Premières thèses

La classe

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Ce texte est inclus dans le chapitre d’Ouvriers et Capital intitulé “Premières thèses”, dont il constitue le onzième point.

La première édition d’Operai e capitale a été publiée en 1966 aux éditions Einaudi.

La traduction française, réalisée par Yann Moulier, avec la collaboration de G. Bezza, a été publiée en 1977 chez Christian Bourgois.

A l’arrière plan de la classe des capitalistes, et avant elle, il y a le capital. Le capital ne constitue pas à lui tout seul une classe sociale. Il a besoin d’avoir devant lui la classe ouvrière déjà formée. Mais même lorsqu’il a atteint son expression subjective, en étant devenu une classe, ce qui guide le processus demeure toujours un objet, une chose, un rapport matériel qui prend la forme d’un rapport social, bref un mécanisme de développement. L’idéologie bourgeoise crie encore au scandale, mais le fétichisme, la réification et l’aliénation sont des données permanentes de l’histoire du capital. Simplement l’objet, la chose, le travail aliéné se trouvent eux-mêmes déterminés historiquement, c’est-à-dire, plus précisément, spécifiés socialement. Si derrière la force de travail comme marchandise nous trouvons les ouvriers comme classe – le prolétariat dans sa définition politique – c’est le contraire qui se produit du côté opposé: derrière la classe des capitalistes, il y a le capital comme catégorie économique, bref le rapport de production capitaliste comme rapport économique en tant que tel. Le “ déterminisme économique ” et le point de vue capitaliste ne font qu’un. Au milieu de tant de bouleversements pratiques, c’est-à-dire historiques, du capital, la figure classique du théoricien bourgeois reste toujours celle de l’économiste. L’économie est la science bourgeoise par excellence. La sociologie n’est elle-même que l’idéologie de l’économie.

En fait, il n’y a pas de question plus “ idéologique ” que celle qui demande à ce stade: mais qu’est-ce qu’une classe sociale ? Le sociologue commence la lecture du Capital en partant de la fin du Livre III et interrompt sa lecture avec l’interruption du chapitre sur les classes. Ensuite de Renner à Dahrendorf, de temps à autre, chacun s’amuse à compléter ce qui est resté incomplet: il en résulte une diffamation de Marx qui irait bien avec un tout petit peu de persévérance jusqu’à la violence physique. Mais ce n’est pas un hasard si le chapitre sur les classes est resté inachevé. L’essentiel de ce qu’il y avait à dire, sur le concept de classe, l’avait déjà été cours de toute l’analyse du Capital. Et cette interruption du manuscrit sur le spaltet en dit plus long que toute continuation possible. L’analyse était repartie de nouveau de la véritable séparation, celle qui est gouvernée par les lois de mouvement du mode de production capitaliste existant entre les moyens de production et le travail lors de la transformation du travail en travail salarié et des moyens de production en capital. La façon dont les drei grossen Klassen se débitent toutes les trois à l’intérieur d’elles-mêmes, en se réglant sur la division sociale du travail, s’avérait tellement peu essentielle et surtout si risquée qu’il était impossible de la continuer. Cette interruption a tout l’air d’une renonciation subite à poursuivre un raisonnement qui s’est engagé dans une impasse. Au reste on ne comprend pas pourquoi le chapitre sur les classes se trouve dans la section sur les revenus puisque Marx lui-même exclut qu’il suffise d’avoir une même source de revenus pour appartenir à une même classe. L’équivoque initiale réside peut-être justement dans la “ formulation trinitaire ” ; on ne peut pas dire – comme Marx le fait – que celle-ci recèle tous les secrets du procès de production social. Si ce dernier est constitué par le capital à son plein degré de développement, alors il ne peut être défini par aucune formule qui contienne plus de deux protagonistes: le capital lui-même, et face à lui, à l’intérieur de lui-même et contre lui, la classe ouvrière. Cela pour une définition qui vaille pour la “ science ”. Sur le terrain de la pratique politique il faut pousser la réduction plus loin. La trinité doit être reconduite dans sa nature à l’unité. Et lorsque l’on demande pour quelle raison il n’est possible d’appréhender le secret du capitalisme que du seul point de vue ouvrier, voilà l’unique réponse possible: parce que la classe ouvrière est le secret du capitalisme.

