Quand on parle de « nouvel ordre mondial » on réunit trois concepts forts : l’ordre, la mondialisation et la nouveauté des relations établies entre eux.
L’ordre et la mondialité semblent en effet, par une connexion originale, constituer un nouveau paradigme, c’est-à-dire un nouvel agencement du pouvoir politique et de l’espace physique mondial. Pour comprendre le nouvel agencement il faut donc en premier lieu réfléchir sur ces concepts pour établir ce qu’ils ont signifié, comment il y a crise de leur précédente connexion ; et il faudra par conséquent pénétrer l’originalité de la nouvelle connexion et sa dynamique. On pourra peut-être alors à ce moment-là percevoir la radicalité de la mutation.
Commençons par le concept d’ordre. A l’époque moderne, le concept d’ordre politique et social est assimilé au concept de souveraineté – une souveraineté qui deviendra seulement avec le temps « souveraineté nationale ». Il nous faut donc examiner séparément le concept de souveraineté et celui de souveraineté nationale. Le concept de souveraineté est le concept d’un pouvoir qui n’a rien au-dessus de lui. C’est un concept de pouvoir laïque, opposé à toute conception d’un pouvoir fondé à l’extérieur de sa propre dynamique. C’est donc un absolu – quoad titulum – qui ne se réfère qu’à sa propre source. Cependant, quand on le considère dans son exercice, quoad exercitium, le concept de souveraineté est un concept singulier : ce qui ne diminue en rien son caractère absolu, mais c’est précisément dans la singularité que la souveraineté s’exerce. La souveraineté moderne est singulière par le fait qu’elle s’exerce sur un territoire et en relation à un peuple ou à des peuples. Le droit international se fonde sur cette singularité, jus gentium, ou mieux, le droit des souverains – qui consistait à l’origine à résoudre par les moyens du pacte les conflits entre singularités souveraines. « Moyens du pacte », donc un droit résolument affaibli, troc plutôt que contrat juridique ou administration. Mais la singularité du concept de souveraineté ne joue pas seulement par rapport à l’extérieur : elle joue aussi par rapport à l’intérieur, où il se présente comme concept de légitimation, ou encore comme relation du pouvoir à des sujets, mieux, comme interrelation avec des sujets. Si la souveraineté moderne est un pouvoir qui n’a rien au-dessus d’elle, elle a beaucoup de choses au-dessous. Elle a en particulier, au-dessous d’elle, un espace (un territoire) et une multitude (les citoyens). La légitimation, pour le dire en termes weberiens, peut pendre des formes variées (traditionnelles, charismatiques, légales/rationnelles), dans tous les cas c’est une relation entre souverain et sujets – une relation dans laquelle se mêlent l’expression de l’autorité et l’obéissance (et/ou la désobéissance) des sujets. Un espace habité et vivant se trouve donc à la base de la citoyenneté moderne. L’ordre c’est le résultat d’une activité de gouvernement qui trouve acceptation et/ou passivité de la part des citoyens sur l’ensemble d’un territoire. Dans cette perspective la souveraineté comme ordre devient administration, c’est-à-dire que la souveraineté s’organise en machine d’autorité qui parcourt le territoire et le structure. A travers l’activité administrative, le territoire est organisé, les structures de l’autorité s’y répandent. De plus en plus, dans les dynamiques de la souveraineté moderne, le lien entre administration et territoire devient intime et plein. Peu importe le régime économique (mercantiliste ou libéraliste), peu importe le régime politique (absolutiste, aristocratique ou populaire) l’espace se trouve absorbé dans les scénarios de la souveraineté de manière de plus en plus cohérente, et toute particularité est structurée par l’ensemble de manière progressivement irrésistible.
