Aujourd’hui il est de bon ton de considérer avec un mépris appuyé les quatorze années qui nous séparent de la victoire électorale de Mitterrand en 1981. Il est vrai qu’il n’y a pas lieu de se féliciter des résultats de la gestion socialiste :les affaires de corruption se sont multipliées, le chômage a beaucoup augmenté, le mouvement ouvrier, dans toutes ses composantes s’est affaibli et des fractions importantes de la société ont été profondément démoralisées ou désorientées. Mais il ne faut pas en rester à ce bilan effectivement accablant, si l’on veut comprendre ce qui arrive et ce qui est en train d’arriver. Les années passées sous Mitterrand ont aussi considérablement transformé les données des dynamiques sociales et politiques, et c’est surtout sous cet angle qu’il faut les envisager.
Paradoxalement, quand la gauche arrive au pouvoir en 1981, elle est en réalité vaincue idéologiquement et n’a plus de véritable stratégie à appliquer. Les 101 propositions du candidat Mitterrand qui reprennent en partie le programme commun de la gauche de 1972 sont en fort décalage par rapport à la situation existant depuis le grand tournant de 1973-74. Elles présupposent en effet un État national capable de pratiquer avec efficacité des politiques keynésiennes ; soutien de la demande, extension de la protection sociale, appui sur l’activité économique étatique. Or, il est apparu clairement, en 1976, lors de la formation du premier gouvernement Barre que l’État national français ne pouvait se soustraire aux grandes fluctuations économiques internationales et devait se soumettre à des politiques d’austérité. La disparition du système monétaire international, le gonflement rapide des capitaux flottants susceptibles de se déplacer rapidement d’une place à une autre ont rendu possibles des mouvements spéculatifs de grande ampleur sur les monnaies. Il devient dès lors de plus en plus difficile de jouer avec l’inflation, les déficits du commerce extérieur et les déficits budgétaires. Si l’on ajoute à cela les effets des chocs pétroliers (1973, 1979), il apparaît bien que l’État a dorénavant beaucoup de mal à maîtriser les conjonctures induites par les dynamiques internationales. En fait, il est de plus en plus démuni face aux débuts de la mondialisation du capital et de sa flexibilisation. Il ne peut plus s’instaurer le gardien d’un marché national de plus en plus perméable aux marchandises et aux capitaux venus d’ailleurs. En revanche, il lui faut appuyer les firmes multinationales d’origine française pour que l’appareil de production le plus moderne du pays ne soit pas irrémédiablement dépassé par la concurrence européenne et internationale. D’une certaine façon le champ d’action de l’État s’élargit à l’échelle de la planète, lors même qu’il se préoccupe surtout de problèmes domestiques. Le modèle social (équilibre des classes, hiérarchisation des groupes sociaux) dont il est le garant, devient par suite de plus en plus dépendant de paramètres économiques externes.
Rien de tout cela n’est directement pris en compte par les socialistes français au pouvoir. Ils croient possible ou font semblant de croire possible de combattre le chômage par une politique nationale de relance de l’économie et par des politiques industrielles nationales. La suite est bien connue : en 1982, puis en 1983 une politique dite de rigueur et destinée à rétablir « les grands équilibres » (inflation, déficits budgétaires, déficits extérieurs) est mise en oeuvre Sans doute, cette nouvelle politique est-elle présentée comme provisoire, mais très vite elle acquiert les caractéristiques d’une politique de longue durée. Les socialistes, ou plus exactement leurs dirigeants, réhabilitent le profit, font l’apologie de l’entreprise et liquident sans remord le social-keynésisme qui était leur nourriture quotidienne. Quelques temps plus tard, ils placeront leurs orientations sous l’égide de la « désinflation compétitive » et de la conquête des marchés extérieurs. Ils vont donc se plier aux exigences patronales en matière de flexibilisation du travail (licenciements, travail temporaire et précaire) et d’économie des coûts (intensification du travail couplée avec l’innovation technologique). Ils n’hésiteront pas non plus à faire leur possible pour que les entreprises retrouvent d’importantes marges bénéficiaires, escomptant que les bénéfices de l’immédiat se transformeraient en investissements et en emplois dans un futur proche. Comme on le sait leur attente fut déçue parce que, dans un cadre de révolution informationnelle rapide, la croissance n’était pas suffisante pour compenser les suppressions d’emplois. Pour masquer et compenser leur échec, les socialistes ont ainsi dû recourir massivement au traitement « social » du chômage, ce qui ne faisait qu’entériner dans les faits leur renoncement au droit au travail ainsi qu’à d’autres droits sociaux de grande importance (logement, environnement, etc.). Il leur a fallu simultanément faire face aux conséquences négatives du chômage sur les relations sociales dans les zones urbaines (montée de la petite délinquance, explosion de l’économie souterraine de la drogue).