Ce que Marx disait en 1857 reste toujours vrai: la société capitaliste constitue l’organisation historique de la production la plus complète et la plus développée. Cependant il ne faut pas partir de là pour reconstruire du haut du capital le passé historique de toutes les sociétés humaines: car l’on ne voit pas à qui et à quoi cela pourrait bien servir. Que l’économie bourgeoise fournisse la clef de l’économie antique, à la rigueur, mais de toute façon, cela ne sert à rien pour nos objectifs. Ce qui nous intéresse en revanche, c’est de nous en tenir fermement au capital comme degré maximum d’organisation de la société tout entière et non plus seulement de la production : pour repérer ensuite de l’intérieur, le niveau de développement successif qui l’explique, l’évalue et le conditionne. Ce niveau de développement supérieur, qui est à l’intérieur du capital, c’est justement la classe ouvrière: nous en avons déjà fait la clef qui ouvre le mécanisme de la production capitaliste. Mais peut-on dire que la classe ouvrière explique le capital, comme le capital explique la rente foncière ? A coup sûr non ! Car en réduisant tout à l’histoire des “ catégories ” on devrait en conclure que le capital ne peut pas être compris sans la classe ouvrière, alors qu’en revanche on peut bien comprendre la classe ouvrière sans le capital. Alors qu’en fait on ne peut comprendre le capital et la classe ouvrière qu’ensemble, et l’un toujours contre l’autre. La classe ouvrière n’est pas pour le capitalisme ce que le capital représente pour les catégories sociales prémodernes : le point d’arrivée d’un développement historique et donc le point de départ d’une succession logique. Autrement on aboutirait nécessairement à en tirer un néoobjectivisme, dont le contenu serait peut-être politique au lieu d’être économique. Notre discours se développe dans une direction totalement différente. La classe ouvrière y constitue le point de départ historique de la naissance et de la croissance du capitalisme. Et l’on peut aussi partir du capital pour arriver à comprendre logiquement la classe ouvrière. Cela n’est-il d’ailleurs pas le chemin qu’a emprunté Marx lui-même ? Concevoir le capitalisme comme le système historique de reproduction de la classe ouvrière cela signifie aller dans cette voie jusqu’au bout. En quel sens peut-on alors dire qu’on ne peut appréhender le secret du capitalisme que du point de vue ouvrier, si justement c’est au contraire le capital qui met à nu la nature historique de la classe ouvrière ? On ne le peut qu’à condition de bien garder à l’esprit ce fait extrêmement simple: la classe ouvrière ne constitue pas le secret du capitalisme au sens de son explication mais au sens de sa dissolution. Le capital peut fournir toute l’explication théorique de la classe ouvrière, mais il ne peut pas l’éliminer pratiquement. La classe ouvrière peut ne pas être capable d’expliquer par sa science tout ce qui concerne le capital, et cependant parvenir à le détruire par la révolution. Voilà pourquoi ce sera toujours une pieuse illusion que de vouloir en savoir plus du côté ouvrier sur la société capitaliste que les capitalistes eux-mêmes, et toute forme de gestion ouvrière du capital s’avérera nécessairement imparfaite par rapport à une gestion directement capitaliste; et peut-être découvrira-t-on dans un avenir proche que la voie la plus réaliste, la plus praticable, la “ plus facile ” du côté ouvrier, c’est précisément la destruction par la révolution. Ainsi il est tout à fait juste que l’on étudie la classe ouvrière du point de vue capitaliste; eux seuls sont capables de l’étudier correctement. Mais ce n’est pas par la fumée idéologique de la sociologie industrielle qu’ils réussiront à effacer l’arrêt de mort qu’elle représente pour eux. Si “ le capital est la puissance économique de la société bourgeoise qui domine tout ”, la classe ouvrière est la seule puissance politique qui puisse dominer le capital. Si jamais elle l’explique également c’est en ce sens-là : mais alors c’est une explication qui doit être imposée par la force. Sachons bien que l’articulation ouvrière du mode de production capitaliste dans son objectivité, c’est-à-dire dans sa spontanéité, joue le rôle de loi économique du mouvement du capital. Pour lui faire remplir le rôle de loi politique du mouvement de la classe ouvrière on ne peut pas faire l’économie d’en passer par la tâche gigantesque qui consiste à organiser cette force d’attaque des ouvriers qui est seule à même d’enfermer les capitalistes sur la défensive. Du point de vue révolutionnaire, le secret ouvrier du capitalisme n’est pas une loi théorique, mais une possibilité pratique. Son fonctionnement n’est pas un fait objectif, il doit être imposé subjectivement. Il faut l’arracher à la société du capital et le confier au parti ouvrier. Ainsi pour la première fois dans l’histoire d’une formation sociale, ses propres lois de développement sont utilisées pour produire son renversement.