Le concept de nation met un certain temps à intégrer celui de souveraineté : la souveraineté nationale, au début du XIXème siècle, plutôt que de s’y opposer, perfectionne le concept moderne de souveraineté. Il en constitue une spécification forte qui exalte la connexion entre souverain et sujets, et en même temps la puissance de la totalité. Cette double opération est possible parce que l’État-nation se présente comme une entité autosuffisante, culturelle, ethnique, économique, dans laquelle l’élément spirituel surdétermine l’ensemble des déterminations. Le processus de légitimation se trouve hypostasié dans la nature et/ou dans l’esprit. Entre Sieyes et Novalis, entre Fichte et Mazzini, entre Hegel et Hertzel, le concept de nation spiritualise celui de souveraineté et fait de l’espace de la souveraineté une entité absolue. Dans le concept de souveraineté nationale, territoire et peuple sont comme deux attributs d’une même substance, et le gouvernement est la relation qui consacre cette unité. Le concept moderne de souveraineté, dans son rapport intime au territoire, est porté à ses conséquences extrêmes.
Le politique moderne, ou encore le souverain, est donc une figure qui assemble dans l’absolu des aspects différents de la vie sociale : un peuple, un territoire, une autorité. Le concept de pouvoir souverain devient d’autant plus fort que ces aspects sont unifiés et surdéterminés par le développement historique continu de la souveraineté moderne. Ce processus d’absolutisation et d’intensification des relations est aussi à la base du concept de souveraineté démocratique. La souveraineté démocratique intègre le territoire en tant qu’espace de la vie d’un peuple. La légitimation, dans ce cas, se veut dialectique. L’administration devient biopolitique. L’État-providence, ou encore Welfare State, ou encore Sozialstaat, constituent des figures de souveraineté achevées, dans une continuité ininterrompue et progressive qui semble compléter le processus anthropologique de sédentarisation des hordes, au point de réaliser sur un espace déterminé la configuration du temps global de la vie sociale.
Du point de vue extérieur, la souveraineté est donc caractérisée au total par le monopole de la force physique légitime, par la capacité exclusive de forger les normes des échanges sociaux pour la reproduction (la monnaie), par la capacité de structurer de manière singulière les formes de la communication (la langue nationale, le système éducatif, etc.), par la définition démocratique (biopolitique) de la légitimation. C’est un processus absolu de territorialisation.
Les États modernes souverains ont, tout au long des siècles de leur hégémonie, exporté leur pouvoir absolu hors des territoires qui avaient à l’origine intégré les règles de la domination et avaient été modelés par elles. L’impérialisme (comme le colonialisme) a consisté à occuper des zones du globe et à exploiter des peuples auxquels on ôtait, de cette façon, la possibilité d’accéder à la souveraineté territoriale ou nationale. Ordre, légitimation et administration ne sont pas, dans les territoires de l’impérialisme, autocentrés mais fonctionnels et dépendants de l’État impérialiste.
Nous venons ainsi de poser un certain nombre de prémisses pour nous permettre de prendre la mesure du séisme qui s’abat aujourd’hui sur le vieux paradigme de l’ordre souverain. Un séisme qui touche tous les éléments de l’ordre ancien et qui détermine des conjonctures ouvertes, où peuvent cohabiter de nombreuses hypothèses et où l’on peut dégager un certain nombre de tendances. La profondeur des mutations en acte, leur extension ne permettent pas encore d’identifier des directions de développement certaines ; elles permettent cependant, elles exigent même, de nouveaux paramètres d’analyse. Aujourd’hui, le premier élément qui saute aux yeux est que ce séisme est déterritorialisant. Il ébranle le vieux paradigme de l’ordre en ce qu’il a de plus intime : le rapport à l’espace, la progression vers un espace de plus en plus organisé. Il oblige le paradigme de l’ordre à se confronter à un espace qui manque de déterminations traditionnelles, pire, à un espace illimité. Trois éléments doivent pouvoir nous permettre de définir la rupture et l’approximation d’un nouveau scénario du pouvoir. Ce sont : la bombe, la monnaie, l’éther.
