Dans les principaux pays industrialisés, la crise du rapport salarial fordiste ne peut être analysée sans faire référence à certaines des transformations impulsées par la mondialisation de la production.
A grands traits, la mondialisation décrit un processus amorcé depuis le début des années 60 et qui se caractérise au premier chef par un mouvement d’« internationalisation/déterritorialisation de l’activité des grands groupes industriels et financiers » (Michalet, 1985).
Ce phénomène, soutenu par le développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), devait entraîner une « dérive des espaces » (Delorme, 1984) marquée entre autre par une « désynchronisation » sans cesse croissante des rapports entre systèmes productifs, territoires et marchés nationaux. Encore aujourd’hui, cette « désynchronisation » est la source de nombreux bouleversements. Ceux-ci sont perceptibles à deux niveaux au moins :
– Au niveau de l’organisation et du développement de l’activité des firmes (en référence à la décentralisation des structures de gestion et de décision, à la configuration des firmes en réseaux, à la mondialisation des stratégies…),
– Au niveau des conditions de circulation des marchandises : abolition des barrières douanières et fiscales, construction de grandes zones de libre-échange (CEE, ALENA, MERCOSUR… , mondialisation de la concurrence…).
Au plan théorique, ces bouleversements, transversaux aux secteurs et aux nations (Veltz, 1992), autorisent une double lecture de la crise du rapport salarial fordiste :
– Une première lecture consiste à analyser l’impact de ces bouleversements au niveau des diverses composantes définissant le rapport salarial dans sa forme canonique de l’Après Seconde Guerre Mondiale,
– Une seconde lecture cherche au contraire à analyser la crise du rapport salarial comme le résultat de conditions nouvelles dans le mode de valorisation des capitaux productifs (et dont ces bouleversements seraient le témoin).
Plus précisément, cette seconde lecture, que nous tenterons d’expliciter dans le présent article, considère la crise du rapport salarial comme le symptôme d’une crise plus profonde touchant à une transformation radicale des conditions marchandes de production et de circulation des valeurs d’usage.
Pour accréditer ce point de vue, on tente dans les développements qui suivent de tirer les leçons théoriques de quelques-uns des changements majeurs survenus dans le modèle fordien d’organisation de l’activité productive des firmes. Notre propos est de montrer que ces changements portent en eux-mêmes l’avènement d’un nouveau mode de valorisation dont les fondements reposent sur une réarticulation du rapport salarial et du rapport marchand.
I. Crise du rapport salarial fordiste et crise de la loi de la valeur
1. Depuis la fin des années soixante, s’est substitué progressivement au modèle taylorien classique, fondé sur des relations hiérarchiques et la spécialisation des tâches, un modèle productif reposant sur une coordination horizontale des activités assortie d’une plus grande autonomie des équipes de travail. Cette substitution est au cœur de la crise du rapport salarial fordiste :
– En partie, ce phénomène a pour origine le développement des N.T.I.C. dont chacun s’accorde à reconnaître l’importance du point de vue de l’organisation productive des firmes et du statut de la force de travail dans l’organisation (Boyer, Durand, 1993). Relativement à ces thèmes, les analyses développées mettent généralement l’accent sur les potentialités nouvelles que recèle l’usage de ces N.T.I.C. aux niveaux des modes d’organisation, de gestion et de consommation des ressources productives. Ainsi, comme le souligne P. Veltz, dans le nouveau modèle productif qui se dessine, « l’aspect essentiel est la composante communicationnelle des nouvelles techniques, les possibilités qu’elles offrent d’interconnecter les tâches, les systèmes, les organisations et la puissante dynamique d’intégration qui en résulte » (Veltz, 1990, p. 57). Notons au passage que les effets de cette dynamique d’intégration, observables ici et là sur le terrain, sont désormais assez bien connus. De façon schématique, nous distinguerons deux principaux axes de changement :
-* D’un côté, le développement des N.T.I.C. permet une meilleure intégration des réseaux de relations intra- et inter-firmes, tout en permettant à la fois une décentralisation poussée des unités de production et des systèmes de gestion, ainsi qu’une plus grande flexibilité des firmes aux fluctuations et à l’incertitude des marchés.
