Démocratie radicale

La démocratie radicale d’Emerson : individualisme et dissentiment

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Ce texte est la version écrite de l’exposé (plus bref) présenté par Sandra Laugier au séminaire de l’Association Multitudes au Séminaire du 15 janvier 2005.

Présentation
Je prends mon point de départ dans une réflexion sur le langage chez Wittgenstein (cf. mon article sur Wittgenstein dans Multitudes 9): la question d’une voix commune, de ce que Wittgenstein définit comme l’accord dans le langage : la constitution d’un langage public se fait dans un accord – mais quelle est la source de l’accord ? C’est un accord, dit Wittgenstein dans la forme de vie, dans des pratiques. Mon idée (dans une lecture inspirée de Stanley Cavell dans Les Voix de la Raison, Seuil, 1996) est que l’accord est forcément traversé par le scepticisme. Qu’est-ce qui qui permet de dire nous ? JE puis dire ce que NOUS disons. L’usage commun du langage pose donc directement une question politique, qui est celle de la nécessité de la voix individuelle et du dissensus. C’est ce qui s’accomplit dans la thématique cavellienne de la voix singulière, l’idée de trouver sa voix en politique : cette thématisation de la voix, en tant que voix (du langage) ordinaire, Cavell la prend à Emerson et à son idée de la confiance en soi (Self-Reliance).

Quelques extraits pour mettre en évidence cette idée chez Emerson : « Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre coeur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel; car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public.
(…)
Un homme devrait apprendre à repérer et à surveiller en lui-même ce rayon de lumière qui, venu de l’intérieur, illumine par éclairs son esprit, plutôt que l’éclat du firmament des bardes et des sages. Pourtant, sans y prendre garde, il rejette sa pensée, parce que c’est la sienne. Dans chaque oeuvre de génie, nous reconnaissons nos propres pensées, que nous avons rejetées: elles nous reviennent avec une certaine majesté née de l’aliénation (alienated majesty)
(…) .
Aie confiance en toi-même (…) Les grands hommes l’ont toujours fait et s’en sont remis comme des enfants au génie de leur siècle, trahissant ainsi la perception qu’ils avaient, que c’était dans leur coeur que trônait ce qui était absolument digne de confiance, qui oeuvrait par leurs mains et prédominait dans tout leur être. Et nous sommes des hommes à présent, et nous devons accepter la même destinée transcendante dans l’esprit le plus noble; et non pas des mineurs et des invalides terrés dans un coin, ni des lâches qui fuient devant une révolution.
(…)
Voilà les voix que nous entendons dans la solitude, mais elles s’affaiblissent jusqu’à devenir inaudibles à mesure que nous entrons dans le monde. Partout la société conspire contre la dignité d’homme de chacun de ses membres. La société est une compagnie à fonds communs où les membres consentent, pour mieux assurer son pain à chaque actionnaire, à renoncer à la liberté et à la culture de celui qui mange. La vertu la plus demandée, c’est la conformité. La confiance en soi est ce qui lui répugne. Elle n’aime pas les réalités et les créateurs, mais les noms et les habitudes.
Quiconque veut être un homme doit être un non-conformiste.
(…) Je devrais marcher la tête haute, bien vivant, et dire à tout propos la vérité sans fard. Si la malignité et la vanité ont revêtu le manteau de la philanthropie, faut-il l’accepter? Si un bigot en colère endosse la cause généreuse de l’abolitionnisme, et vient me trouver avec ses dernières nouvelles de la Barbade, pourquoi ne lui dirais-je pas: «Va aimer ton bébé; aime ton coupeur de bois; sois bien disposé et modeste; aie donc cette grâce, et n’enjolive jamais ton âpre ambition, ton manque de charité, du vernis de cette invraisemblable tendresse pour des noirs qui sont à mille kilomètres de distance. Ton amour au loin, c’est de la méchanceté à domicile». Rude et discourtois serait un tel accueil, mais la vérité est ici plus belle que l’affectation de l’amour. Votre vertu doit avoir un peu de tranchant – sinon ce n’est pas de la vertu. Il faut prêcher la doctrine de la haine comme antidote à la doctrine de l’amour, si celui-ci pleurniche et gémit. Je rejette père et mère, femme et frère, quand mon génie m’appelle. Je voudrais écrire sur les poteaux et sur les portes: Caprice (Whim)J’espère qu’en fin de compte, il s’agit de quelque chose de mieux qu’un caprice, mais nous ne saurions passer la journée en explications. Ne vous attendez pas à ce que j’exhibe des motifs pour chercher ou fuir la compagnie. Et puis, ne me parlez pas non plus, comme l’a fait aujourd’hui un brave homme, de l’obligation où je suis d’améliorer la situation de tous les pauvres. Est-ce que ce sont mes pauvres? Je te le dis, ô philanthrope stupide, je rechigne à donner un dollar, un sou, un centime à ceux qui ne m’appartiennent pas et à qui je n’appartiens pas. Il y a une catégorie de personnes à qui je suis livré pieds et poings liés par toute l’affinité spirituelle du monde; pour elles, j’irai, s’il le faut, en prison. Mais vos diverses oeuvres de bienfaisance populaires; l’éducation d’imbéciles à l’université; la construction de temples pour le but vain auquel servent à présent nombre d’entre eux; l’aumône à des ivrognes; et ces milliers de sociétés de secours; – j’avoue à ma honte que j’y succombe parfois et que je contribue mon dollar; mais c’est une méchante contribution, que j’aurai sous peu l’énergie virile de refuser. » (Self-Reliance)

La Self-Reliance n’est pas un fondement sur une subjectivité existante, elle la constitue : cette constitution de l’individu s’accomplit par ce que Cavell appelle « trouver sa voix », la recherche du ton juste, de l’expression adéquate (se croire soi-même) Mean What We Say). Cf. le livre de Cavell, Un ton pour la philosophie (Bayard, 2003) . Il s’agit à la fois de constitution individuelle (« suivre sa constitution » dit Emerson, faire confiance en son expérience) et collective : trouver une constitution politique qui permette à chacun de trouver expression, d’être exprimé par le commun et d’accepter de l’exprimer.
Il y a chez les transcendantalismes une dialectique consentement /désobéissance : comment poursuivre le rêve initial de l’Amérique (celui de la rupture puritaine et d’une révolution « pacifique »), permettre la continuation de la rupture, continuer la révolution par un dissensus interne, et éviter ainsi le repli identitaire sur une nation? Pour Emerson, rien de pire et de crispé que l’Etat nation, qu’il surnomme STATION (state/nation). Emerson et Thireau opèrent constamment une critique de l’Amérique par elle-même : la vraie Amérique de Thoreau dans Walden (inapprochable pour Emerson).
On peut situer très précisément le moment historique de ces écrits transcendantalistes: pas celui de la révolution, mais une génération après, à l’époque jacksonienne du conformisme. D’où l’idée que la -Déclaration d’Indépendance n’est rien (un bout de papier) si on la laisse dégénérer en conformisme et si on ne poursuit pas son intention initale.