La première cohabitation (Jacques Chirac, Premier ministre) n’a fait qu’accélérer les processus à l’œuvre depuis 1983. Les socialistes revenus au pouvoir en 88 avouent de plus en plus franchement qu’ils sont dominés par les événements (la chute du « socialisme réel » dans les pays d’Europe de l’Est, l’unité allemande, la guerre du Golfe, la croissance du chômage malgré la prospérité économique). La politique n’est plus dès lors que la gestion de la nécessité et le « parler vrai » de Michel Rocard ne fait que dire une mauvaise réalité dont il faut s’accommoder faute de mieux. Les joutes et jeux politiques tendent à se caricaturer eux-mêmes dans la mesure où ils traduisent de moins en moins des affrontements sur des orientations réelles. Le Président de la République en particulier pratique de plus en plus le faux-semblant : au cours de la période précédant immédiatement la guerre du Golfe, il multiplie les initiatives de peu de portée pour faire apparaître, en trompe l’œil, une différence avec le George Bush du nouvel ordre mondial. Quelques temps plus tard, il remplace Michel Rocard par Edith Cresson en tant que premier ministre sans que cette dernière ait les moyens de promouvoir une politique nouvelle. Les manœuvres tactiques, sans arrière plan stratégique, prennent ainsi le dessus et ressemblent plus à des coups publicitaires qu’à des interventions raisonnées. En réalité on est en présence d’une sorte de nihilisme politique pour lequel le contenu des orientations proclamées a de moins en moins d’importance, ce qui fait que l’on en change sans s’interroger outre mesure. Dans un tel contexte, il est inévitable que les rivalités internes aux appareils prennent une importance démesurée comme l’a montré le congrès de Rennes du parti socialiste en 1990.
Par là, c’est toute la symbolique et les dispositifs scéniques de la représentation politique première (celle des dirigeants et des représentants) qui se trouve menacée du délitement et atteinte dans son efficacité. Majorité et opposition participent à des jeux de massacre d’une grande trivialité, qui relèvent de moins en moins de « projets de société » différents et utilisent des thèmes de plus en plus démagogiques. La culture politique n’apparaît plus porteuse d’orientations mobilisatrices, de confrontations rationnelles dans leurs procédures et leurs contenus, elle perd par conséquent beaucoup de son poids sur les esprits (malgré la permanence de clivages anciens et d’habitudes ancrées depuis longtemps). Il devient alors difficile à la politique de remplir sa double fonction, représenter l’État auprès des représentés, mettre en scène les représentés dans les pratiques étatiques et les politiques publiques. Il n’y a plus cette duplication dynamique qui permettait à la politique d’être simultanément mouvement du haut (les appareils étatiques) vers le bas (les représentés articulés par les appareils partisans), et du bas vers le haut, c’est à dire unité de moments contraires, mais complémentaires pour assurer la reproduction de tous les dispositifs étatiques et politiques, ce qui, par contre coup, désorganise au moins partiellement la reproduction sociale. On peut noter en particulier que la circulation des élites s’opère de façon plus insatisfaisante et irrégulière. Pour parler clair, la cooptation de ceux qui sont aptes à exercer des fonctions dirigeants dans les appareils de domination se fait de plus en plus à l’aveuglette dans la mesure où la première sélection effectuée dans les processus électoraux n’obéit plus à des critères suffisamment univoques, par exemple la capacité à formuler des thématiques politiques recevables en bas et utilisables en haut pour garantir la permanence de la domination. Les prestations étatiques (les services bureaucratiques au public) paraissent décalées par rapport aux atteintes des assistés-citoyens et la dramaturgie institutionnelle avec ses rites et des rituels ne produit plus les mêmes effets d’adhésion et de soumission plus ou moins volontaire qu’auparavant. Les partis, notamment, s’essoufflent en tant que relais pour les activités venant d’en haut et en tant que forces d’encadrement des milieux sociaux les plus divers.