C’est sur le terme: pour la première fois qu’il faut bien s’entendre. Ce n’est pas un hasard si nous avons toujours parlé jusqu’ici de classe ouvrière et jamais du concept de classe en général, de luttes ouvrières et jamais de lutte de classe en général. Marx déjà, de son côté, refusait de s’attribuer le mérite d’avoir découvert l’existence des classes et de la lutte entre les classes, l’attribuant aux économistes et aux historiens bourgeois. A tel point que Lénine pouvait faire le commentaire suivant: “ La doctrine de la lutte de classe n’a pas été créée par Marx, mais par la bourgeoisie avant Marx, et peut être acceptée sous sa forme générale par la bourgeoisie… N’est marxiste que celui qui ne se borne pas seulement à reconnaître la lutte de classe mais aussi la dictature du prolétariat ” (il s’agit du commentaire de la lettre de Marx à Weydemeyer du 5 mars 1852 publiée par Mehring sur la Neue Zeit [[Cf. la Neue Zeit, xxv, 2, p. 164, 1907., dans l’État et la Révolution). Si c’est vrai, si le facteur décisif, c’est le point d’arrivée du processus: renversement du capital, dictature du prolétariat, alors d’un point de vue marxiste, d’un point de vue ouvrier, les classes et la lutte de classe ne sont concevables que par la société capitaliste et à l’intérieur de celle-ci. Ou bien vous voulez couronner de dictature du prolétariat la lutte de classe entre les esclaves de la glèbe et les barons féodaux, ou peut-être bien celle qui se déroula entre Spartacus et Licinius Crassus ? Ce n’est pas que les historiens “ marxistes ” n’aient pas réussi à le prouver, pour faire concurrence comme d’habitude à la bourgeoisie qui voit le capital dans le monde antique; ils sont même capables d’appeler les constructeurs de pyramides “ des ouvriers ”. Les rappeler tous de la définition de recours historiques au choix d’une conclusion possible de la praxis politique actuelle, les ramener de la lutte de classe en général aux besoins particuliers de la révolution contre le capital, voilà ce qui constitue toujours la ligne de démarcation entre qui est marxiste et qui ne l’est pas, “ la pierre de touche, dit Lénine, avec laquelle il faut éprouver la compréhension et la reconnaissance effectives du marxisme ”. Il faut donc aller dans cette direction, et avancer encore plus loin. On ne peut pas comprendre comment Schumpeter peut traiter la théorie marxiste des classes sociales de “ sœur boiteuse de l’interprétation économique de l’histoire ” et la définir cinq pages plus loin comme “ un audacieux coup de stratégie analytique qui lie le destin de ce phénomène que sont les classes au destin du capitalisme ”. Il est vrai qu’il conçoit de façon traditionnelle la fin du capitalisme comme la fin des classes. Tandis que la véritable audace stratégique, et qui ne vaut pas seulement d’ailleurs pour l’analyse, est tout autre actuellement: c’est celle qui opère un renversement du problème qui voit dans la naissance de la classe ouvrière la naissance du capitalisme. C’est en ce sens qu’il faut lier le destin de ce phénomène que sont les classes et celui du capitalisme dans une seule perspective de dissolution de la société classiste du capital – la seule formation sociale qui soit fondée historiquement sur la lutte de classe. Sans doute Parsons a-t-il compris ce problème en partie lorsqu’il a établi le lien qui existe chez Marx entre “ le fait d’une unité productive organisée ” au “ conflit de classe qui lui est inhérent ”. Il renvoie la chose, il est vrai, à l’histoire de la pensée sociale, puisqu’il lui trouve comme précédent le facteur caractérisé par Hobbes comme la différence de pouvoir; mais cela ne l’empêche pas de reconnaître dans ce facteur la réinsertion de ce qui détermine spécifiquement une grave instabilité du système économique ; celle-ci étant à son tour “ le résultat d’un rapport de pouvoir qui se situe dans le cadre d’un schéma institutionnel précis qui implique une organisation sociale bien définie: à savoir l’entreprise capitaliste ”. Là évidemment on ne parvient pas à placer le rapport de classes avant le rapport de production capitaliste: ce serait d’ailleurs en demander trop et il n’y a pas lieu de demander ce genre de choses à ces gens-là. Le point de vue scientifique du capital peut même arriver à enfermer le cours de la lutte de classe à l’intérieur de l’histoire du capitalisme. C’est ce que le capitaliste direct se trouve contraint de faire quotidiennement à niveau social, collectif, pour ses propres besoins pratiques. C’est pour cette raison que la science moderne du capital ne paraît pas seulement mais est aussi plus avancée sur ce terrain que le marxisme archéologique qui règne actuellement. Ce que l’on ne peut absolument pas voir en restant en dehors du point de vue ouvrier, c’est-à-dire en dehors des perspectives d’organisation de la lutte de classe des ouvriers, c’est l’antériorité historique du rapport de classe par rapport au rapport de capital, donc des classes par rapport au capitalisme, et donc pour finir de la classe ouvrière par rapport à la classe des capitalistes. De fait cette antériorité historique ne recouvre rien d’autre que la pression politique offensive que les ouvriers exercent en permanence sur le patron.