« Certes il n’y a rien de plus répugnant que des esclaves (ce que sont la plupart des hommes) qui se targuent de leur liberté en se pavanant, et la frivole méprise de ceux qui prennent pour la liberté un préambule de papier comme une « Déclaration d’Indépendance » ou le droit de vote garanti par la loi, quand ils n’ont jamais osé penser ou agir»(Emerson, Fate)
« La plupart des hommes se sont bandé les yeux avec telle ou telle sorte de mouchoir, et ils se sont liés à l’une de ces communautés d’opinion. Leur conformisme ne les rend pas faux sur quelques détails, ne fait pas d’eux les auteurs de quelques mensonges, mais les rend faux sur tous les détails. Aucune de leurs vérités n’est tout à fait vraie. Leur deux n’est pas le vrai deux, leur quatre pas le vrai quatre; si bien que chacune des paroles qu’ils disent nous chagrine, et nous ne savons par où commencer de les corriger. Pendant ce temps, la nature ne tarde guère à nous affubler de l’uniforme pénitentiaire du parti auquel nous adhérons. Nous en arrivons à porter une seule coupe de visage et de silhouette, et nous acquérons progressivement la plus douce des expressions imbéciles. Il existe aussi une expérience particulièrement mortifiante, qui ne manque jamais d’arriver, de manière désastreuse, dans notre histoire à tous; je veux parler du «sot visage de l’éloge», du sourire forcé que nous revêtons, dans une assemblée où nous sommes mal à l’aise, en réponse à une conversation qui ne nous intéresse pas. » (Self-Reliance)

C’est ce qui caractérise cette conception émersonienne : une déception permanente, un « chagrin », devant l’inauthenticité de la parole politique devenue absolument vide de sens par absence d’un contexte, de pratiques réelles qui permettraient de lui donner un usage effectif. LA parole politique n’est alors pas une véritable expression : c’est ce qu’enregistre le chagrin d’Emerson, et c’est ce qu’il essaie de dépasser dans son célèbre discours « The American Scholar » où il essaie de donner un contenu à l’idée d’intellectuel américain (qu’est ce que la prise de parole politique ? Quelle responsabilité prend-on et a-t-on, en tant que scholar, dans la société logocratique ? Ce sont des questions que j’ai abordées dans Faut-il encore écouter les intellectuels ? et que je reprends ici dans un contexte proprement américain). D’où l’actualité de cette approche émersonienne du langage : dans la dialectique de l’expression conformiste, consensuelle (prônée par toutes les théories de la démocratie du consensus, celles de Habermas mais aussi plus systématiquement de Rawls) et celle de l’expression radicale, anticonformiste, dissonante.

Je rejoins là dessus divers questionnements déjà exprimés dans Multitudes : Maurizio Lazzarato et son usage de Bakhtine contre Wittgenstein
« Si l’on veut éviter les banalités (il nous faut une langue commune pour parler, pour communiquer), il faut savoir de quelle mise en commun (de quelle répétition, pour
être plus précis) il s’agit. Pour Bakthine, on peut considérer la langue (les règles grammaticales, les genres d’énonciation) de différents point de vue qui renvoient à des conceptions du « commun » radicalement antagonistes. Une politique centralisatrice de la langue sélectionne dans le chaos linguistique les constantes qui fournissent un modèle majoritaire d’expression qui écrase toute minorité, tandis que les forces décentralisatrices, les pratiques minoritaire ou les contre-conduites, sélectionnent dans ce même chaos des variables, qui participent d’un refus de se faire conduire par des régimes d’expression centralisateurs et qui permettent d’ouvrir la dynamique de la différenciation.
Le problème n’est pas d’affirmer qu’un langage privé n’est pas possible (ce qui est évident), mais de préciser quel type de « public » nous voulons construire , de quel type de « commun » expressif nous avons besoin. Dans la conception du commun de la Multitude, cette bataille politique disparaît parfois, au profit d’une mise en commun des plus consensuelles. Ce qui se pose, c’est la question des institutions : quel type d’institutions voulons-nous ? Celles qui sélectionnent un modèle majoritaire ? Ou celles qui favorisent le devenir, la différence qui va différant ? Le commun, le collectif, l’égalité ne sont pas des choses bonnes et positives en soi. Au contraire – comme Nietzsche nous en a avertis à travers sa critique acharnée de l’égalité, de la coopération dépourvue de différence – nous pouvons avoir un commun qui sélectionne non pas les extrêmes, les variations, pour les faire passer, par la répétition, des plus grossières aux plus raffinées, mais un commun qui sélectionne, au contraire, la moyenne, les intérêts moyens, l’homme du troupeau, l’homme médiocre, l’homme « libéral », c’est-à-dire le « cauchemar climatisé » dans lequel nous vivons. »

Notez ici la référence à Nietzsche : on sait qu’Emerson est la grande inspiration de Nietzsche qui pensait qu’il était le plus grand philosophe du XIXe siècle.
Il est en totu cas remarquable que ces deux auteurs soient tenus à distance par la réflexion politique libérale notamment américaine, avec des prétextes parallèles : élitisme, antidémocratisme. Un problème de la démocratie radicale est qu’elle se fait facilement accuser d’être en réalité antidémocratique. Un autre est qu’elle est forcément, radicalement, individualiste. L’individu exprime sa protestation contre la majorité et pour Emerson la protestation ne peu qu’être de l’individu. Cet individualisme peut être mal accepté aujourd’hui, et on n’aime pas ce terme. Il me semble cependant important d’ouvrir le débat, et de voir comment faire nôtre cet individualisme. Pourquoi laisser l’individualisme à la droite et au libéralisme ? Pourquoi n’y aurait-il aps une position radicalement individualiste ? Selon Sacvan Bercovitch, grand théoricien du dissent, c’est cela tout l’intérêt de la position d’Emerson :

« I have called that form of radical imagining dissent because the term best seems to convey to convey its distinctive emphasis on negation and transition, its resistance on principle to institutional controls, its open-ended, self-enclosed tropism for reform and change.It is a form of protest conceived at the interstices of free-enterprise theor, and developed within the gaps or lacunae in the principel of subjectivity itself between the actuel and the ideal, selfhood and union. That subversive mode finds its fullest expression in Emerson’s early essays. It was precisely his commitment to « America » – a cultural symbol designed at once to exagerate and to mask the gap betterave self and society – which allowed for that important development. » (Sacvan Bercovitch, The Rites of assent : « Emerson, individualism, liberal dissent »)