Cela ne veut, certes, pas dire que le système politico-étatique pris dans son ensemble serait hors d’état de fonctionner et proche de l’effondrement. Il n’en est rien parce qu’il conserve un certain nombre de soupapes de sûreté ; possibilité de changer les équipes politiques au pouvoir, condamnation de boucs émissaires (l’immigration par exemple), etc. Mais il finit par brouiller les points de repères, par créer beaucoup d’incertitudes et surtout par susciter des demandes contradictoires par rapport aux appareils de domination. Pour une part on demande moins d’État, parce que la stagnation ou la diminution des prestations publiques fait ressortir le caractère bureaucratique – oppressif des machines administratives. D’autre part, on demande plus d’État, parce qu’on ressent le besoin d’interventions publiques pour combattre les « fractures sociales ». Ces ambivalences sont d’autant plus prononcées que la présence de l’étatique est très forte dans le tissu social et qu’il est très difficile de faire la part de ce qui relève de l’étatique-public dans les activités privées, et de ce qui relève des dynamiques privées dans les interventions étatiques. Le bureaucratico-étatique est, à l’évidence, entré dans une zone de turbulence dont il n’est pas prêt de sortir. Cela est d’autant plus vrai qu’il a de moins en moins d’emprise sur son propre fonctionnement depuis deux décennies. En effet si l’on veut admettre que dans les années soixante le politico-bureaucratique dans l’État français, bien que subordonné aux mécanismes de l’accumulation capitaliste de type fordiste, programmait ou planifiait toute une série de ses interventions, force est de constater aujourd’hui qu’il en est de moins en moins capable et qu’il est de plus en plus soumis au commandement objectivé et impersonnel du capitalisme mondialisé (surtout dans sa composante financière). En d’autres termes, le politico-bureaucratique national n’est plus qu’un élément parmi d’autres d’une subsomption réelle mondiale des rapports sociaux et économiques sous un commandement capitaliste doué d’ubiquité et particulièrement instable dans ses sautes spatio-temporelles. Il s’ensuit que l’État est écartelé en permanence entre de multiples exigences. Il lui faudrait faire preuve d’une très grande mobilité dans ses interventions en s’adaptant à une temporalité trépidante (mêlant de façon désordonnée temporalités nationales et temporalités mondiales) alors qu’il reste dans ses fondements absolutiste-régalien, c’est-à-dire système hiérarchisé d’articulation des pouvoirs de l’État avec les pouvoirs incrustés dans les rapports sociaux. Ce qui revient à dire qu’il est difficile pour les institutions étatiques de privilégier la mobilité au détriment de la stabilité, alors qu’il faudrait le faire.
Sans doute s’est-il développé de nouvelles technologies de pouvoir, notamment au cours des dernières décennies. Les dispositifs disciplinaires se sont de fait assouplis et des dispositifs de surveillance très raffinés (grâce à la révolution informationnelle) ont fait leur apparition dans le cadre de nombreuses administrations. Mais l’innovation, dans ce domaine n’a pu dépasser certaines limites étroites, parce que la méfiance étatique par rapport aux administrés ne peut renoncer à la sanction directe et très appuyée ainsi qu’à la réglementation tatillonne. Les relations entre les agences de l’État et ceux qui en dépendent sont, certes, réglées et en partie régularisées, mais elles sont aussi faites d’incompréhensions, de tromperies et de manœuvres. L’État, ne peut donc se contenter de procédures indirectes et a posteriori de contrôle, il lui faut pouvoir, sans discontinuer, recourir au contrôle direct. Il lui faut souvent faire valoir son omnicompétence par rapport à des situations particulières, sans se soucier des connaissances spécifiques acquises par ses agents en raison de leur expérience, c’est-à-dire sans se soucier de compétences qui le débordent. L’État qui cherche à simplifier et à rationaliser ses procédures ne peut le faire qu’avec des arrière-pensées ou si l’on veut des réserves mentales. A cet égard, il est intéressant de constater que l’État (ou plus précisément les institutions étatiques) a beaucoup de mal à évaluer ses propres activités ou plus précisément beaucoup de mal à accepter que ses activités soient évaluées comme des prestations de services marchands. De façon récurrente, les services publics et les administrations sont invités à se soumettre à des relations quasi contractuelles avec leurs partenaires publics et privés, mais les résultats des efforts entrepris en ce sens sont presque toujours décevants. Les services produits par les administrations publiques ne se vendent pas sur des marchés et ne peuvent pas être distribués ou attribués en fonction de critères commerciaux (les prestations publiques sont affectées à tous ou en fonction de critères sociaux). Il est par suite difficile de mesurer l’efficience des services consentis ou rendus, et il est à la limite absurde d’essayer de faire des comparaisons chiffrées entre les coûts des interventions administratives et les satisfactions qui en sont retirées par les administrés. A ce niveau des activités sociales, il ne peut y avoir de valorisation, sinon sous forme de simulacres qui cherchent à faire oublier que les lois du capitalisme sont en partie hors jeu dans ce face à face bureaucratie-assistés.
