythme du « collectif » qui l’anime, de ses vicissitudes, et des trajectoires existentielles qui le composent. Mais le réseau institutionnel excède chacun de ses moments ou t erritoires. Il peut s’infiltrer, avec plus ou moins de résistances, dans les services hospitaliers en France. Il intéresse des établissements au Québec, au Brésil, en Allemagne, en Italie, au Portugal, en Algérie. Il déborde le cadre d’une psychiatrie des adultes psychotiques et s’étend à l’ensemble des pratiques sociales concernées par la folie (-). Le « mouvement » est loin de s’éteindre, même si ses foyers se succèdent et se dispersent: concept exact de « révolution ».
La psychothérapie institutionnelle n’échappe pourtant pas au sort que le Marché mondial réserve à sçs « exclus », ses « marginaux » et ses fous. Le souci des économies, particulièrement marqué chez les experts et les administrateurs, prend dans le domaine de la Santé mentale des proportions dramatiques. Prenant prétexte d’une précaire « sectorisation », d’un vague humanisme et de leur crédulité envers les neurosciences ou les théories comportementales, les politiques de santé mentale semblent vouloir se décharger de tout projet thérapeutique ambitieux dans le domaine des psychoses. Une certairre « antipsychiatrie » tendrait ainsi à devenir une politique d’Etat. Dans ce contexte, La Borde ou d’autres lieux analogues, même s’ils ont toujours très peu (trop peu) coûté à l’Etat, peuvent craindre d’être un jour considérés comme un luxe inutile.
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1- Une quinzaine de psychiatres, membres du PCF, durent signer une déclaration qui stigmatisait la psychanalyse comme idéoJogie bourgeoise et rétrograde.
2 Bonnafé, Le Guillant, Sivadon, Mignot, Daumezon, Duchêne, etc.
3 – On trouvera, sous la forme d’un dialogue avec lui-même, ses idées-forces dansF. Tosquelles, I7Enseigne)nent de la folie, Privat, 1992.
4- Nous respecterons dans cet article l’usage répandu, à La Borde et ailleurs, consistant à désigner Jean Oury par son patronyme et Eélix Guattari par son prénom.
5- Jean Oury, dans son séminaire de Sainte-Anne, improuise depuis plusieurs années sur l’ensemble de ces questions théorico-pratiques. Voir notamment le Collectif, éditions du Scarabée, 1986.
-6. < La grille » est au centre d'un texte collectif sur les dix premières années de la Borde: Histoires de La Borde, Recherches, mars-avril 1976 7.- Laing et Cooper en Angleterre; Basaglia, Jervis et Mingazzi en Italie; Mony El Khaim en Belgique; des médecins hospitaliers du seruice public engagés dans une riche polémique avec Michel Foucault en France. 8- Jean Oury, Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Traces, Payot, 1976. 9. Par exemple dans le sillage de Freinet, Fernand Oury avait lancé le mouvement de pédagogie institutionnelle. 9- Par exemple dans le sillage de Freinet, Fernand Oury avait lancé le mouvement de pédagogie institutionnelle. 10.- Une trentaine de numéros thématiques de Recherches accueillirent alors les propos et les expériences de René Scherer, Guy Hocquengheim, Fernand Deligny Roger Gentis, Anne Querrien, Lion et Numa Murard, Liane Mozère, Hervé Maury,Gérard Grass, Michel Butel, Jacques Schotte, Françoise Dolto, Georges Preli, Michel Rostain, François Fourquet, Ginette Michaud, Aida Vasquez et Jacques Pain, et cent autres qui nous pardonneront de ne pas les citer. 11.- Ces mêmes pays qui nous semblent collectivement fanatiques ou « délirants » ont une haine marquée pour la « folie „ (et/ou les talents) d'un seul, chaque fois que celle-là s'affirme dans son irréductible singularité. 12- Aujourd 'hui, un visiteur ne reconnaitrait sans doute pas à La Borde le lieu que nous décrivions en 1975 avec Danielle Sivadon dans La Borde ou le droit à la folie, CalmannLévy. Il y retrouverait, par contre, le climat et l'esprit poétiquement traduits par Marie Depussé dans Dieu git dans les détails, Pol, 1993. 13- Actualité de la psychothérapie institutionnelle, sous la direction de Pierre Delion, éditions Matrice (91270 Vigneux, 71, rue des Camélias).