C’est une conception dynamique de l’individu, comme puissance en expansion : Nietzsche mentionne ce passage de Circles dans Schopenhauer éducateur :
« La vie d’un homme est un cercle dont le développement est autonome : depuis un rond de taille imperceptible, il se précipite vers l’extérieur de tous côtés pour atteindre des cercles nouveaux et plus vastes, et ce sans fin. L’ampleur que prendra cet engendrement de cercles, une roue incluant une autre roue, dépend de l’énergie ou vérité de l’âme individuelle. Car chaque pensée, une fois qu’elle s’est formée en une vague circulaire objective, – comme, par exemple, un empire, les règles d’un art, un usage local, un rite religieux, – se sédimente, par sa force d’inertie, sur cette crête pour se solidifier et emprisonner la vie. Mais si l’âme est vive et forte, elle jaillit avec violence de tous côtés par-dessus cette limite et étend une nouvelle orbite sur le grand large qui, à nouveau, se concentre en une vague haute, avec une nouvelle tentative pour arrêter et enchaîner. Mais le cœur refuse d’être emprisonné ; dès ses premiers, ses plus faibles battements, il tend déjà vers l’extérieur avec une vaste énergie, pour des développements immenses et innombrables. » (Circles)
La conversation politique est un jeu de cercles inclusifs. C’est cette image des cerckes qui permet de concilier individu et multitude, et qu’on peut opposer à ce conformisme de la règle qui domine désormais plusieurs champs de la vie intellectuelle politique. C’est ce qu’entend Emerson, avec la Self-Reliance, comme l’aversion de la conformité. Emerson, père fondateur de la pensée américaine, dont on voit l’importance, pour refonder, contre la fausse démocratie (où « chacun des mots nous chagrine ») une véritable démocratie.
La Self-Reliance n’est pas un principe abstrait, ni une fondation métaphysique de l’individualisme. Pour en comprendre l’enjeu politique, et la réinvention de l’individualisme qui s’opère chez Emerson, il faut imaginer comment la confiance se déplace de cercles en cercles, de moi aux autres, à mes proches, et à ma société, créant non des communautés rivales ou des rassemblements d’égoïsmes de proximité, des « conspirations » (c’est ce qu’Emerson voit dans la société) et compromissions mais ce que Cavell appelle une « cité de mots » (city of words), qui rassemble une communauté invisible d’égaux, étrangers les uns aux autres. Cette cité de mots, qui reprend une aspiration platonicienne, représente l’idéal démocratique : la cité imaginaire réalisée dans la République, dont l’essai d’Emerson, dans son travail perfectionniste, se veut la reprise. Mais une différence cruciale entre Emerson et Platon, entre la démocratie comme idéal et la démocratie radicale, est qu’imaginer la cité démocratique ne nous dispense pas, au contraire, d’agir dans son état actuel, imparfait et même désespérant. C’est cette possibilité et nécessité de l’action aqui crée le dissensus.
« Au contraire, l’imaginer est ce qui nous rend capables d’agir, d’exister en liberté, d’un désespoir de la démocratie ; il n’y a personne d’autre que nous qui puisse agir dans le cadre de la cité présentent ou pour imaginer sa différence avec elle même. C’est une liberté qui dépend de notre capacité à ne pas laisser les autres nous dire si nos actes, d’esprit ou de corps, sont un succès, s’ils en valent la chandelle ». (Cavell)
La véritable confiance en soi, l’aversion de la conformité, est tournée contre l’institution, mais aussi, nous rappelle Cavell, contre soi-même. On peut très bien choisir de ne pas prendre parti dans tel ou tel conflit donné, mais « tant que vous ne trouvez pas un moyen de montrer que cette société n’est pas la vôtre, elle est bien la vôtre ». Nous sommes toujours compromis, et c’est ce qu’Emerson dénonce : ne pas oser parler, être timide, se répandre en excuses, ou comme il le dit dans Self-Reliance, « fuir lâchement devant une révolution ».
La réflexion sur la démocratie radicale ne peut se faire dans la recherche moraliste de valeurs communes, d’un consensus, d’un accord de base. Elle ne peut se construire que dans le dissensus -défini par Cavell et Emerson à partir de la confiance en soi : je suis la source de l’accord et du dissentiment, car je suis toujours compromis. C’est cela qui oblige à se faire confiance et à agir – le passage à l’action, « la transformation du génie en pouvoir pratique », comme le dit Emerson à la fin d’Experience. Pour Emerson, nos paroles sont des actes, et l’effet de sa lecture est pratique. La Self-Reliance n’a de force que si son aversion du conformisme s’adresse aussi et d’abord à soi-même : c’est un choix politique. « Renoncer à s’adresser ainsi à soi-même, c’est cultiver la conformité, et je crois qu’Emerson nous invite à voir cela comme un choix politique. » (Cavell).
Cf. des remarques d’Anne Querrien sur le dissensus.
« La multitude ne peut jamais être saisie en totalité puisqu’elle est par définition puissance de dissension, passage à la tangence ou à la fuite. La dictature est un agencement collectif particulier qui tend à monopoliser la puissance de dissension contre elle-même, dans la dissension de la dissension. Le risque de la démocratie c’est la transformation en dictature si on fait l’hypothèse qu’il y aurait “regroupement en démocratie” qui ferait disparaître le dissensus du dissensus, comme pulsion fondamentale au sein de la multitude, dans une composition consensuelle d’une multitude se reconnaissant comme corps commun. (…) . Ce serait l’institution de l’administration des choses, consensuelles, comme gouvernement des hommes réduits à la double condition de bestiaux et d’automates. »