Ce que l’on peut constater, ces derniers temps, c’est que malgré le perfectionnement des méthodes comptables et d’évaluation, l’État a, en réalité, de plus en plus de mal à prendre des décisions rationnelles (au regard des objectifs proclamés et recherchés). Les pratiques d’économies budgétaires sont souvent accompagnées d’un endettement public croissant (notamment auprès de l’étranger) et les allégements d’impôts pour les entreprises sont souvent source de déséquilibres et de désordres pour la fiscalité prise dans son ensemble. Des principes de fonctionnement hétérogènes (principes régaliens, principes de service public, principes de rentabilité) se contredisent et produisent d’incessants chevauchements dans le travail administratif. Comme le remarque le rapport Picq (mai 1994), en France les administrations économiques sont éclatées et marquées par de multiples querelles de compétence. Et l’on peut ajouter qu’il n’est pas si simple de les regrouper en leur donnant des champs d’acteurs bien spécifiés, car il faut chaque fois léser des intérêts et des habitudes bureaucratiques bien enracinés. Les élites politiques préconisent volontiers des politiques de « modernisation » des appareils de l’État, mais leur volonté de faire du neuf, se heurte très vite à leur propre implication dans les affrontements partisans et dans les oppositions interétatiques sur le type de prestations à fournir. Les dirigeants politiques placés à la tête de l’État ont en effet du mal à définir des orientations générales qui synthétisent véritablement la diversité des préoccupations présentes dans les institutions et les attentes jugées légitimes des gouvernés (c’est-à-dire déjà filtrées par les partis dominants). Ils doivent souvent jouer d’effets d’annonce pour masquer un pragmatisme de la perplexité, prêt à faire la part des choses, c’est-à-dire à se soumettre à des rapports de force immédiats sans le reconnaître. L’exécutif, pour employer un langage traditionnel, perd par là une partie importante de sa capacité d’arbitrage et de direction des institutions et il ne faut pas s’étonner si cela entraîne un déplacement de toute une série de litiges et de problèmes vers l’ordre juridique et des institutions judiciaires de plus en plus surchargées. Les tribunaux et les juges interviennent de façon croissante dans les rapports entre public et administrations, dans le domaine de la moralité publique pour rappeler à l’ordre les hommes politiques et les hauts fonctionnaires à l’« ethos défaillant ». Par leur jurisprudence, ils essayent de mettre de l’ordre dans l’inflation de lois produites par des législateurs débordés et brouillons. Ce faisant, ils ne font pas que mettre de l’ordre là où règnent le désordre et la confusion, ils assument des fonctions éminemment politiques sans avoir à tolérer des confrontations d’ampleur autour de leurs prises de position (autorité de la chose jugée). Ils constituent en quelque sorte une ligne de défense de l’État régalien contre ses propres défaillances et en même temps contre des éruptions incontrôlées dans les processus étatiques.
Si l’on prend tous ces éléments en compte, il n’est pas exagéré d’affirmer que le champ couvert par les débats politiques réels est en voie de régression. Les dénonciations du trop d’État, les revendications en faveur d’un État plus modeste portent en réalité moins sur l’État que sur la politique elle-même. Les capacités effectivement limitées de l’État à régir les rapports et les processus sociaux sont imputées à la politique elle-même en cherchant à faire oublier que cette dernière est bridée dans ses possibilités d’innovation par les agencements enchevêtrés des appareils de domination. Les obstacles que l’on met à la politique sont transformés en éléments d’un procès à charge contre elle : on affirme dogmatiquement que des privatisations valent mieux que des politiques publiques. On utilise l’effondrement du « socialisme réel » pour essayer de proscrire à l’avance tout débat sur les formes d’organisation sociale. On attire sans cesse l’attention sur les « contraintes extérieures » en faisant comme si celles-ci ne pouvaient trouver qu’un seul type de réponses. En bref, on laisse entendre qu’il faut laisser jouer au maximum les appareils économiques, bureaucratiques et juridiques pour que les choses n’aillent pas trop mal. Les appareils dans leurs relations les uns avec les autres sont censés faire système, c’est-à-dire s’adapter les uns aux autres sans avoir besoin de recourir -sauf exception – à des régulations volontaristes. La « main invisible » d’Adam Smith étendrait ainsi son influence bienfaisante bien au-delà de l’économie et en temps « normal » la société n’aurait pas besoin de travailler sur elle-même et de se donner des instruments de réflexivité. Malheureusement (ou heureusement) la fermeture systémique ne peut être totale et ne peut garantir que les affaires soient administrées comme des choses. Il faut toujours à un moment ou à un autre donner un coup de pouce, c’est-à-dire modifier des orientations, obtenir du consensus, refouler des revendications en sortant au moins partiellement des pratiques routinières et des ajustements entre appareils.
Il est donc impossible de faire disparaître la politique et les appareils ne peuvent en fait empêcher que des conflits multiples apparaissent ou se réveillent : chassée par la porte la politique réapparaît par la fenêtre. Aussi bien les dirigeants politiques et étatiques ne s’opposent-ils jamais directement aux demandes de politique qui se font jour. Ils savent trop bien qu’il y a des besoins de participation qu’on ne peut simplement refouler ou considérer comme quantité négligeable. Ils font toutefois tout leur possible pour que les reprises de la politique ne portent pas sur des enjeux réels, mais sur des substituts ou des enjeux mineurs. Depuis l’ère de la représentation et de la souveraineté, il y a toujours eu dans les mises en scène de la politique des façons de ne pas dire vraiment les choses, de les rendre par exemple invisibles en les éclairant sous des angles soigneusement choisis. Mais dans les circonstances présentes, la part de fiction, de spectacle ne fait que croître. Les problèmes ressentis par beaucoup, mais non encore formulés, sont détachés de leurs présuppositions, dé-contextualisés ou renvoyés à des contextes qui ne sont pas les leurs. Les affrontements entre les chefs de parti ou de faction sont utilisés selon les canons et les règles de la publicité et simultanément dramatisés comme confrontations entre des personnalités d’exception, quoiqu’accessibles aux sentiments du commun des mortels. L’immobilisme relatif des débats politiques doit être recouvert par un activisme pseudo-volontariste qui parcourt beaucoup d’espaces sans s’y attarder, qui mime la maîtrise du présent comme du futur et propose des solutions qui sont d’efficacité douteuse. Il s’agit surtout de donner l’impression que quelque chose va se passer. La mobilisation politique se fait mobilisation gestuelle et rhétorique ! Elle bouscule certains comportements et habitudes, mais laisse en place l’essentiel des dispositifs de pouvoir et de domination. A cet égard, il est significatif que les différents programmes de lutte contre le chômage élaborés au cours de ces dernières années n’aient pas abordé des questions aussi importantes que les freins à l’emploi dans la culture d’entreprise, les effets de la réduction de la durée du travail, les coûts sociaux des licenciements pour les municipalités, les organismes sociaux, l’élévation de la qualification du travail et ses effets sur la valeur ajoutée. Et à l’évidence, la classe politique n’a jamais eu envie d’aller trop loin dans le diagnostic, ni non plus de procéder à des mobilisations en profondeur des couches les plus directement concernées de peur d’être débordée.