-* De l’autre, la forme et le contenu du travail des salariés ne cessent de se modifier. Celui-ci devient de moins en moins un travail prescrit et de plus en plus un travail collectif. Dans le même temps, les tâches des personnels embauchés s’enrichissent de nouvelles fonctions (gestion par objectifs, expertise et évaluation de situations spécifiques…) conduisant (« contraignant », Lazzarato, 1992) ces derniers à devenir des « sujets actifs » (Ibid.) de la coordination des différents segments de travail.
Au total, ces évolutions nous conduisent à formuler un premier constat : insérés dans des systèmes technologiques et organisationnels fondés de plus en plus sur l’informatique et la communication, les salariés forment un collectif de travail qui de plus en plus s’affirme comme une force sociale productive autonome.
– Mais le processus de métamorphoses du rapport salarial fordiste n’est pas réductible au seul changement des conditions socio-techniques de production internes au rapport capital / travail. Les exemples ne manquent pas en effet qui, à l’inverse, témoignent de l’impact de nouvelles formes d’interconnexion marché-production sur les relations sociales de travail. Ce point est important au plan théorique car il laisse à penser que la crise du rapport salarial n’est pas sans lien avec les conditions dans lesquelles les capitaux aujourd’hui se mettent en valeur. Deux exemples suffiront pour illustrer nos propos :
-* Avec le développement des rapports sociaux de services, les frontières de la firme avec le marché deviennent de plus en plus floues. Le cas classique est celui de la co-production où les compétences du vendeur et de l’acheteur s’interpénètrent dans la définition et le mise au point des produits. Dans ces conditions, se pose la question de savoir ce sur quoi porte la sanction sociale opérée par le marché, dès lors que la qualité, la quantité voire la réalisation du prix de ces produits sont garanties préalablement à leur entrée dans la sphère de circulation des marchandises. En d’autres termes, avec la tertiarisation des économies, les entreprises seraient-elles assurées que le travail dépensé par les salariés prennent directement une forme sociale utile et productive ? En ce cas, peut-on encore parler de saut périlleux de la marchandise dans le processus de réalisation de la valeur ?
-* De même, avec la généralisation des accords de coopération, est posée explicitement la question des fondements même du processus de valorisation des capitaux, ie de sa base sociale et matérielle. Bien souvent en effet, ces accords organisent une interpénétration des activités des firmes-partenaires sans pour autant que le regroupement des forces de travail (compétences, savoir-faire…) et des matériels ne s’accompagne d’un transfert de droits de propriété (fusions/acquisitions). L’activité de chaque firme impliquée par ces accords est ainsi divisée et recomposée selon une « logique combinatoire » (Delapierre, 1991) qui repose sur une redistribution de ses seules fonctions opérationnelles (de la R et D à la commercialisation). Le cas extrême est celui des « Hollow corporation » dont l’activité, évidée de tous rapports sociaux de production, repose sur des fonctions logistiques et de commercialisation exclusivement. Aussi, très clairement, ce constat fait-il ressortir les limites de conceptions qui, un peu rapidement peut-être, identifient production et travail et qui, incidemment, définissent le procès de valorisation des capitaux par la simple juxtaposition de deux rapports sociaux fondamentaux, le rapport salarial et le rapport marchand.
2. En résumé, ces deux séries de remarques invitent à réfléchir sur une réalité pour le moins singulière, celle d’une autonomisation croissante du salariat vis-à-vis du capital ou, plus exactement, vis-à-vis des conditions marchandes de production et de circulation des valeurs d’usage présidant à sa valorisation.