Langage et conformité
En suivant Cavell, j’ai voulu solliciter Emerson après Wittgenstein pour une réflexion sur le conformisme en politique qui soit articulée sur la capacité expressive du langage (le passage du je au nous). Cette lecture de Wittgenstein, comme celle d’Emerson, est relativement à contre-courant ; la réflexion sur le social, la forme de vie, a été récupérée dans le sens d’un conservatisme, explicite ou implicite : d’Alasdair MacIntyre, qui dans Après la vertu se fondait sur Wittgenstein et ses héritiers britanniques (notamment Anscombe) pour son approche traditionaliste de la communauté, jusqu’à Vincent Descombes, qui dans Philosophie par gros temps et Le complément de sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même, (Gallimard, Paris, 2004) met en évidence l’articulation voire la soumission du sujet à « l’esprit objectif », via une analyse du suivi de la règle, et du « cercle vertueux » de l’apprentissage social. Je suis partie de ce qui a été depuis longtemps perçu, par exemple par Jacques Bouveresse, puis Stanley Cavell comme une dimension anthropologique dans la pensée de Wittgenstein, qui serait définie par sa notion de forme de vie, sa réflexion sur la règle, et sur la communauté de langage comme accord « dans » le langage. Au-delà d’une pensée anthropologique ou sociale, ce qui m’intéressait était la réflexion qu’il développe (et Austin à sa suite) sur le sujet du langage et l’autorité de ce sujet, sur les autres et sur lui-même, ainsi que l’autorité que sa société a sur lui : il s’agit de voir chez Wittgenstein non seulement une pensée du social et de la forme de vie, facilement retournable en conservatisme, mais aussi une pensée de la voix individuelle contre la voix communautaire ; contre le conformisme. Cette question se pose dès qu’il s’agit de langage ordinaire : de quel type d’obéissance relève l’usage du langage ? Si on récuse l’individualisme libéral et la mythologie de la fondation libre du sujet en lui-même, il ne faut pas que ce soit en faveur d’un conformisme du suivi de la règle et comme constituant la seule conception d’un sujet, celui de l’agir conformément à la règle. C’est pour ces raisons que la voix subjective et l’individualisme – en tant qu’expression d’un soi non assuré – est une voie pour penser, et radicaliser, la démocratie.
Le recours au langage ordinaire pose un problème inédit. En examinant le langage, on n’examine pas une langue, mais des usages : ce que nous disons, ordinairement. Mais quelle est la pertinence de ce dire ordinaire ? Pourquoi se fonder sur cela et pas, par exemple, sur l’analyse philosophique ou le discours dominant ? Une vraie démocratie de la pensée commence avec un renversement de la hiérarchie traditionnelle de l’ordinaire et de la réflexion philosophique.
Le problème du rapport entre langage et politique apparaît lorsque nous nous demandons qui est le nous. Comment moi, sais-je ce que nous disons dans telle ou telle circonstance ? En quoi le langage, hérité des autres, que je parle est-il le mien ? Ce qui est en cause chez Cavell, ce sont nos critères, c’est-à-dire notre accord commun sur ou plutôt dans le langage, et plus précisément le nous qui est en jeu dans “ ce que nous disons”. Nous ne nous accordons pas sur des significations (qui n’existent pas, en totu cas pas de façon stabilisée), mais sur des usages. On détermine “ la signification d’un mot ” (donné) par ses usages, sa place dans notre vie. La recherche de « l’accord dans le langage » (grand thème wittgensteinien) est fondée sur tout autre chose que des significations ou la détermination de “ sens communs ” aux locuteurs. L’accord de langage dont parlent Austin et Wittgenstein n’a rien d’un accord intersubjectif, il n’est pas non plus fondé sur une convention ou des accords effectifs, passés librement entre locuteurs rationnels. Ici il faut évacuer une première approche du langage comme modèle politique : le langage comme système de règles adopté par la pratique même du langage.
Mais alors, quel est l’accord ? C’est tout le problème de Cavell, et c’est là que la question wittgensteinienne du langage devient une question politique. Pour Cavell, l’absence radicale de fondement de la prétention à “ dire ce que nous disons ” est la source du scepticisme. Notre « accord dans les jugements », et dans le langage n’est fondé qu’en lui-même, en le nous. Les Voix de la raison de Cavell sont, dans leur ensemble, un développement d’une remarque d’un de ses premiers essais, “The Availability of Wittgenstein’s Later Philosophy” :
« Nous apprenons et nous enseignons des mots dans certains contextes, et on attend alors de nous (et nous attendons des autres) que nous puissions (qu’ils puissent) les projeter dans d’autres contextes. Rien ne garantit que cette projection ait lieu (et en particulier ce n’est pas garanti par notre appréhension des universaux, ni par notre appréhension de recueils de règles), (…) C’est une vision aussi simple qu’elle est difficile et aussi difficile qu’elle est (parce qu’elle est) terrifiante. »
On peut voir ici le passage qui s’est accompli chez Cavell de la question du langage commun à celle de la communauté des formes de vie, communauté qui n’est pas seulement le partage de structures sociales (l’esprit objectif à la Descombes) mais de tout ce qui constitue le tissu des existences et activités humaines, notre nature humaine. C’est pour cette raison que les interprétations et usages sociologisants de Wittgenstein, comme de la philosophie du langage, sont toujours menacés par le conformisme : il ne suffit pas pour Wittgenstein, de dire “ c’est ainsi que nous faisons ”. Le problème est de savoir comment relier le je au nous, sans les soumettre l’un à l’autre, que ce soit dans une mythologie du sujet sûr de soi, ou dans une mythologie du suivi conformiste et inévitable de la règle sociale instituée. Lire Wittgenstein autrement veut dire comprendre que le scepticisme est inhérent à toute pratique humaine : toute certitude ou confiance en ce que nous faisons (jouer, argumenter, poursuivre une série, compter, etc.) se modèle sur la certitude et la confiance que nous avons en nos usages partagés du langage, qui sont à réitérer à chaque instant : le langage peut à tout moment me chagriner, me tromper, et m’échapper (tentation de l’inexpressivité radicale).
L’acceptation des formes de vie n’est donc pas le tout de la pensée de Wittgenstein. La révolution opérée par Cavell est sa mise en cause radicale d’une conception conformiste de la forme de vie wittgensteinienne, dont on retrouve des versions variées dans la pensée tant philosophique que sociologique ou linguistique contemporaine. Cavell montre à la fois la fragilité et la profondeur de nos accords, et s’attache à la nature même des nécessités qui émergent de nos formes de vie. Une spécificité de la position de Cavell est dans la redéfinition de la nécessité de l’usage en termes de nature. Dans Philosophie par gros temps, Descombes explique que les jeux de langage n’ont pas besoin de justification ou de fondement, et renvoie à un passage de Wittgenstein où il compare les règles des échecs (qui ne correspondent pas à l’essence des échecs, mais donnent leur essence aux pièces du jeu) et celles de la cuisine et de la rôtisserie, qui doivent correspondre à la nature de la viande. Wittgenstein précise de cette remarque qu’elle est « grammaticale », et Descombes en déduit que nos règles sociales sont comme celles des échecs : elles créent leur objet, et donc il n’y a aucun sens à les contester (dans ce cas, on ne joue pas, c’est tout). Mais ce que nous apporte réellement Wittgenstein, c’est l’idée que les règles qui gouvernent notre vie et notre langage – et cela vaut pour le politique – même si parfois on peut les comparer à celles de échecs, sont plutôt comme celles de la cuisine et de la rôtisserie, articulées au réel et à éprouver par lui. Le recours à la nature, et la naturalisation des conventions, loin de durcir les conventions, les rend plus problématiques.
Cavell, à la fin de la première partie des Voix de la raison, s’interroge ainsi sur ce qu’il appelle « le fondement naturel de nos conventions » qu’il oppose au suivi conformiste de la règle :
« Quel est le fondement naturel de nos conventions, au service de quoi sont-elles ? Il y a certes des inconvénients à questionner une convention ; on la met, de ce fait, hors service, elle ne me permet plus de continuer comme si tout allait de soi ; les chemins de l’action, les chemins des mots sont bloqués. « Imaginer un langage, cela veut dire imaginer une forme de vie » (§ 19). En tant que philosophe, je dois reporter dans mon imagination mon propre langage, ma propre vie ».

Cela conduit Cavell à redéfinir la tâche de la philosophie, dans une formule célèbre, comme « l’éducation des adultes ». Cet élément pédagogique, d’éducation de soi, est central dans sa conception de la politique. L’énigme centrale de la communauté linguistique est la possibilité pour moi de parler au nom des autres. Le suet est encore, dans le scepticisme, au départ de l’accord : il s’agit bien, au delà du nous, de la nature du moi – de ma capacité à parler, à me conformer aux critères communs. Il ne suffit pas d’invoquer la communauté ; reste à savoir ce qui m’autorise (me donne titre) à m’y référer, le sens de l’accord : cf. le passage célèbre de Wittgenstein dans les Recherches Philosophiques :
« – C’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie. (§§ 241-242). »
Il est capital que Wittgenstein dise que nous nous accordons dans et pas sur le langage, et le langage comme dit. Cela signifie que nous ne sommes pas acteurs de l’accord, que le langage précède autant cet accord qu’il est produit par eux, et que cette circularité même constitue un élément irréductible de scepticisme. S’accorder dans le langage veut dire que le langage – notre forme de vie – produit notre entente autant qu’il est le produit d’un accord, qu’il nous est naturel en ce sens, et que l’idée de convention est là pour à la fois singer et masquer cette nécessité : “ Sous la tyrannie de la convention, il y a la tyrannie de la nature ”, dit Cavell, qui lit la formule “ forme de vie ” [[comme formes de vie (et non pas formes de vie). Ce qui est donné, c’est nos formes de vie non seulement sociale, mais biologique. C’est ce second aspect (vertical) de la forme de vie qu’il faut reconnaître, et pas seulement le premier (horizontal, sur l’accord social et les institutions). (Une nouvelle Amérique encore inapprochable, L’éclat, 1991).
D’où l’importance chez Wittgenstein, comme chez Emerson, de l’idée de voix et de revendication (claim). Lorsque Wittgenstein dit que les humains “ s’accordent dans le langage qu’ils utilisent ”, il fait ainsi appel à un accord qui n’est fondé sur rien d’autre que la validité d’une voix. Dans Must We Mean What We Say ?, Cavell, reprenant Kant, définssait la rationalité du recours au langage ordinaire, sur le modèle du jugement esthétique, comme revendication d’une “ voix universelle ” : se fonder sur moi pour dire ce que nous disons. Cette revendication est ce qui définit l’accord, et la communauté est donc, par définition, revendiquée, pas fondatrice. C’est moi – ma voix – qui réclame la communauté, pas l’inverse. Trouver ma voix consiste, non pas à trouver un accord avec tous, mais à faire une revendication. On peut ainsi dire que chez Cavell et Wittgenstein la communauté ne peut exister que dans sa constitution par la revendication individuelle et par la reconnaissance de celle d’autrui. Elle ne peut donc être présupposée, et il n’y a aucun sens à résoudre le désaccord moral ou le conflit politique par le recours à elle. Il ne s’agit pas d’une solution au problème de la moralité : bien plutôt d’un transfert de ce problème, et du fondement de l’accord communautaire, vers la connaissance et le revendication de soi et vers la Self-Reliance émersonienne. Dans le cas de l’accord moral comme de la revendication politique, je suis ramené à moi-même, à la recherche de ma position et de ma voix.
La voix est forcément dissidente, contre le conformisme. On préférera ici l’idée de dissensus ou celle de désobéissance à celle d’émancipation. Le dissensus est propre à la démocratie et à ce type même de conformisme que suscite la démocratie, celui que déplore Emerson lorsqu’il revendique la « Self-Reliance ». Penser la désobéissance en démocratie revient à penser le retournement du conformisme. Elle est liée à la définition même d’une démocratie, d’un gouvernement du peuple c’est-à-dire par le peuple, comme le disait très clairement la déclaration d’indépendance américaine (à laquelle Emerson et Thoreau veulent être fidèles contre les dérives de la Constitution puis de sa mise en œuvre jacksonienne) : un bon gouvernement démocratique est le gouvernement qui est le nôtre, le mien – qui m’exprime et que je puis exprimer. La question de la démocratie est bien celle de la voix. Je dois avoir une voix dans mon histoire, et me reconnaître dans ce qui est dit ou montré par ma société, et ainsi, en quelque sorte, lui donner ma voix, accepter qu’elle parle en mon nom. La désobéissance est la solution qui s’impose lorsqu’il y a dissonance : je ne m’entends plus, dans un discours qui sonne faux, dont chacun de nous peut faire l’expérience quotidienne (pour soi-même aussi, car pour Emerson le conformisme qu’on doit d’abord chasser est le sien propre).