Lorsqu’on reste dans un cadre aussi étriqué, il n’y a évidemment plus d’alternance politique digne de ce nom. Les orientations mises en oeuvre changent moins que les discours et les simulacres d’action qui accompagnent ces discours et leurs mises en scène. Les alternances sont en quelque sorte récursives, elles ne mènent jamais très loin et reviennent peu de temps après à leur point de départ. Il y a, bien sûr, la diversité des péripéties et des événements, mais dans les nouveautés qui se proposent à l’attention, il y a toujours des éléments de répétition qui se superposent aux différences événementielles (et même aux novations discursives). Le changement, bien qu’il soit dans les bouches de toute la classe politique, n’a pas de contenu concret, ou la consistance que peuvent donner des objectifs stratégiques systématiquement poursuivis. On est dans le domaine de ce que Bernard Manin appelle la « démocratie d’opinion », où les appareils politiques cherchent à capter des mouvements d’humeur, des réactions de rejet contre telle ou telle équipe discréditée pour se mettre eux-mêmes en selle. Les opinions ainsi captées s’opposent formellement, mais sont en réalité plus ou moins indifférentes les unes aux autres, – pour ne pas dire équivalentes -, dans la mesure, où elles ne sont pas prolongées par des discours structurés et argumentés étayant eux-mêmes de véritables campagnes politiques. La « démocratie d’opinion » fonctionne dans la circularité, car elle se vit comme partie prenante d’une historicité tournante, refermée sur elle-même, c’est-à-dire pour reprendre une terminologie à la mode une historicité post-historique. Dans ses démarches concrètes, elle se comporte comme une sorte de « post-démocratie » qui organise l’atrophie de la représentation en émoussant les instruments dont celle-ci peut se servir (lorsqu’elle est représentation d’en bas). Les échanges politiques entre les groupes sociaux et les individus sont noyés et trivialisés par la rapidité et la massivité du « marketing » politique global. Ils ne sont plus que des expressions mineures et absorbées et détournées de leurs significations premières par des machines médiatiques qui redimensionnent tout ce qui peut être dit. Les représentés ne participent plus vraiment à leur propre mise en scène, ils sont joués dans des pièces qui leur sont de plus en plus étrangères. C’est ce qui explique la méfiance des mouvements sociaux et plus particulièrement des mouvements de jeunes (cf. le mouvement anti-Cip) par rapport à la représentation sous ses formes actuelles. On ne cherche plus à se donner les moyens habituels de la représentation, parce qu’on craint qu’ils ne permettent pas de se formuler de façon relativement autonome. En ce sens le pré-articulé paraît préférable à la représentation captive, qu’elle soit bureaucratiquement encadrée ou médiatiquement aspirée.