La bombe
Le développement des technologies nucléaires constitue un premier élément qui a préparé le séisme actuel. C’est à ce développement que nous devons le régime de terreur qui a maintenu la stabilité pendant les « trente glorieuses » du développement keynésien ; mais nous devons surtout à la bombe l’extension de la notion de souveraineté limitée à la grande majorité des pays du monde. Monopole de la force physique légitime : celle-ci était à l’origine une qualification de la souveraineté – aujourd’hui cette qualification, dans laquelle était incluse la capacité de décréter la guerre, n’appartient plus à la très grande majorité des États. La guerre commence à devenir un impensable : pas les guerres ou encore des conflits limités, des opérations de police internationale, les guerres civiles, les guerres ou les guérillas putrides, etc. etc. C’est dans cette perspective que la bombe fait son apparition, c’est ce que Günther Anders avait déjà dit à son propos dans les années 50 : qu’il s’agissait d’une opération de violence absolue, d’un nouvel horizon métaphysique qui enlevait à la souveraineté son propre territoire et à la résistance la possibilité d’agir.
Et pourtant cette dialectique de déterritorialisation trouve, mieux, peut trouver une limite dans l’hégémonie impériale, ou encore dans la force d’imposer un nouvel ordre, une nouvelle territorialisation sur des processus croissants de déterritorialisation.
Ce nouveau pôle hégémonique est-il vraiment en voie de formation ? Les conditions en sont données : il n’est pas dit toutefois que ce nouveau pôle hégémonique doive émerger en tant que continuité souveraine de l’ordre ancien (les USA par exemple) ; il pourrait au contraire être constitué par un ensemble de puissances et d’organismes internationaux. Toutes les hypothèses et les paris plus ou moins convaincants sur la tendance qui l’emportera sont acceptés ici.
En tout cas – et c’est l’élément qu’il nous intéresse de souligner – le monopole souverain de la force physique légitime, c’est-à-dire l’une des caractéristiques essentielles du concept moderne de souveraineté, est ici complètement dépassé. Même dans le cas où l’hégémonie mondiale serait conquise par une vieille puissance (dans le cas d’espèce les USA), le contenu de sa souveraineté devra être complètement et radicalement requalifié : l’extension mondiale de la domination en modifie la forme. La souveraineté impériale se présente en tant que territorialisation nucléaire de la déterritorialisation universelle : c’est un premier mode de dénomination de l’hégémonie impériale.
La monnaie
La construction du marché mondial constitue un second élément du séisme que nous subissons ; c’est en premier lieu une déconstruction monétaire des marchés nationaux, ou encore des contextes nationaux et/ou régionaux de régulation monétaire. Tout a commencé entre 1971 et 1973 quand les États-Unis ont décroché l’or du dollar et ont nié la convertibilité, mettant ainsi fin à une longue période de taux fixes. Fin de Bretton Woods : la conséquence en a vite été un caractère extrêmement aléatoire des marchés sur lesquels les rapports monétaires se retrouvaient subordonnés aux mouvements des puissances financières. Dans cette situation la monnaie nationale tend à perdre toute caractéristique souveraine. Même le dollar, qui semblait être appelé à la fonction de mesure ou d’ « étalon » des autres monnaies, est de plus en plus subordonné au marché financier : et ceci, paradoxalement, devient évident à partir de la chute du Mur de Berlin, c’est-à-dire du moment où – la guerre froide gagnée – les USA se voient enlever par leurs alliés la rente du commandement. Une monnaie nationale, avec les caractéristiques qu’elle avait au cours de la modernité, est donc aujourd’hui inconcevable. A ce niveau aussi, le processus de mondialisation devient un agent très fort de mutation radicale. Avec une série de conséquences dramatiques :
1. l’impossibilité d’une régulation monétaire au niveau national, – que ce soit en termes keynésiens, ou simplement monétaristes ;
2. la labilité définitive de tout processus d’intervention welfariste au niveau national, et la crise de la souveraineté démocratique qui s’ensuit ;
3. la poussée vers la construction d’organisations/ensembles régionaux multinationaux ayant pour but d’exercer une résistance relative aux puissances financières et spéculatives, et donc de conquérir, sur de nouvelles dimensions, la capacité de programmer leur propre destin ;
4. l’émergence erratique, dans le clair-obscur de la crise, de certaines monnaies (dollar, DM, yen…) comme monnaies impériales. Là aussi, tandis que la souveraineté moderne devient résiduelle, se profile sur le processus de déterritorialisation global que propose la construction du marché mondial, l’ombre d’une nouvelle territorialisation possible, unilatérale, – non pas construite sur des valeurs monétaires, bien évidemment, mais seulement sur des valeurs politiques. Est-ce possible ? Quelles sont les alternatives réelles, et sous quelles formes, et à quelle échéance, à l’affirmation du dollar (ou d’autres monnaies) comme monnaie impériale ?