Désobéissance et démocratie : we the people
Dans cette approche, la question de la démocratie radicale est linguistique, encore une fois, dans cette logocratie qu’est l’Amérique d’Emerson : elle devient celle de l’expression. L’illusion est que si ma société est raisonnablement libre et démocratique, mon dissentiment n’a pas à s’exprimer sous forme radicale : comme si j’avais minimalement consenti à la société, de façon que mon désaccord puisse être raisonnablement formulé dans ce cadre. Mais quel consentement ai-je donné ? La démocratie radicale veut continuer la conversation en ce qu’elle considère que non, je n’ai pas donné mon consentement : pas à tout. La critique radicale est au fondement même de la démocratie, elle n’est pas sa dégénérescence ou une faiblesse interne. L’idée même de désobéissance civile (« Civil Disobedience ») telle qu’ on la trouve notamment dans les écrits de Thoreau et d’Emerson, est d’abord une approche américaine de la démocratie, à l’époque ou elle essaie de se réinventer sur le sol américain, et dans le cadre d’une déception par la démocratie devenue conformiste et marchande. Elle est cependant caractéristique de ces moments où on désespère de la démocratie, où elle dégénère en conformité, en discours creux. Cette voie du dissentiment est particulièrement importante dans la tradition culturelle américaine, et on l’a retrouvée récemment dans les mouvements minoritaires d’opposition à Bush
Dans cette conception de la démocratie/désobaéissance l’assentiment/dissentiment sont deux versants d’une même agency (on préférera alors au mot « consentement », celui d’assentiment) et définissent la confiance en soi. C’est Sacvan Bercovitch qui dans The Rites of assent a le mieux défini celle forme d’assentiment par le dissentiment, qui n’implique pas un accord préalable (une fois pour toutes) à la société mais la mise en cause permanente de cet accord. On la trouve aussi dans le cinéma américain tel que Cavelll le lit, depuis la comédie hollywoodienne des années 1930 jusqu’au cinéma des années 1970 et d’aujourd’hui (rupture/remariage). Le résistance aux dérives d’un pouvoir démocratique et à la perte, précisément, de sa vraie nature démocratique est essentielle à un certain mode d’opposition et de désobéissance civile.
On peut penser ici à la définition verbale du peuple américain, et à l’ambiguïté même du mot de people, affine à l’affirmation du peuple comme à la fois un et multiple, contre le peuple invention mythique ou factice de la pensée politique européenne – comme l’indique l’expression We the people. On lit ainsi au début de la constitution fédérale de 1787 : « Nous le peuple des États-Unis, afin de former une union plus parfaite, ordonnons et établissons la présente constitution ». Ainsi s’affirme « le grand principe du droit originaire du pouvoir sis dans le peuple ». « Tout le pouvoir, disent les fédéralistes, réside dans le peuple, et non dans le gouvernement des États ». On notera, en ces temps où l’on s’interroge sur le fédéralisme, que la mixité ainsi prônée du pouvoir politique n’est pas séparable de l’idée de pouvoir « sis dans le peuple » et de délégation du pouvoir par le peuple, qui a « l’autorité de déléguer le pouvoir à ses agents et de former un gouvernement dont la majorité pense qu’il contribuera à son bonheur ». C’est la compétence de chaque INDIVIDU (par la confiance en soi) à juger si tel ou tel gouvernement est « propice à son bonheur » qui définit le « pouvoir transcendant » du peuple donc la démocratie radicale. Toute démocratie radicale est individualiste.
La possibilité de la désobéissance devient alors un rappel de la première revendication du peuple américain, et devient indispensable lorsque sont mises en cause la liberté, l’égalité ou la « recherche du bonheur ». Car chacun ici vaut les autres, et une voix individuelle revendique (claim) la généralité : c’est le principe de la Self-Reliance. C’est cette possibilité de revendication – on retrouve la voix – qui permet de prolonger aujourd’hui le modèle émersonien de l’individualisme, et plus généralement de redonner une légitimité à l’individualisme, comme défini par la volonté d’indépendance. Attention, c’est un renversement du kantisme, comme souvent chez Emerson ; ce n’est pas l’autonomie. Se donner sa propre loi ne me rend pas moins esclave, au contraire, c’est le conformisme absolu.
Emerson s’en prend aussi bien à l’intériorisation de la règle par les penseurs eux-mêmes. Quand je choisis ma règle, je n’en suis pas moins esclave. Thoreau dit dans Walden, réglant son compte, après Emerson, à l’autonomie kantienne : « Il est dur d’avoir un contremaître sudiste; c’est pis d’en avoir un nordiste; mais le pire de tout, c’est d’être à vous-même votre propre garde-chiourme ». On se donne alors à soi-même la loi des autres. En ce sens, dirait Emerson, ce ne sont pas seulement les esclaves ou les indiens qui sont exclus de la discussion originelle, mais aussi la masse du people, de ceux qui ne s’expriment pas. Qu’en est-il en effet de leur consentement ? Telle est, en définitive, le paradoxe de la désobéissance : ne peuvent défendre leur revendication (claim) que ceux à qui leur consentement a été demandé (et qui pourraient donc à bon droit le retirer) – qui participent à la conversation de la justice. Mais si l’on ne m’a rien demandé ? L’intellectuel américain, lorsqu’il en vient à se donner la loi énoncée par d’autres, va jusqu’au bout du conformisme : on peut alors dire avec Emerson « chacune des paroles qu’ils disent nous chagrine ».
Lorsque Thoreau s’installe à Walden, c’est, dit-il, « par accident, le 4 juillet 1845 (on Independence Day) ». Ce moment a été interprété comme une “déclaration d’indépendance transcendantale” de la part de Thoreau. De même le passage cité plus haut d’Emerson, sur « Caprice », reprend une entrée de Journal du 4 juillet. Il y a toujours répétition (assumée comme parodique, puisque l’Amérique est devenue parodie d’elle même). Thoreau dit bien “by accident”, et il se moque de ce qu’est, justement, devenue l’indépendance ; au point que sa déclaration serait peut-être déclaration d’indépendance par rapport à sa société. Thoreau, en s’installant à Walden le 4 juillet, veut réitérer un geste d’installation ou de colonisation, un moment d’origine de sa nation, mais aussi montrer qu’en un sens il ne s’est rien passé, que l’installation est impossible, manquée, ou toujours par accident.
C’est aussi pour constituer la rupture en acte politique. Qu’entend Thoreau par son retrait de la société ? Pourquoi aurait-on le droit de se séparer d’une société insatisfaisante ? Cavell, dans A la recherche du bonheur (Cahiers du cinéma, 1993)fait un parallèle ientre la question de la communauté politique et celle du mariage. Selon lui, les comédies du remariage des années 1930 et 1940 mettent en scène la possibilité de rompre, aussi, la conversation politique, comme de la reconstituer. D’où l’identification, dans la lignée de la défense politique du divorce par Milton, entre le mariage et l’union sociale : « Il y a une belle théorie de la conversation dans le texte révolutionnaire de Milton qui justifie le divorce, et fait de la volonté de conversation le fondement du mariage » . La conversation ordinaire (remarquablement représentée dans les films qu’analyse Cavell) dans le couple est une allégorie de la conversation politique. Ce qui est alors en jeu dans la comédie du remariage (où se surmonte le divorce), c’est le sort de la démocratie. On peut penser à l’un des films les plus fameux de la série, The Philadelphia Story, de Cukor, dont l’action se passe précisément dans le lieu fondateur de la nation américaine, et où il est répété avec insistance que le mariage annoncé (celui de l’héroïne, Tracy Lord, interprétée par Katherine Hepburn, avec un homme d’affaires, qui finira en re-mariage de Tracy et C.K. Dexter Haven, son ex-mari interprété par Cary Grant) est « une affaire d’importance nationale ». Le film est une illustraiton du propos de Milton, selon qui « une conversation assortie et heureuse est la fin principale et la plus noble du mariage ». Ce concept de conversation s’avère un pivot entre le public et le privé, autrement dit entre la question de la justification de l’Etat et celle de la relation privée.
Emerson et Thoreau refusaient la société de leur temps pour les mêmes raisons que l’Amérique avait voulu l’indépendance, et revendiqué les droits que sont la liberté, l’égalité, la recherche du bonheur. Ils prenaient à la lettre la Déclaration d’Indépendance : « Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés ». C’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle mon assentiment à ma société ; je le l’ai pas donné, en quelque sorte, une fois pour toutes. Non que mon assentiment soit mesuré ou conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, ou en conversation – il est traversé par le dissentiment exactement comme mon rapport au monde ordinaire est traversé par le scepticisme. C’est cela qui définit la possibilité du dissentiment, de la rupture de l’accord de langage.
La définition de people par les fédéralistes va en ce sens: une constitution n’est pas l’organisation définitive d’un pouvoir, le peuple pouvant retirer à tout moment sa délégation à un gouvernement défectueux, et rediscuter sa constitution. Alors, « nous le peuple, détenant tout le pouvoir, formerons un gouvernement dont nous pensons qu’il garantira notre bonheur »(Wilson). La constitution est fondée sur « L’accord et la ratification des États dérivés de l’autorité suprême dans chaque État, celle du peuple lui-même : THE AUTHORITY OF THE PEOPLE THEMSELVES »(Madison, The Federalist Papers, nº 39). Remarquons ici la dualité de people, inscrite dans le pluriel (themselves). C’est cette « pluralité des « gens » qui définit le « peuple », et démultiplie la question de l’assentiment. Comme l’a noté Gordon Wood , les Américains ont commencé leur révolution en considérant le peuple comme une entité homogène, dressée contre les gouvernants, et donc sur un modèle radical et global de la désobéissance. Il a fallu ensuite prolonger cette première désobéissance (appel permanent à la révolution)en dissentant, non en tant que people entité, mais en tant que people gens, sans unité d’intérêt. Il me semble qu’il y a là un modèle antinationaliste qui a naturellement été oublié en Amérique (renationalisation et étouffement du dissent). Dans son dernier ouvrage (who are WE) Huntington note que les drapeaux américains, qui étaient fort discrets à Boston avant le 11 septembre et faisaient ricaner, se sont multipliés de façon exponentielle, même dans les quartiers « intellectuels ». Wood remarque que la dualité de people, singulier et pluriel, va structurer la conversation ultérieure : « À l’avenir les luttes politiques seraient internes au peuple, elles opposeraient les divers groupes et les divers individus qui aspirent à créer l’inégalité à partir de leur égalité » Comment faire cohabiter le people et les people aux intérêts individuels ou communautaires divergents ? La désobéissance devient alors un rappel de la première revendication du peuple américain, et peut (doit) être le fait d’un individu ou d’un groupe isolé. Car chacun ici vaut les autres, et une voix individuelle revendique (claim) la généralité : c’est le principe de la Self-Reliance émersonienne.