La politique ne se meurt pas, à proprement parler, mais elle dépérit et glisse vers un monde particulier, celui de l’infra-politique où le souci du bien commun ou de l’intérêt général n’a plus grande pertinence. L’infra-politique ne se soucie guère que de la reproduction de ce qui existe sur le plan institutionnel et des moyens d’anesthésier ceux qui sont en état de révolte ou de rébellion. Les partis et les appareils survivent et, au besoin, se révèlent capables de résister aux attaques médiatiques contre eux, mais ils sont atteints de langueur. Les relations entre les dirigeants, les militants, les adhérents et les sympathisants se distendent dans leur sein et ils ont de plus en plus de mal à se présenter comme investis de missions (notamment de transformation de la société). En fait, les organisations politiques diffusent de moins en moins des « conceptions du monde » ou des idéologies fortement élaborées. En conséquence, elles ne contribuent plus comme auparavant à la structuration du champ politique en y faisant apparaître des confrontations durables, des oppositions majeures. La politique, en l’occurrence l’infra-politique, perd de sa lisibilité pour les dominés. Le politique (comme l’ensemble des relations politiques) est en effet trop rempli de messages sans portée pour pouvoir être perçu comme un lieu où séjourner, où régler en commun des problèmes essentiels, où multiplier les échanges (seraient-ils conflictuels). La proportion de ceux qui ne participent pas à la politique ou y participent peu ou de façon intermittente tend donc à s’accroître. Certes, les élections ne sont pas désertées, parce qu’elles restent un moyen de manifester de l’insatisfaction, mais les manifestations de désintérêt, de désaffection se font de plus en plus ouvertes. Il s’agit surtout de ne pas s’investir profondément dans la politique, au besoin en trouvant des activités de type communautaire ailleurs (communautés locales, groupes d’affinités, sectes, etc.). Les différents fondamentalismes y trouvent évidemment leur compte et s’efforcent de faire valoir une politique qui sous le masque de l’apolitisme, met en question les mécanismes démocratiques. On se replie sur les valeurs du passé pour ne pas avoir à faire face aux problèmes du présent. L’infra-politique produit ainsi beaucoup de réactions régressives et sous certaines conditions, pourrait entraîner des spirales sociales régressives, particulièrement dangereuses pour les rapports entre les groupes sociaux vivant des situations hétérogènes. Plus précisément, la conflictualité sociale pourrait se déplacer des affrontements à propos du travail et des modes de vie vers des affrontements sur le droit à l’existence des groupes. En d’autres termes, une tendance pourrait se faire jour à substituer aux conflits verticaux (entre couches dominantes et couches dominées) des conflits horizontaux (entre couches ayant des assises séparées, mais semblables).
Ces dangers sont d’autant plus grands que la marche vers l’infra-politique atteint la citoyenneté dans un certain nombre de ses fondements, qu’ils soient juridiquesouextra juridiques. Il ne faut pas oublier en effet que la citoyenneté est un ciment social de première importance, malgré ses contradictions et son inachèvement par rapport à ce qui est son postulat de départ, la pleine participation aux affaires de la cité. La citoyenneté est d’abord une forme de reconnaissance politique, le citoyen est celui qui est inclus dans la représentation et qui se voit reconnaître le droit de faire valoir ses représentations dans les mises en scène et en forme de la représentation politique (confrontations de la base et des sommets de la société). La citoyenneté, par suite, garantit que l’on disposera d’un certain nombre d’instruments (le droit à l’expression sous différentes formes, la participation à des processus électifs, l’exercice de responsabilités publiques, etc.) pour défendre son droit à l’existence ainsi que les droits personnels et réels attachés à tout sujet juridique. La citoyenneté permet l’insertion dans des pratiques sociales multiples et complète ainsi l’identité des individus pour eux-mêmes et pour les autres. Le citoyen n’est pas un point géométrique dans les rapports sociaux, il est un centre d’activés qui entre en connexion avec d’autres centres d’activités pour participer à des processus de régulation des échanges sociaux. De ce point de vue, il n’est pas possible de donner raison au jeune Marx qui, dans la « Question juive », voit dans la citoyenneté un mode de participation à une communauté politique imaginaire et illusoire parce que détachée de ses présuppositions réelles (la société civile bourgeoise). La société politique, c’est-à-dire l’ensemble des dispositifs et procès de représentation produit des effets tant au niveau de l’État (changements d’orientations ou de stratégies) qu’au niveau de l’ordre social sous ses différents aspects. La politique, en ce sens, n’est pas un simple reflet de ce qui se passe au niveau économique et n’a pas moins de réalité que les autres niveaux de la société. Pour autant la citoyenneté n’est pas exempte de contradictions majeures, coincée qu’elle est entre la souveraineté étatique (les appareils de domination) et des asymétries sociales de grandes ampleurs. Les citoyens, égaux devant la loi, sont loin de l’être devant la représentation et sa dramaturgie complexe. Certains peuvent avoir des activités politiques permanentes en s’appuyant sur des réseaux d’influence non négligeables, d’autres au contraire doivent recourir à de multiples médiations pour accéder à une existence politique limitée. Toutes proportions gardées, il y a, à travers le déploiement de la citoyenneté, la mise au jour de processus de valorisation politique comparables aux processus de la valorisation économique. On doit mettre en valeur sa citoyenneté, c’est-à-dire la faire évaluer de façon positive, en montrant qu’on est susceptible de faire des interventions qui agissent sur le champ politique. Il n’est donc pas erroné d’affirmer que des inégalités politiques redoublent les inégalités socioéconomiques et que la citoyenneté est à géométrie variable, sa surface et son volume étant fonction des processus de hiérarchisation à l’œuvre dans l’économie et les relations sociales.
