Aout 1991: Le gai renoncement

La conversion rortyenne

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Dans l’oeuvre de Richard Rorty, la fameuse “conversation” qu’il exalte comme forme (nouvelle ?) de la philosophie, ou bien de la culture post philosophique, reste obscure et ambiguë. Avec qui converse t il ? Peut on localiser ses interlocuteurs dans des personnages spécifiques, actuels ou historiques ? Est ce que sa conversation est plutôt une métaphore pour le déplacement de sa voix, pour que sa voix n’ait pas lieu, ou une métaphore qui sert à subvertir l’autorité de la voix du philosophe et transporte le dialogue hors du champ du pouvoir ? Reading Rorty[[Reading Rorly : Critical Responses Io Philosophy and the Mirror of Nature (and Beyond), présentée par Alan Malachowski, Basil Blackwell, New York, 1990, 384 p., un ouvrage paru récemment, nous donne un nouveau point de vue sur cette conversation rortyenne. Le volume, une collection de “réponses critiques” à La Philosophie et le Miroir de la Nature écrites par des auteurs divers dans la tradition anglo américaine, crée l’impression de donner lieu à une véritable conversation entre Rorty et ses compagnons. En fait, dans son introduction générale, le volume se propose comme “une rencontre amicale entre partenaires prospectifs dans la conversation ( … )” [xi. Pourtant, le but de cette collection, nous semble t il, est de constituer un point de départ d’une nouvelle époque de la philosophie anglophone et de jeter les bases de la tradition rortyenne, et par conséquent la conversation qui a cours dans ce lieu sert paradoxalement à privilégier la voix du philosophe et à renforcer son autorité.

Un des points forts du programme de Rorty dans les années 70 et au début des années 80, avec La Philosophie et le Miroir de la Nature et Les Conséquences du Pragmatisme, était de bouleverser l’ordre de la tradition philosophique ; au mieux, on pouvait lire la conversation comme une attaque contre l’autorité de l’ “académie” et de “la Philosophie professionnelle” pour démocratiser le champ de la pensée dans un dialogue d’égalité. Les “réponses critiques” rassemblées ici, bien qu’elles ne marquent pas l’accomplissement de ce programme, témoignent au moins de l’effet important que l’initiative de Rorty a eu sur la tradition de la pensée anglo américaine. Parmi les auteurs on trouve les noms les plus connus de la philosophie anglophone contemporaine, Bernard Williams, Charles Taylor, W.V. Quine, Donald Davidson. En effet, les partenaires dans la conversation se divisent en deux groupes : d’une part, il y a les “conservateurs” qui veulent défendre la tradition analytique, son épistémologie et sa philosophie de la science en disant que la critique rortyenne reste superficielle et ne touche pas les points essentiels de la tradition,, d’autre part, il y a les “radicaux” qui acceptent les critiques de la tradition que Rorty a proposées mais qui pensent qu’elles sont restées partielles, que Rorty ne va pas assez loin ils veulent porter la révolution rortyenne jusqu’au bout. Dans les deux cas, pourtant, ce que je voudrais souligner ici, c’est que la question Rorty est devenue la pierre de touche des débats anglophones actuels ; il semble que l’ordre du champ philosophique se construise autour.

Parmi les contributions, il y a deux essais très révélateurs écrits par deux philosophes que Rorty a présentés dans son ouvrage comme étant les fondateurs de la nouvelle voie de la pensée : W.V. Quine et Donald Davidson. Tous les deux, bien qu’ils soient évidemment flattés d’être des personnalités si importantes dans le champ de la philosophie contemporaine, veulent quand même corriger la présentation que Rorty a faite de leur pensée. Quine commence par démontrer: “Un des plaisirs simples qui est parfois accordé à un écrivain philosophique, c’est de lire un traitement favorable et fidèle de sa pensée, écrit par un de ses collègues. Mais, par contre, quand le traitement est favorable mais erroné, il faut, avec quelques regrets, corriger le collègue ( … )” [117. Quine continue à relire les pages de La Philosophie et le Miroir de la Nature qui parlent de sa pensée (sur les croyances et les faits dans les énoncés) tout en clarifiant ce que, à son avis, Rorty a mécompris. Dans la contribution de Davidson il s’agit également de corriger la présentation de Rorty. Ces révélations sur le rapport entre Rorty et ses devanciers sont intéressantes non seulement parce que cela pose une question de fidélité, mais surtout parce que les lectures déformées de ses devanciers nous montrent l’effort que Rorty fait pour inventer ou imaginer les bases d’une nouvelle tradition de pensée qui mène vers une position qui lui est propre.

Cette tradition est reconstruite explicitement dans la dernière partie de la collection, “On Teaching Rorty”. On trouve ici un véritable manuel, consacré à l’enseignement de la pensée de Rorty. On propose des conseils pour le professeur sur les approches du sujet, et aussi des listes de textes destinés à introduire les étudiants à la pensée rortyenne Descartes, Locke, Dewey, etc., tous organisés autour de Rorty et de son oeuvre. Finalement, il y a une bibliographie complète des écrits de Rorty et de toutes les oeuvres critiques. Ici, dans la dernière partie du livre, on voit clairement le point culminant de la tendance qui traverse la collection entière : canoniser Rorty comme figure centrale dans la tradition de la pensée occidentale, institutionnaliser sa pensée dans l’ “académie”.

En somme, la conversation proposée dans ce volume se subvertit elle même. On ne peut pas dire si la théorique des premiers travaux de Rorty contre “la tradition de la Philosophie” a jamais eu un sens vraiment démocratique et égalitaire, mais en tout cas la conversation qui a lieu ici sert au contraire à renforcer l’autorité du philosophe et à privilégier sa voix. Finalement, la hiérarchie du pouvoir dans le champ de la Philosophie n’est pas bouleversée par Rorty, mais plutôt se reconstruit autour de lui.