Thoreau dans la Désobéissance civile déclare «je souhaite refuser de faire allégeance à l’État, m’en retirer de manière effective». Si l’Etat refuse de dissoudre son union avec le propriétaire d’esclaves, alors « que chaque habitant de l’Etat dissolve son union avec lui (l’Etat) ». «Je ne peux reconnaître ce gouvernement pour mien, puisque c’est aussi celui de l’esclave», dit Emerson. Nous sommes tous esclaves (cf. le passage de « Destin » cité), et notre parole sonne faux. Plutôt que de revendiquer à leur place, et de les maintenir ainsi dans le silence, ils préfèrent revendiquer les seuls droits qu’ils puissent défendre, les leurs. Leur droit d’avoir un gouvernement qui parle et agit en leur nom, qu’ils reconnaissent, à qui ils donnent leur voix.
On peut alors repenser, en Amérique et en Europe, le concept (central dans toute la philosophie politique libérale, sous diverses formes, même dans la théorie de Rawls) de conversation démocratique : pour que le gouvernement soit légitime, tous doivent y avoir, ou y trouver, leurs voix. Le droit de retirer sa voix à la société, comme la possibilité de la lui donner, se fonde aussi sur la Self-Reliance. Ma voix privée sera « le sentiment universel; car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public ». Faire en sorte que ma voix privée soit toujours publique : c’est le problème de la démocratie, et la traduction politique de la « critique » wittgensteinienne du langage privé. Le privé, c’est le public, l’intérieur, c’est l’extérieur, si j’arrive à trouver ma voix en politique. Cette position radicale est donc individualiste au sens fort. Mais même si elle met en cause le mythe de l’adhésion aveugle à la communauté, elle ne conduit pas pour autant au libéralisme, par la fragilité même du sujet de la Self-reliance, qui se constitue dans le processus même de la confiance en soi. La confiance en soi n’est pas confiance en un soi donné, elle le constitue et en constituant ces sois multiples constitue la société. La société se construit par expansion et développement des cercles à partir de l’individu.
Le reproche qu’on peut adresser au libéralisme moderne viserait alors son incapacité à honorer la revendication individualiste. Cavell lit ainsi dans la théorie de Rawls la volonté plus ou moins consciente d’exclure certaines voix, dès le départ, de la discussion démocratique, de la « conversation de la justice ». Le rejet explicite par Rawls du perfectionnisme est ainsi le symptôme d’un refus fondamental de la part du libéralisme politique, malgré son aspiration démocratique, d’entendre toutes les voix , et même tout simplement UNE voix revendicative te dissonante, dans la conversation de la justice. Une position comme celle de Thoreau et d’Emerson atteint aussi bien le libéralisme moderne que le communautarisme, en décelant à l’avance leur fondement commun : l’idée que si je suis là, je suis forcément d’accord (avec les règles de ma société, qui ainsi peuvent parler pour moi), j’ai donné mon consentement. Ce fondement commun, ce consentement, Emerson lui a donné un nom : c’est le conformisme. Contre la conformité, Emerson et Thoreau demandent donc une vie qui soit à nous : une vie comme conversation, la démocratie radicale.
Certes, chez Rawls, l’idée de la position originelle implique une discussion commune des principes de justice. Dans l’introduction de Théorie de la justice, Rawls dit que les principes de la justice sont tels que des gens engagés dans des institutions qui y satisfont “peuvent alors se dire les uns aux autres que leur coopération s’exerce dans des termes sur lesquels ils tomberaient d’accord s’ils étaient des personnes égales et libres, dont les rapports réciproques seraient équitables”. Or, selon Cavell, cela exclut l’idée d’une injustice radicale, le sentiment « non pas d’avoir perdu dans un combat inégal quoique juste, mais d’avoir été dès le départ laissé pour compte ». Quand Rawls dit : « Ceux qui expriment du ressentiment doivent être prêts à montrer pourquoi certaines institutions sont injustes ou comment les autres leur ont fait du tort » il exclut de cette conversation de la justice l’idée d’une classe qui dans son ensemble serait privée de voix propre, ne pourrait justement pas « montrer » que l’institution est injuste à son égard. Pour le penseur libéral, la démocratie implique une discussion qui conduit à la justification des inégalités lorsqu’elles sont reconnues pour indispensables, ou en tout cas « justifiées aux yeux des moins favorisés » Mais ceux qui ne font pas partie de la conversation – comment peuvent-ils discuter de leur situation d’injustice, et revendiquer quoi que ce soit dans une société qui s’affirme implacablement comme juste, et suscitera forcément le ressentiment ? L’idée de Rawls est que « Les hommes doivent décider par avance selon quelles règles ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte fondatrice de la société ». Donc qu’il y a un accord par avance, sur l’étendue et la nature des revendications autorisées, sur les règles qui vont les arbitrer. Penser la démocratie radicale, c’est penser non seulement qu’il n’y a pas de règles prédéterminées du fonctionnement social (cela, bien des libéraux sont prêts à l’admettre) mais surtout qu’il n’y a pas de règles qui limitent l’acceptabilité des revendications et leur expression. Ce que Cavell veut mettre en cause en faisant appel à Wittgenstein, Emerson et Thoreau, c’est l’idée que certaines revendications sont impossibles, ou mal placées, parce qu’elles se placent en dehors des règles même de la revendication, de l’accord de départ qui la fonde. La confiance en soit conduit à comprendre qu’il n’y a pas de règle qui dise comment revendiquer.
La critique radicale du conformisme n’est pas une simple mise en cause du consentement à la société. Au contraire, elle définit la condition de la morale démocratique ordinaire. La question de la justice et de l’injustice ne concerne pas seulement ceux qui ne parlent pas, qui, pour des raisons structurelles ne peuvent pas parler (qui ont définitivement été « exclus » de la conversation de la justice) : mais ceux qui pourraient parler, mais qui se heurtent à l’inadéquation de la parole telle qu’elle leur est donnée. C’est dans cette inadéquation et cette mésentente que se définit le sujet politique: non dans une fondation nouvelle du sujet par sa parole, mais dans l’étouffement et la revendication de sa propre voix. C’est cela qui explique l’intérêt de Cavell sur cette communauté particulière qu’est le couple ( A la recherche du bonheur, trad. fr. C. Fournier et S. Laugier, Cahiers du cinéma, 1993), déterminée par un contrat qui pose deux individus juridiquement égaux, mais où reste entièrement à surmonter l’inégalité de parole qui est constitutive de cette égalité donnée. L’idéal d’une conversation politique – de la démocratie – serait non pas celui de la discussion rationnelle, mais celui d’une circulation de la parole ou personne ne serait mineur, sans voix. La revendication et le dissensus ne sont pas des excès, ni des confins ou limites de la démocratie, mais définissent la nature même d’une véritable conversation démocratique ou de la démocratie radicale. Cette tradition du dissent s’enracine dans la tradition américaine et s’est développée lors de nombreux mouvements contemporains en Amérique (Vietnam, mouvements des droits civiques : Thoreau toujours revendiqué). Sacvan Bercovitch a puissamment mis en évidence dans The Rites of assent l’origine émersonienne de la tradition du dissent. Elle articule consentement /désobéissance : comme si le rêve initial de l’Amérique (celui rupture puritaine) pouvait se continuer dans le dissensus interne, marque de l’individualité, et par une critique de l’Amérique par elle-même : la vraie Amérique (inapprochable, ou celle rêvée de Thoreau). D’où la perpétuelle référence à la révolution dans le discours radical américain, une révolution à toujours recommencer : c’est ce que Cavell lit dans la figure cinématographique du remariage, et ce que Bercovitch étudie dans sont chapitre de The Rites of assent, « Continuing revolution ».
Actualité de la confiance en soi contre le conformisme, et du désespoir démocratique. On se trouve aujourd’hui dans une situation similaire à celle d’Emerson : après les pères fondateurs, l’indépendance, le conformisme (ère jacksonienne). Lemodèledela désobéissance réapparaît : not in our name : structure du dissent, Bercovitch (contre lecture néo-libérale de Kateb qui voit chez Emerson l’apologie du self-made man et du marché). Ce débat est vraiment intéressant pour savoir quel est le vrai Emerson, ou la vraie Amérique (celle qu’on aime, qu’on n’aime pas). Caractère désespérant était déjà défini par Emerson et Thoreau au XIXe siècle comme l’impossibilité de refaire le coup, de trouver une autre Amérique comme les émigrants chassés de leurs pays : il n’y a plus de pays à découvrir, plus de frontière. « Cette nouvelle Amérique encore inapprochable » qu’on cherche à l’ouest nous ramène chez nous, puisque la terre est ronde et que « le soleil n’est qu’une étoile du matin. ».
La figure dominante n’est pas (comme chez nous) le migrant, mais celui qui part, le solitaire sur la route. La pérennité symétrique de la figure du remariage et des retrouvailles finales, au cinéma, d’une figure du voyageur errant, du sojourner, du hobo (le road movie, le clochard,série kung fu, Alice n’habite plus ici, fin de Good Will Hunting…) montre bien la manifestation de l’individualisme radical, d’une liberté opposée à l’Etat, non par la révolte, mais par le départ : Comme dit Thoreau dans Walden : « J’aurais pu résister par la force avec plus ou moins d’effet, m’élancer fou furieux (run amok) contre la société, mais je préférai que la société s’élance contre moi, elle étant la personne désespérée.
Emerson revendique le retrait, parlant dans Self-Reliance de son départ (je quitte père et mère) et dans The American Scholar, de «l’état d’hostilité virtuelle dans lequel le savant paraît être par rapport à la société, particulièrement la société instruite.» Cet individualisme différencie le transcendantalisme du pragmatisme. Il prône la confiance en soi de chaque individu, contre toute conception du contrat, et contre l’Etat-nation (station). Cela vaut encore contre le communautarisme : le nationalisme étant ici critiqué en tant que forme parmi d’autres de communautarisme, puisqu’il reviendrait à vanter les mérites d’un groupe intermédiaire, d’une communauté particulière d’individus, la nation.