Ces phénomènes ont été en partie contrecarrés et masqués par les actions collectives des déshérités ou défavorisés, et par les politiques de protection sociale qu’ils ont directement ou indirectement imposées au pouvoir d’État. La citoyenneté, d’essence politique, a été complétée par des droits sociaux constituant pour certains une véritable citoyenneté sociale. Au cours des années les plus fastes de l’État-Providence (les années soixante et soixante-dix) beaucoup ont même cru que cette extension des droits sociaux conduirait à une extension de la démocratie (démocratie dans l’entreprise, démocratie dans l’économie). Depuis la deuxième moitié des années soixante-dix, il a fallu déchanter, parce que les droits sociaux, et donc la citoyenneté sociale, se sont révélés extrêmement fragiles. Le droit au travail qui, même dans le cadre de l’État-Providence prospère, a toujours été précaire, n’existe plus aujourd’hui que dans les textes (Constitution de la Ve République). La citoyenneté sociale tend à se réduire de plus en plus au droit à l’assistance sociale et à différentes formes d’aide apportée dans des conditions plus ou moins régulières par des municipalités et des organismes caritatifs. Les droits sociaux sont, pour beaucoup, une véritable peau de chagrin et au lieu d’appuyer les pratiques de citoyens, ils les rendent maintenant plus problématiques. Il est en effet inévitable que ceux qui voient leurs droits et leurs capacités d’agir régresser en droit et en fait conçoivent des doutes sur ce que la participation politique peut leur offrir. Si l’on est chômeur de longue durée on relève assez vite de la police sociale (actions d’administrations diverses) et l’on dispose de moins en moins de moyens pour intervenir dans des réseaux et séquences d’interactions : l’exercice de la citoyenneté s’éloigne progressivement. Les schémas d’interprétation de la réalité sociale à partir desquels on essayait de s’exprimer et de se situer, ne permettent dorénavant plus de s’y reconnaître. On ne sait littéralement plus où l’on est, et il devient très difficile de produire des discours rationnels et cohérents. On a du mal expliquer sa propre condition et on utilise souvent des stéréotypes rigides pour rendre compte des situations (la faute aux étrangers par exemple). L’identité pour soi et pour les autres se morcelle ; on a été, on est à peine dans le présent et on ne sait pas si l’on réussira à être quelqu’un plus tard. Les relations avec le conjoint, les enfants se détériorent, celles avec les voisins, les amis sont déstabilisées en profondeur. Dans cette situation de vacuité sociale grandissante on a du mal à maintenir les grilles et scansions temporelles de son existence antérieure. L’individu perd le sens du temps et sa capacité propre à organiser les rythmes vitaux se délite rapidement. Dans la pratique il n’arrive plus à se faire valoir socialement et politiquement parce qu’il tend à s’évaluer lui-même négativement. Il perd la bataille pour l’auto-valorisation et les possibilités de se donner, avec ses semblables, du pouvoir d’agir.
Si l’on veut bien y réfléchir, cette évolution souligne avec beaucoup de force les tendances censitaires à l’œuvre dès les débuts dans la représentation politique et la citoyenneté. Les groupes dominants et privilégiés participent à la représentation non seulement avec beaucoup plus de moyens pour se mettre en scène et mettre en valeur leur contribution à la marche de la société, mais aussi avec des stratégies et des tactiques destinées à défendre ou à étendre leurs pouvoirs dans les relations sociales. Lorsque les groupes dominants s’investissent dans la politique, ils se préoccupent effectivement de veiller à ce que le pouvoir économique, le pouvoir dans la famille, le pouvoir dans les rapports de sexe ne soient pas mis radicalement en question. Pour eux le pouvoir dans le social est porteur de relations de domination-subordination qui rendent possibles l’appropriation privée des moyens de production, le salariat, le travail domestique et l’élevage féminin de la force de travail. C’est pourquoi, dans leur esprit, faire de la politique consiste largement à empêcher la politique de s’intéresser de trop près à ce qui se passe en deçà et au-delà des dispositifs de la représentation. Ils sont rarement partisans d’élargir les droits politiques au-delà des secteurs aisés ou stabilisés de la population, car les restrictions au suffrage et à l’expression politique leur paraissent limiter les risques de débordements. Si l’on y regarde de près, on constate d’ailleurs que la thématique des droits de l’homme est elle aussi considérée dans cette perspective restrictive dans les mêmes milieux. Comme l’a bien montré Domenico Losurdo (cf. « Marx e il bilancio del Novecento ») l’universalité des droits de l’homme est en permanence contrebalancée par la relégation de secteurs importants de la société dans des positions de mineurs ayant moins de droits que les autres. Ceux qui n’ont pas la chance de profiter des bienfaits de la société capitaliste ne doivent pas troubler le bien-être et les jouissances de ceux qui se trouvent occuper les bonnes places. A l’heure actuelle il est, évidemment, rare d’entendre des hommes ou des penseurs politiques se prononcer ouvertement pour des pratiques censitaires, mais beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à préconiser des pratiques plus subtilement restrictives, faisant, par exemple, référence à des situations d’exception pour les justifier. Les processus de la représentation et de l’activité citoyenne ne sont donc unitaires qu’en façade, ils sont en profondeur tout à fait dissymétriques. Il y a d’un côté ceux qui se font les « fonctionnaires du Capital » et ne veulent pas sortir de la logique de la valorisation, de l’autre côté il y a ceux qui même s’ils se plient le plus souvent aux disciplines imposées par la production de valeurs, sont parfois poussés à chercher des échappées et à revendiquer plus de droits, notamment politiques, et plus de citoyenneté. Ce dont il faut bien se persuader c’est qu’il n’y a pas seulement des « fractures sociales », dans le monde d’aujourd’hui, mais aussi des « fractures politiques » et de portée non négligeable. La récession de la politique et de la citoyenneté, les difficultés de la représentation dans le cadre de l’État-nation, accentuent beaucoup de déséquilibres et rendent peu vraisemblables des rapports politiques stables, ayant des effets de socialisation et d’intégration. Des fluctuations politiques de grande amplitude sont d’autant moins à exclure que les vieilles cultures de la politique sont à bout de souffle et ne peuvent cerner adéquatement ce qui se passe à l’heure actuelle.