La naissance même du point de vue ouvrier, la possibilité d’une science sociale qui n’est pas objective et qui ne prétend pas l’être, le caractère praticable d’une synthèse unilatérale, cette façon de saisir les phénomènes de la société actuelle tous ensemble et d’un seul côté, non pour les connaître mais pour les renverser, “ l’imposante synthèse ” que constitue l’œuvre de Marx, tout cela ne trouve-t-il pas la raison de son existence matérielle dans la naissance de la première classe qui ait existé historiquement: la classe ouvrière ? Le point de départ historique voit dans la société capitaliste d’un côté les ouvriers et de l’autre le capitaliste. C’est là encore un de ces faits qui s’impose avec la violence de sa simplicité. Historiquement on peut parler d’un capitaliste individuel: telle est bien la figure socialement déterminée qui préside à la formation du rapport de production capitaliste. Cette figure historique ne disparaît pas en tant que telle, tout au moins dans le développement classique du système; elle ne s’éteint pas; elle n’est pas non plus liquidée, elle s’organise collectivement, se socialise pour ainsi dire dans le capital, comme rapport de classe précisément. En revanche on ne peut parler d’ouvrier isolé à aucun moment historique. Dans sa figure matérielle, socialement déterminée, l’ouvrier est dès sa naissance organisé collectivement. Les ouvriers, en tant que valeurs d’échange du capitaliste, s’avancent d’emblée au pluriel: l’ouvrier au singulier, ça n’existe pas. Dahrendorf reprochera à Marx de commettre l’erreur de ne reconnaître “ parfois ” comme classe que le prolétariat. A notre avis, il s’agit là d’une erreur bien compréhensible. Les conditions de la lutte de classe font que chacun de nous est porté quotidiennement à voir d’un côté une classe sociale qui se meut en tant que telle, et de l’autre toujours quelque chose de plus ou de moins qu’une classe sociale. Quelque chose de moins, car l’intérêt économique direct n’a pas cessé et peut-être ne cessera jamais de se présenter comme divisé du côté capitaliste. Quelque chose de plus, car le pouvoir politique du capital a étendu désormais le renforcement de son appareil de contrôle, de domination et de répression au-delà des formes traditionnelles prises par l’État, et a investi l’ensemble des structures de la nouvelle société. Il faut alors chaque fois forcer les choses en opérant une réduction au niveau des classes, de deux classes de tous les phénomènes qui semblent s’y opposer ou ne pas être de leur ressort: c’est là le fardeau que la théorie impose dans ses exigences, et ce n’est pas le dernier. Cependant tout cela reste encore insuffisant pour la théorie elle-même. L’étape suivante – ou plutôt la prémisse qui la fonde et qui doit en devenir la conclusion explicite – c’est de comprendre la différence qualitative qui existe entre les deux classes, la priorité historique de fait de l’une par rapport à l’autre, la possibilité de subordonner politiquement l’une à l’autre au sein de la société capitaliste, sans jamais que cela soit décidé une fois