L’éther
La fixation du langage et la défense de la langue, la stucturation du système éducatif, la protection de la culture constituent plus que jamais des prérogatives souveraines. Désormais, tout ceci se dissout dans l’éther. Les systèmes contemporains de communication ne sont pas subordonnés à la souveraineté : au contraire, la souveraineté est subordonnée à la communication.
Dans le champ de la communication, les paradoxes qu’impliquent la dissolution de la souveraineté territoriale et/ou nationale, et de toutes façons la rupture de la relation singularisée entre ordre et espace, s’extrémisent. En effet la capacité de déterritorialisation de la communication est originaire : elle ne se contente pas de limiter, ni d’affaiblir la souveraineté moderne, elle ôte la possibilité même de lier un ordre et un espace. Sinon… au sein de cette circularité complète des signes et de son infatigable continuité. D’où une conception du territoire en tant que « territoire circulatoire » et donc l’impossibilité de singulariser le rapport ordre/territoire. La déterritorialisation est le primum, la circulation est la forme sous laquelle elle se manifeste de manière irrépressible, – et ainsi dans l’éther les langages deviennent fonctionnels à la circulation et dissolvent toute relation souveraine. Quant à l’éducation et à la culture, elles ne peuvent que s’assujettir à la « société du spectacle ».
Avec cette expérience nous touchons une limite extrême dans la dissolution entre ordre et espace : désormais, nous ne pouvons entrevoir cette relation que dans un lieu autre – un ailleurs qui originairement ne peut être contenu dans l’articulation de l’acte souverain.
L’espace de la communication est donc complètement déterritorialisé. Il est absolument autre, par rapport aux espaces résiduels que nous avions identifiés en analysant la crise du monopole de la force physique et celle de la définition de la mesure monétaire. Ici il ne s’agit pas de résidu mais de métamorphose : métamorphose de tous les éléments de l’économie politique et de la théorie de l’État, qui vient du fait qu’on est entré dans la phase de subsomption réelle de la société dans le capital. Ce qui signifie que la communication est la forme du processus de production capitalistique là où le capital a conquis et s’est soumis la société tout entière, réellement, globalement, en supprimant toute marge d’alternative : si jamais une alternative peut être proposée, cela se fera par l’intermédiaire de la société de la subsomption réelle et elle devra se construire en son sein, en mettant en évidence de nouvelles contradictions. L’alternative se pose à l’intérieur du « nouveau », et même du « très nouveau ».
La tendance impériale se présente aussi dans l’éther. Encore une fois cette tendance se révèle du premier coup par la permanence de la puissance américaine et de son expansion. Cet espace qui se donne en se disloquant dans cette figure de la rupture des relations de souveraineté, – eh bien, souvent, très souvent, cet espace est américain. Et cependant la référence à la fonction de reterritorialisation n’échappe à l’instabilité dans aucune des situations que nous avons examinées. A la différence de ce qui se produit sur le terrain de la force et sur celui de la monnaie, la communication est en effet un rapport de production, entraînant le développement du capital et, en même temps, la transformation de la force productive. Cette dynamique produit une situation extrêmement ouverte : en elle la puissance américaine se confronte à la puissance des sujets, – de tous ceux qui interviennent de plus en plus activement dans la production interactive de communication. Nulle part, comme dans ce lieu qui se détermine comme circulatoire, la domination impériale sur les nouvelles formes de la production/communication n’est aussi incertaine.