La transparence et le commun
Il y a alors une autre dialectique chez Emerson qui double celle du public et du privé ; celle de la transparence et de l’obscurité. La démocratie serait idéal de transparence et de contact immédiat, associée à un quant à soi et un « privé » irréductible (celui de la solitude). C’est cette conception qui traverse Walden.
Emerson et l’Over Soul : « Je deviens un œil transparent ; je ne suis rien ; je vois tout ; les courants de l’Être Universel circulent à travers moi ; I become a transparent eyeball ; I am nothing ; I see all ; the currents of the Universal Being circulate through me » (Nature)
« Le transcendantaliste adopte tout le réseau (the whole connection) de la doctrine spirituelle. Il croit en la capacité permanente de l’esprit humain à s’ouvrir à de nouveaux afflux de lumière et de puissance. the perpetual openness of the human mind to new influx of light and power » (The Transcendentalist).
Les individus sont ainsi transparents les uns aux autres s’ils arrivent chacun à la juste expression. Pour Emerson, il le dit notamment dans « Histoire », il n’y a qu’un esprit, et chaque individu est souverain (on doit traiter avec les autres d’Etat à Etat) et peut parler,penserpour tous. En tout cas ce serait l’idéal de la conversation : les individus comme unités souveraines de la société.
Emerson conjugue alors un idéal de transparence et le scepticisme, l’impossibilité d’atteindre l’autre. Les deux paradoxalement vont ensemble Voir la relation politique comme relation de voisinage, contre la relation contractuelle, c’est voir l’autre ni comme semblable ni ennemi, mais voisin, à côté, next (tout près, mais séparé). La véritable transparence est possible seulement si on a affaire à des individus. On ne peut s’empêcher de lire dans cette phrase une préfiguration du discours des idéologues de l’internet, d’autant que la référence transcendantaliste y est souvent très présente – Thoreau surtout, qui a été revendiqué dès le début de la culture internet, dans la lignée de la contre-culture . Thoreau et Emerson, selon une étude de Magali Bessone, sont manifestement à la racine de la nouvelle culture du Net dans sa façon de prolonger un certain mouvement de contre culture aux États-Unis dans les années soixante, qui revendiquait explicitement Thoreau comme l’un de ses pères fondateurs, à la fois pour la proximité avec la nature mais aussi comme figure de l’individualisme radical, et de la libre circulation des pensées. Thoreau se sépare à Walden d’une société américaine qui le déçoit (lives of quiet desperation) pour saisir son individualité ; l’épisode où il a passé une nuit en prison pour avoir refusé de payer ses impôts a été interprété comme l’acte fondateur de la désobéissance civile, inspirant les positions de Martin Luther King ; sa lutte en faveur des Indiens et contre l’esclavage des Noirs La contre-culture a exhumé le transcendantalisme enterré sous le pragmatisme (qu’elle refusait pour son côté affairiste), et la culture Internet s’est inscrite dans la continuité de ce revival : en reprenant la volonté transcendantaliste de mettre en œuvre la transparence des esprits et la communication des âmes, dans la subversion de l’opposition public -privé. Une publicité pour un nouveau portail Internet en 2000 reprenait le passage de Nature d’Emerson : « Je suis ce que je sais, ce que je sens, ce que je vois. Je suis des millions de personnes et tous ensemble nous sommes Internet » (« Je deviens un œil transparent ; je ne suis rien ; je vois tout ; les courants de l’Être Universel circulent à travers moi ») – ou encore the perpetual openness of the human mind to new influx of light and power » (The Transcendentalist).On retrouve l’idée seul esprit, constitué par l’ensemble des individus, de Cercles. «« Il y a un seul esprit commun à tous les hommes individuels. Chaque homme est une ouverture au même et à tous les mêmes. »
C’est encore une dimension de la confiance en soi (self-reliance) contre la conformité à l’opinion du plus grand nombre. La forme radicale d’individualisme que revendique Emerson est aussi une revendication du génie pour tous, démocratique ; cette obsession pour le génie n’est pas pour autant un élitisme. L’aptitude au génie est répartie de manière universelle, comme l’aptitude à penser ou à agir. Si chacun d’entre nous osait suivre son impulsion, sa voix, nous pourrions tous être des héros( Heroism). La confiance en soi dit qu’il faut reconnaître l’héroïsme en nous, et le suivre. « Thrust thyself », telle est l’injonction d’Emerson (Self-Reliance), à laquelle fait écho le « Explore thyself » de Thoreau.
La critique du conformisme par Emerson, la confiance en son expérience se retrouve dans la contre-culture, puis l’idéologie de l’Internet : le refus de la conformité aux normes dominantes, l’exaltation du mouvement (être « sur la route ») et du nomadisme. On retrouve la figure du départ (je quitte père et mère, du hobo, figure de l’individualisme . Il y alà une problématique qui n’est pas celle de l’immigration et de l’intégration, mais de la migration, de la circulation permanente. Ce quindiquent des thèmes permanents de la littérature et du cinéma américains : La Frontière, The Open Road. Emerson et Thoreau sont des philosophes de l’immigration, ou plutôt de la migration (car pour eux il ne s’agit pas de se poser, de s’installer – dwelling- mais de toujours partir) ». C’est le commencement qui compte, c’est d’être toujours sur le départ, mais pas l’attachement, ni l’enracinement, synonymes de station, clutching, crispation sur la nation ou le soi. « The most unhandsome part of our condition » : la part la plus ignoble de notre condition, dit Emerson dans Experience, c’est ce moment où nous agrippons les choses : « Pour moi, cette évanescence et cette insaisissabilité de tous les objets, qui les laisse glisser entre nos doigts au moment où nous les agrippons le plus durement, est la partie la plus ignoble de notre condition ». Le départ et la rupture (ou la simple désobéissance, qu’on retrouve chez Bartleby : I prefer not to), définissent alors l’individualisme.