Ce constat met en porte-à-faux bon nombre de représentations théoriques qui, peu ou prou, réduisent le rapport capital / travail à un rapport d’exploitation et/ou de soumission de la force de travail salariée. De telles représentations aboutissent en effet à une vision sous ou surdimensionnée de la place et du rôle du rapport salarial dans la reproduction du capitalisme :
– Soit l’accent est mis, comme dans la théorie de la régulation, sur les transformations des conditions d’existence des salariés, depuis l’analyse de la formation des salaires jusqu’à leur mode d’insertion dans la dynamique de l’accumulation du capital. Pour ce courant de pensée, le rapport salarial jouerait le rôle d’une variable de bouclage du circuit macro-économique. Il n’aurait de sens que dans l’étroite correspondance de son contenu aux formes extensive ou intensive de l’accumulation.
– Soit l’accent est mis sur la dimension sociétale du rapport salarial (entendu sous cet angle comme l’expression d’un rapport de confrontation entre classes sociales) à partir d’une analyse des conditions sociales, économiques et politiques qui fondent et reproduisent la relation de domination du sujet « Capital » sur le “Travail”. Le rapport salarial devient alors un concept extensif (« fourre-tout », Drugman, 1983, p. 19) dont la liste des déterminants n’est jamais close.
Plus précisément, la raison pour laquelle ces différentes approches sont en porte-à-faux aujourd’hui vis-à-vis de la dynamique concrète du capitalisme tient à la conception qu’elles se donnent du rapport salarial, conception fondée sur des prémisses insuffisamment développées.
Sous l’égide de la propriété privée des moyens de production, le salariat aurait pour seule vocation à organiser et approfondir socialement la séparation du travail des salariés d’avec l’ensemble des conditions extérieures (les moyens de travail, ses modes opératoires…) qui en assurent les caractères utile et productif. Certes, cette conception, au fondement d’une analyse de la valeur en termes de travail abstrait, a pu s’accorder avec une certaine période de l’histoire du capitalisme (le fordisme en l’occurrence) où la croissance des économies nationales reposait sur une dialectique smithienne mêlant étroitement approfondissement de la division technique et sociale du travail et élargissement des marchés (Boyer, Schmeder, 1990). D’un point de vue théorique, ce n’est-là cependant qu’une vue partielle des choses :
– Une chose en effet est de soutenir la thèse selon laquelle le travail en général, le travail comme « moyen de produire de la richesse en général » (Marx, 1965, p. 259) ne peut se diviser techniquement et prendre la forme de la généralité abstraite qu’à partir d’un certain stade historique du capitalisme où « le rapport salarial est suffisamment développé pour être dominant dans l’espace du social » (Aglietta, 1977, p. 140),
– Autre chose cependant, est d’analyser les conditions dans lesquelles la valeur créée dans la sphère de production par l’intermédiaire du travail (abstrait) des salariés se réalise dans la sphère des échanges par l’intermédiaire de la vente.
Dans le premier cas, le salariat apparaît comme le présupposé d’une réflexion cherchant à montrer en quoi le caractère abstrait du travail définit pleinement le capital social, c’est-à-dire le capital dans sa détermination la plus générale (voir sur ce point Aglietta, 1976, pp. 34-35).
Dans le second cas, le salariat apparaît comme le point de départ d’une réflexion plus large dont l’objet serait de rendre compte des médiations articulant le procès de production et le procès d’échange dans le procès qui les englobe l’un et l’autre, celui de la valorisation des capitaux productifs investis.
Dans le premier cas, le salariat définit le capital du strict point de vue de l’accroissement quantitatif du travail abstrait. Dans cette approche, l’appropriabilité et l’échangeabilité de la production apparaissent comme des qualités découlant directement du pouvoir et de la logique économique imposés par les détenteurs des moyens de production.
Dans le second cas, le capital est défini au regard des conditions spécifiques par l’intermédiaire desquelles les produits issus du travail des salariés acquièrent les caractéristiques sociales d’une production marchande. Dans cette approche, le salariat est toujours présupposé mais la conception sous-jacente du rapport du capital aux produits du travail diffère. Certes, et comme le souligne M. Aglietta, le salariat « introduit une scission entre le procès de travail et son but » (Aglietta, 1977, p. 139). Mais précisément, en excluant toute distribution possible des produits du travail par l’intermédiaire des salariés eux-mêmes, le travail abstrait dépensé par ces derniers ne peut plus à strictement parler servir de « faire-valoir direct ». La production sous forme marchande devient pour le capital lui-même l’enjeu d’un rapport social d’appropriation dont le salariat n’est qu’un aspect[[On notera sur ce point la clairvoyance des propos de C. Palloix et de P. Zarifian qui, très tôt, avaient constaté au plan macrostructurel l’existence d’une « disjonction entre la relance de la marchandisation des produits finaux et la relance de la salarisation » (Palloix, Zarifian, 1988, p. 80)..