L’État et la politique dans les limites de la souveraineté (devenue aujourd’hui infra-politique) ne sont certainement pas à l’article de la mort, et cela tout simplement parce qu’il n’y a pas encore d’autre cadre pour des échanges politiques et des interventions publiques (les espaces supranationaux comme l’Europe sont peu organisés). Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils sont appelés à trouver facilement une nouvelle normalité dans la conjoncture présente. L’État national continuera à subir les coups de boutoir de la valorisation internationale du capital et l’infra-politique devra cahin caha amortir les choses sans pouvoir dessiner les contours d’une nouvelle dramaturgie représentative, efficace, crédible. Il devient par conséquent possible de réexaminer de façon radicale la question de la politique. En premier lieu, il faut s’attaquer à un impensé fondamental de la politique, son lien avec les structures de pouvoir-domination présentes dans les rapports sociaux. Son renouvellement passe effectivement par une rupture et une désolidarisation avec tout ce qui entrave l’agir, lui fixe des interdits et lui impose l’acceptation de rapports de domination-subordination. En second lieu, il faut détacher la politique de la valorisation de places et de positions socialement hiérarchisées (sanctionnant les impératifs de l’accumulation du capital). La politique ainsi émancipée peut alors devenir véritablement démocratique parce qu’elle cesse d’être prisonnière des rapports sociaux étouffants. Elle n’a plus à représenter des citoyens figés dans leurs identités sociales, mais des citoyens à la recherche de l’inventivité sociale, désireux d’échanger des jugements sur l’agir et les modalités de la vie en commun. Pour réussir, il lui faudra, bien entendu, secouer la tutelle des institutions étatiques et para-étatiques, ce qui ne pourra être obtenu que par la réintégration du politico-bureaucratique (du régalien) dans la politique, c’est-à-dire dans ce qui est le domaine du débat et du croisement des jugements. Les appareils de domination doivent dans cet esprit devenir peu à peu des appareils d’incitation à l’action et à la transformation sociale, mais aussi des appareils de concertation et de coordination de politiques publiques. Il s’agit quant au fond d’obtenir un changement de fonction de l’étatique, en faisant du monde institutionnel un ensemble ouvert aux actions collectives et à de nouveaux agencements des relations sociales et non plus refermé sur lui-même et arc-bouté sur l’armée et la police.
Cette politique qui se fixe comme objectif la lutte, contre l’étiolement de la politique à l’intérieur de l’infra-politique peut, à bien des égards apparaître comme une entreprise démesurée ne disposant pas des moyens de son ambition. Mais ce qu’il faut dire avec force, c’est qu’en rester aux pratiques politiques actuelles ne peut conduire qu’à des déconvenues graves voire à des aventures. L’espace politique national coiffé par l’État aura en effet de moins en moins de capacités de direction et de réflexivité, et les débats et les orientations dans ce cadre ne dépasseront guère les réactions conservatrices et les hantises sécuritaires, si, tendanciellement au moins, on ne transgresse pas les limites jusqu’alors retenues. Il faut d’ailleurs ajouter que ne pas jouer complètement le jeu, est une condition nécessaire pour faire bouger autour de soi les autres espaces nationaux et nouer des liens au-delà des frontières nationales. C’est seulement si l’on met en question le rôle de l’État comme courroie de transmission de la mondialisation, que l’on peut avoir de fait des chances de nouer des alliances transnationales pour contrecarrer la spéculation monétaire et financière. C’est seulement si l’on arrive à coordonner des initiatives publiques majeures par la concertation multinationale que l’on peut bloquer la logique sauvage de la privatisation et de la marchandisation et que l’on peut faire apparaître simultanément des formes de propriété sociale non étatiques servant de supports à des orientations de service public. Pour mettre fin à la dégradation de la politique la marche sera certainement longue et les voies à prendre seront elles étroites, mais peu à peu l’imagination pourra prendre le pouvoir.
Bibliographie
Domenico LOSURDO, Marx e il balancio storico del Novecento, Gaeta, 1993, 197 pages.
André TOSEL (sous la direction), La démocratie difficile, Besançon, 1993, 408 pages.