pour toutes. Si le rapport de classe précède le rapport de capital, il présente d’emblée la force de travail vivante d’un côté, et de l’autre les conditions mortes de la production; d’un côté, le prolétariat qui se déploie déjà partiellement comme classe, de l’autre le capital encore entièrement en soi, entièrement en puissance. C’est-à-dire que l’on a d’un côté une masse sociale de vendeurs de la marchandise force de travail acculés à une même situation collective qui les fait tous se battre contre un même ennemi et de l’autre le capitaliste individuel, l’individu bel et bien souverain, le chef d’entreprise qui possède la puissance de ce qui est mort – argent, terre, outils de travail, – une fois qu’il a conquis le pouvoir de commander au travail vivant, c’est-à-dire à tout. Pouvoir sur tout et commandement du travail vivant ne forment plus dès lors qu’une seule chose. Mais le travail est ici activité vivante de la force de travail, travail ouvrier. Dans la société capitaliste c’est la classe qui s’est soumis le travail ouvrier en le réduisant à un objet mort, qui devient la classe dominante. Par un acte de violence, le capital enlève au travail sa vie et se l’incorpore: il devient ainsi lui-même sujet vivant, il se fait activité formellement autonome et se met en avant en prenant la forme d’une classe des capitalistes. Exactement comme du point de vue rigoureusement ouvrier, il est facile de se tromper en ne reconnaissant comme unique classe que la masse sociale compacte des ouvriers d’usine, du point de vue rigoureusement capitaliste, il est tout aussi facile de se tromper en voyant dans la domination absolue du capital à niveau social, le seul pouvoir qui existe. Conséquences: dans le premier cas, les “ illusions révolutionnaires ” inévitables du côté ouvrier; dans le second cas, cette suite “ d’erreurs pratiques ” qui donne son unité à l’histoire politique des initiatives capitalistes. Chacune de ces erreurs a fourni, et fournit encore, une “ occasion historique ” à la révolution. C’est en proportion du degré de préparation qu’ont atteint les forces subjectives qu’on peut en profiter ou non. Alors ces illusions peuvent jouer, elles aussi, un rôle positif, une fois transformées radicalement en un plan de bataille rationnel. Ce qui ne marche jamais, c’est la froide logique lorsqu’elle n’est pas mue par la haine de classe. Il n’y a rien à concéder – en dehors d’une bonne dose de souverain mépris – aux philistins qui reprocheront à Marx d’avoir vu systématiquement la révolution au coin de la rue, et en même temps à Lénine de l’avoir voulue quand ce n’était ni le lieu ni le moment. Dans ces cas-là, on applique immédiatement – intuitivement – des règles élémentaires de conduite pratique. Lorsque nous trouvons d’un côté ceux qui disent : demain tout explose et le vieux monde s’écroulera, de l’autre ceux qui disent: rien ne bougera pendant cinquante ans, et que les premiers se voient infligés le démenti des faits qui donnent raison aux seconds, nous sommes là du côté des premiers, nous qui devons rester avec ceux qui se trompent.