Le séisme qui a détruit la souveraineté territoriale et/ou nationale est donc radical. L’espace du politique devient indéfinissable, en lui ne fonctionnent plus ni connexions dialectiques ni connexions tout simplement fonctionnelles. Dans la subsomption formelle de l’espace mondial au capital il y avait encore des intermédiations qui offraient des références aux processus biopolitiques déterminés. Aujourd’hui nous pouvons considérer la période fordiste comme une phase de transition (de la subsomption formelle à la subsomption réelle) dans laquelle peu à peu s’effacent toutes les déterminations. On se trouve devant un espace lisse, avec parfois quelques zones diversement striées, un espace unifié, de temps à autre identifiable à travers des hiérarchies qui le parcourent, enfin, un espace investi par un mouvement circulatoire continu, qui se heurte de temps en temps à des obstacles et à des résistances. Ou encore, pour le dire autrement, nous vivons au sein d’une banlieue universelle, caractérisée par des variations de vitesse – parfois on peut identifier des centres, sur cet horizon désolé, (nombreux ? unique ?) de toutes façons un pouvoir qui investit un nouvel espace, un nouveau pouvoir.
Notre problème est évidemment de décider si ce nouvel espace va s’organisant et éventuellement de décrire comment. Comment cette déterritorialisation nouvelle va se déployant en fonctions administratives. Nous ne pensons pas cependant qu’il soit possible ici d’avancer plus amplement dans ce sens. Mais il sera de toutes façons utile de poser un certain nombre de prémisses, ou mieux, d’anticiper un type idéal qui puisse permettre d’éclairer le chemin à parcourir. Le type idéal d’empire peut nous être utile. Il est radicalement différent du concept d’impérialisme (qui consistait, comme nous l’avons vu, en une spécification de la souveraineté) parce que l’espace de l’empire est sans déterminations préconstituées, c’est un centre qui se disloque sur différents terrains et circule sans trouver d’obstacle. Dans l’espace mondial unifié les États se relient au sein de flux et de réseaux toujours en mouvement, vivent dans un contexte dans lequel la paix est garantie par une politique de police internationale permanente et efficace. Quand ceci ne réussit pas, les conflits sont isolés. Dans tous les cas les caractéristiques souveraines des États singuliers sont affaiblies et recomposées dans des fonctions collectives de police, de marché, d’organisation de la communication.
Les idéologies postmodernes ont beaucoup insisté sur l’affaiblissement des caractéristiques de la souveraineté. Elles ont aussi, et c’est complémentaire, beaucoup insisté sur les nouvelles dimensions du fragmentaire, du local, du particulier et sur les émergences d’identité (qui rompent çà et là la surface plate du postmoderne). Il ne me semble pas pour ma part que ces descriptions soient suffisantes pour comprendre la nature fondamentale de l’empire : celle-ci consiste non pas à se contenter de se manifester dans le fragmentaire et dans le complexe, mais à s’organiser de manière unitaire dans le fragmentaire, dans le complexe, dans l’entremêlement et le contrôle des identités. Les idéologies postmodernes exaltent une situation donnée dont, jusqu’ici, elles ne perçoivent pas la nouvelle dynamique structurante.
Ce sont Foucault et Deleuze qui se sont le mieux saisis de la figure impériale (considérée ici uniquement du point de vue de la construction d’un type idéal). La tripartition qu’ils proposent en ce qui concerne l’évolution des régimes politiques de la modernité (de la « société d’ancien régime » à la « société disciplinaire », à la « société de contrôle »), dégage la dynamique d’affaiblissement de la souveraineté dans le passage de la société disciplinaire à la société de contrôle – non pas en tant qu’elle serait évanescente, mais bien au contraire comme modernisation et optimisation. La société de contrôle est l’horizon sur lequel se déploie la puissance impériale. En portant le sommet du commandement à un niveau très élevé, la possibilité des médiations dans la solution des conflits et donc la requalification dynamique de toutes les particularités dans le processus du pouvoir s’élargit de manière démesurée. La force et la discipline sont ainsi incluses dans les politiques de contrôle.