3. En d’autres termes, avec l’autonomisation croissante du salariat vis-à-vis du capital, c’est la façon même dont la production est appropriée qui entre en conflit avec les conditions de son échange sous forme marchande. De ce point de vue, la crise du rapport salarial fordiste fait apparaître les limites d’un mode de valorisation du capital fondé sur la référence directe à la valeur d’échange et au temps de travail (abstrait) socialement nécessaire.
Comme le font remarquer C. Palloix et C. Zarifian « Dans les systèmes de production où l’intervention humaine devient décentrée, où les rythmes sont donnés par les temps de circulation des matières et des informations et l’action des machines, intégrées en flux, la référence à l’économie de temps (humain) de travail n’est plus une impulsion dynamique, mais au contraire peut apparaître comme un anachronisme » (Palloix, Zarifian, op.cit., p. 55 ; voir également Zarifian, 1979, p. 6).
Au plan théorique, ces évolutions ruinent tout effet régulateur de la loi de la valeur. L’échange de marchandises au prorata du temps de travail socialement nécessaire devient une règle qui, en pratique, ne peut plus être respectée :
– D’un côté, la production est de plus en plus le résultat d’un ensemble organisé de travaux dont la réalisation demande une mise en commun (intégration / coopération) des forces de travail engagées par des capitaux productifs différents. Chaque unité de bien nouvellement produit est ainsi posée d’emblée comme le résultat de travaux réalisés en commun. En sorte que la production devient propriété commune, une et indivisible du point de vue de sa valeur d’usage.
– De l’autre, la valorisation de ces capitaux à titre privé par l’intermédiaire de la vente demande au préalable à ce que les quantités produites se répartissent au prorata du volume de travail social dépensé sous le contrôle et la direction collégiale mise en place par chacun de ces capitaux. Or cette exigence préalable ne repose aujourd’hui sur aucune règle sociale explicite. Les quantités produites sont redistribuées entre capitaux de façon privée, ce qui ne manque pas d’entraîner des conflits d’intérêt et des transferts de valeur hors-marché.
Dans l’échange, la loi de la valeur agit donc aveuglément faute de loi(s) sociale(s) qui régule(nt) explicitement la distribution de la production entre les différents capitaux productifs. Cette absence de mécanismes régulateurs se fait aujourd’hui cruellement sentir car la valorisation de ces capitaux devient incertaine : les taux de rentabilité fluctuent de façon erratique (en niveau et en accroissement relatif), la concurrence s’exacerbe, pousse à la concentration et impose en retour des sur-ajustements le plus souvent très brutaux au niveau du rapport salarial.
En somme, les transformations du rapport salarial fordiste témoigneraient d’une crise plus profonde touchant aux conditions mêmes dans lesquelles le capital se met en valeur. Plus précisément, cette crise soulève un problème d’une nature particulière relatif au statut de la production dans le procès de valorisation des capitaux.
Est ainsi (re)mis sur le devant de la scène une question trop longtemps délaissée par l’Économie politique d’inspiration marxiste : celle de la distribution de la production.
II. Distribution de la production et nouveau mode de valorisation du capital : quelques points de repère
1. Telle que nous venons de l’exposer, la crise de la loi de la valeur revêt une signification bien précise : alors que le travail social (abstrait) devient le fruit d’une organisation de plus en plus collective de la production, la répartition de ce travail social entre les différentes unités de capital ne repose sur aucune règle explicite de distribution de cette production autre que celle résultant d’arrangements privés entre capitaux. De fait, la base sociale et matérielle de la production, qui pousse aujourd’hui à une socialisation de l’activité productive des firmes, entre en contradiction ouverte avec la manière particulière dont cette production s’inscrit dans le procès de mise en valeur des différents capitaux productifs investis.