Mais revenons maintenant au modèle de l’empire tel que Polybe l’avait construit. L’empire romain, nous dit l’intellectuel grec à Rome, est la synthèse des trois formes de gouvernement définis par l’antiquité classique : monarchique avec l’empereur, l’empire est aristocratique au Sénat et démocrate-républicain dans la fonction tribunitienne. Et aujourd’hui ? Peut-on retrouver la tripartition polybienne dans l’organisation du nouveau pouvoir impérial ? Peut-être. Un centre définitif, monarchique, détenteur exclusif de la force, ne s’est pas encore dégagé. Il est cependant de plus en plus identifiable de manière tendancielle. Mais les deux autres aspects du modèle requis par la synthèse impériale, sont là : l’aristocratie financière et la discipline qu’elle impose à des fractions substantielles de l’ensemble de la force de travail dans l’espace mondial ; et par ailleurs le pouvoir républicain de contrôle, ou encore ce réflexe disciplinaire qui s’incarne dans ce qui reste des États nationaux singuliers et qui revêt de plus en plus un rôle contractuel vis-à-vis de l’autorité impériale.
L’empire est donc là, au coin de la rue, qui nous attend inexorablement comme ce qui est déjà en place. En philosophie politique le postmoderne a été un signe annonciateur de l’empire, triste et inadéquat mais effectif.
Bien plus réels et bien plus forts sont les signes annonciateurs qui s’inscrivent dans les crises et dans les moments de pause du processus constitutif de l’empire. Où se manifestent-ils ? Essentiellement dans les conflits entre ordres de valeurs et dans les contradictions entre les procédures. Des hybridations de plus en plus fortes s’imposent à l’attention quand on considère l’espace du propre et de l’impropre, de l’économique et du politique, du légal et de l’illégal, et quand la prise en compte traditionnelle du droit et du social (sans oublier la morale) se confronte à l’ouverture spatiale de l’empire. Dans la vie des États et des communautés une grande partie de l’activité publique est désormais consacrée à la solution de ces conflits, à la recomposition des procédures qui les régissent, et donc à la gestion (management) des espaces hybrides. Il faut clairement se demander si la vie de l’empire – dans ce qui serait sa première forme réelle – plus qu’à propos de la solution des grands conflits internationaux, ne devrait pas être ici évoquée, à propos de la solution des conflits singuliers qui touchent cette fois à la dimension matérielle de l’existence des peuples et des gens.
Nous arrivons ainsi à la définition d’un dernier thème. Pour nous, il est fondamental, si bien que nous serions très contents si, dans tout ce que nous avons dit jusqu’ici, ce thème était retenu parmi tous les autres, même de manière réductrice – ceci n’étant pas moins essentiel. Notre conclusion est donc la suivante : la rupture du rapport moderne entre ordre et espace est une rupture radicale, le signe d’une mutation de paradigme. Par cette rupture c’est un nouveau transcendantal du politique qui se présente à la pensée critique et à l’action. Quand le politique s’inscrit dans la dimension de l’empire on ne peut plus l’identifier dans la dimension de l’espace national singulier. Les concepts du politique, du souverain, de la légitimation, de l’administration etc. sont désormais complètement remis en question, à la crise sans aucun doute, au réaménagement peut-être, mais aussi éventuellement au renversement et à la subversion, parce qu’ils n’ont plus rien à voir avec le vieux paradigme de l’ordre national et international, territorial et cosmopolitique. Aujourd’hui le niveau multinational se joue dans un espace quasi-national. Il n’y a pas d’alternatives à la verticalité du nouveau pouvoir impérial, – les alternatives concernent seulement la titularité du pouvoir impérial (seront-ce les USA ou une composition de différents États souverains qui prendront le pouvoir sur l’empire ?), ou encore les jeux qui pourront se faire dans la transversalité. Dans tous les cas nous sommes là-dedans. Nous sommes des citoyens de ce monde qui s’apprête à rendre publique sa nouvelle organisation internationale – c’est-à-dire la nature impériale des liens de domination. Qu’on soit d’accord ou non avec ce développement, il nous faudra en tout cas considérer que ce développement est inévitable, et qu’une grande partie des contradictions que l’action démocratique a vécues jusqu’ici, se reproduit à des niveaux infiniment plus complexes. Le pouvoir ne pourra être étudié qu’à l’intérieur de ce nouveau transcendantal politique.
Traduction : Giselle Donnard