Cette contradiction pose explicitement la question de l’articulation du rapport salarial et du rapport marchand et du statut de la production dans l’articulation de ces rapports. Elle ouvre un débat de fond sur la place et le rôle dévolus à la distribution dans l’analyse des règles marchandes de socialisation des produits du travail.
Il est à noter que, depuis Marx, cette question n’a jamais été ouvertement débattue. Ainsi, quand la distribution de la production n’est pas purement et simplement passée sous silence (Gouverneur, 1987 ; Lipietz, 1983), celle-ci est considérée comme un simple double des rapports sociaux de production (Aglietta, 1976, p. 36). De cette indifférence générale, il en est résulté une conception dichotomique des rapports entre salariat et échange marchand.
Ces différentes approches considèrent en effet la production obtenue du travail des salariés comme le résultat de travaux privés indépendants[[Ainsi pour M. Aglietta : « (…) le fait que les valeurs d’usage soient les produits de travaux privés indépendants leur donne le caractère de marchandises » (Aglietta, 1976, p. 235).. Propriété immédiate des capitalistes, celle-ci est offerte à la vente en dehors de toute exigence préalable de socialisation de ses conditions d’usage sous forme marchande, comme « objet porte-valeur » et comme « objet de besoins sociaux ». Plus exactement, la forme utile de cette production n’est perçue dans ces approches que sous la figure d’un voile, comme condition permissive à la réalisation d’un « travail social potentiel » supposé être immanent à la forme abstraite du travail dépensée par les salariés. En sorte que la production apparaît dans ces conceptions comme une forme sociale totalement étrangère à la contradiction qui pourtant la traverse de part en part entre, d’un côté, le travail privé qu’elle « incorpore » et, de l’autre, le « travail social potentiel » dépensé par les salariés pour sa fabrication[[« Ainsi pour A. Lipietz : « La notion de « travail social » ne fait pas de problème : dès que les hommes travaillent les uns pour les autres, leur travail devient social. Plus délicat est la notion de travail privé. (…). Le travail sera dit privé si l’unité d’activité concrète est dirigée par un agent indépendant des autres, capable de décider de l’affectation de cette activité et de disposer de son produit en ayant pour but ses propres intérêts » (Lipietz, 1979, p. 83)..
Or, comme nous avons essayé de le montrer, les relations d’interdépendances entre les différents capitaux productifs sont telles aujourd’hui qu’il n’est plus possible d’assimiler ce travail privé à du travail social potentiel (Bidet, 1986). Dans l’analyse des conditions présidant à la valorisation de ces différents capitaux, cette contradiction privé/social ne peut plus être considérée du seul point de vue de la réalisation de la valeur d’échange des marchandises.
Face à une organisation des procès de travail de plus en plus collective, la valeur d’usage devient elle-même l’enjeu d’un rapport social. Tout se passe en fait comme si les droits de propriété du capital sur ces valeurs d’usage se diluaient progressivement par le développement d’une forme particulière de socialisation directement axée sur les processus physiques de production et le temps global et unifié de réalisation des produits.
Cette dernière remarque est décisive d’un point de vue théorique. Car au-delà de la crise du rapport salarial fordiste, les bouleversements observés aujourd’hui dans l’organisation et le mode de fonctionnement des entreprises signifient ni plus ni moins la fin de l’échange marchand comme mode de régulation de la contradiction privé/social inhérente au rapport capital/travail[[« C’est par l’échange que les travaux concrets réalisés de façon privée dans les différentes branches prennent leur caractère social » (Lipietz, 1979, p. 85)..
Mis à mal aujourd’hui par l’affirmation de plus en plus nette d’une normalisation préalable des formes d’organisation et du contenu du travail des salariés, ce mode de régulation devient inopérant pour assurer l’allocation du travail social global sur la base d’une appropriation immédiate des produits du travail. Du même coup, la propriété privée des moyens de production et l’appropriation à titre privé de la production constituent des rapports juridiques qu’il convient désormais de distinguer avec soin. Il en est ainsi car les quantités produites ne peuvent plus être considérées comme des supports matériels immédiats « par où se manifeste un rapport économique déterminé, la valeur d’échange » (Marx, 1965, p. 278). Pour le dire autrement, leur appropriation immédiate sous forme de marchandises pose problème car le capitalisme devient un « mode de production privé » (Marx, 1965, p. 1178) où la mise en valeur des capitaux échappe de plus en plus en plus au contrôle de la propriété privée.
2. Pour faire bref, la réorganisation du modèle productif fordien pousserait à la transformation des conditions de libre exercice des droits de propriété attachés à la consommation des ressources productives dans les entreprises. Le conflit ne cesse de s’aiguiser aujourd’hui entre les pouvoirs économiques de contrôle et de gestion dont sont dotés les propriétaires-titulaires de ces actifs et les conditions dans lesquelles ces actifs sont mis en valeur par l’intermédiaire des produits issus du travail des salariés. Plus que jamais, la crise de la loi de la valeur fait sentir la nécessité d’une médiation préalable à l’échange qui fixe par des règles sociales de distribution de la production, la part de travail social imparti à chaque titulaire des capitaux investis. Bien évidemment, cette nécessité est toute théorique. Cependant, et pour autant que l’on puisse en juger à travers la crise du rapport salarial fordiste (Ière partie), celle-ci n’en reste pas moins inscrite dans l’unité et la logique internes de fonctionnement du rapport capital / travail.
Déjà Marx, en son temps, reconnaissait à la distribution un rôle à part entière : « Entre la production et les produits intervient la distribution qui fixe par des lois sociales la part qui lui revient dans l’univers des produits, et se place donc entre la production et la consommation » (Marx, 1965, p. 247). Autrement dit, loin de s’enchaîner par eux-mêmes, il existerait entre le rapport salarial et le rapport marchand une médiation (la distribution) dont le déploiement serait commandé, historiquement d’abord, théoriquement ensuite, par l’exigence d’une socialisation des droits du capital sur la production.
C’est un fait aujourd’hui que, de plus en plus, au sein des procès de travail, la réalisation des différents travaux que demande la fabrication d’une production déterminée requiert la combinaison de forces de travail dont la consommation se rapporte à des procès de valorisation différents. La valorisation en général s’en trouve bloquée et devient problématique car la production ne peut plus être considérée comme la propriété et la mesure immédiates du « travail social potentiel » dévolu à chaque capital. D’un point de vue théorique, cette indétermination appelle à une réflexion qui jette les bases d’une conception de la production exclusive de tout rapport direct d’appropriation.
Prenant acte de l’autonomisation du salariat vis-à-vis du capital, cette perspective amène à considérer la distribution comme un mode particulier de coordination et de validation sociales de l’activité des firmes.
3. Posée en ces termes, la distribution de la production constitue une étape-clef dans le procès de valorisation des capitaux productifs. En effet, celle-ci aurait pour fonction sociale d’assurer une libre répartition des quantités produites entre capitaux et ainsi de contrôler (et de donner à) ces derniers la possibilité de se mettre en valeur à titre individuel.
Il n’est pas dans notre propos ici de discuter des fondements de ce mécanisme de répartition ni de ses conditions et modalités concrètes d’application. Soulignons simplement ceci : la valorisation des capitaux ne peut plus sur ces bases se faire par un prélèvement direct sur le travail social global réalisé dans la période. Il découle de ce constat une double exigence pour l’analyse :
– Du point de vue des capitaux productifs impliqués dans un même processus physique de production, la production et les différents travaux que demande sa fabrication doivent pouvoir être mesurés sur la base du volume et de la qualité du travail réalisé collectivement par les salariés, quelle que soit l’identité de ces capitaux.
– Du point de vue de la valorisation de chacun de ces capitaux, ce travail général et collectif doit pouvoir se répartir au prorata du volume de travail engagé à titre privé, quels que soient la forme et le contenu des travaux réalisés.
Cette double exigence pose à la fois l’irréductibilité du rapport capital-travail au rapport salarial et l’impossibilité de réduire le rapport marchand à une échangeabilité immédiate des produits du travail. A contrario, elle affirme l’existence d’un processus particulier de socialisation de la production fondé sur la valeur d’usage et l’ensemble des conditions sociales et matérielles organisant et coordonnant le travail de chaque salarié.
Dans la réalité de tous les jours, on peut constater en effet que le personnel embauché est payé d’un salaire pour un temps déterminé de consommation de sa force de travail, non pour le temps de travail que demande la réalisation d’une production déterminée.
Aussi, du point de vue des salariés, les revenus perçus se présentent-ils comme la contrepartie monétaire directe d’un travail (abstrait) fourni dans des conditions précises d’usage et de rémunération de la force de travail. Mais du point de vue des capitaux consommateurs de cette marchandise particulière, rien ne serait plus faux de considérer la production comme le résultat d’un « travail social direct » (de Vroey, 1985, p. 37), fut-il abstrait ou conçu abstraitement. En tant que résultat d’un ensemble de travaux particuliers réalisés par les salariés, la production en serait bien plutôt, de façon symétrique aux salaires, la contrepartie productive, c’est-à-dire le résultat d’un ensemble organisé et coordonné de travaux spécifiques. C’est pourquoi la distribution pose la forme et le contenu de cet ensemble de travaux comme l’enjeu d’un procès de socialisation polairement opposé à celui de la force de travail.
Bref, au-delà du rapport salarial mais en deçà du rapport marchand, s’ouvrirait un espace de socialisation de la production qui « transcende » (Palloix, Zarifian) les rapports sociaux de travail dans l’entreprise et qui commanderait à la mise en place d’un nouveau mode de valorisation.
Dans cet espace où l’activité de consommation des ressources productives par le capital (en général) serait appréhendée comme le résultat d’un travail collectif, les capitaux n’auraient d’autre choix pour faire valoir leur droit à titre individuel que de procéder à une déclaration sociale préalable du temps de travail pendant lequel ces ressources engagées à titre privé ont été consommées.
Il est à noter que la distribution de la production marquerait de ce point de vue une avancée décisive dans la régulation qualitative et quantitative de l’offre de produits sur les différents marchés. En effet, par cette déclaration, les capitaux productifs seraient tenus de s’engager au vu et au su de leurs capacités à rendre utile et productif le travail réalisé collectivement par les salariés. L’accès de ces capitaux aux marchés serait ainsi soumis à un contrôle social préalable du coût estimé des plans de production dans lesquels chacun d’eux est partie prenante. Par cela-même, l’activité (spécifique aux firmes) d’organisation, de coordination et de développement de la production serait reconnue comme une activité socialement indépendante de celle des salariés.
Ces quelques réflexions, si on les accepte, donnent la pleine mesure des enjeux attachés à l’analyse des rapports de distribution et de son concept, la valeur d’usage. Celles-ci éclairent, semble-t-il, la spécificité de la crise actuelle et de son déroulement : le capital aujourd’hui serait malade non pas des formes extensive ou intensive de l’accumulation mais d’un certain mode de valorisation hérité du capitalisme concurrentiel du 19ème siècle : non seulement le fractionnement des capitaux n’est plus de mise aujourd’hui, mais surtout, le pouvoir de ces derniers de disposer collectivement du produit social se heurte à l’impossibilité pratique d’en assurer la valorisation à titre privé (et à taux plein).
Ce blocage expliquerait la perte de cohérence globale du système dont la crise du rapport salarial ne serait qu’un aspect. Il souligne en même temps l’urgence pour la société de maîtriser les conditions d’organisation et de développement de ses échanges. Pour partie, cet impératif exige une réforme profonde des modes d’évaluation et de validation sociales des coûts et des performances productives des firmes. Dans ce vaste chantier, l’État et la monnaie sont en première ligne.
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