« En vérité tout est à commencer, et chaque nouvel esprit devrait adopter l’attitude de Christophe Colomb : s’élancer loin de ceux qui s’attardent en bâillant sur le rivage, et faire voile vers l’ouest, vers un nouveau monde. »« In truth all is now to be begun, and every new mind ought to take the attitude of Colombus, launch out from the gaping loiterers on the shore, and sail west for a new world » (Emerson, The Senses and the Soul).
Le pionnier ou le hobo sont des paradigmes de cette pulsion de départ, de nomadisme ; l’Ouest vers lequel ils se dirigent (comme Will Hunting à la fin du film homonyme ou le héros de Rumble Fish) est aussi l’Est où le soleil se lève, puisqu’on sait maintenant que la terre est ronde et que le soleil « is but a morning star », comme le dit Thoreau dans la dernière phrase de Walden : « La lumière qui nous crève les yeux est ténèbres pour nous. Seul ce jour se lève auquel nous sommes éveillés. Il y a plus de jour à poindre. Le soleil n’est qu’une étoile du matin. » « The light which puts out our eyes is darkness to us. Only that day dawns to which we are awake. There is more day to dawn. The sun is but a morning star ». On trouve la même idée chez Emerson, Politics : « We think our civilization near its meridian, but we are only at the cock-crowing and the morning star ». Contre la vision crépusculaire et européenne d’une histoire déjà finie en Europe, le transcendantalisme revendique le départ. Tel est le sens de la célèbre déclaration d’Emerson du 4 juillet, où il revendique le « caprice »(Whim) ou la lubie du départ .
On peut alors, dans ce commencement, qui est perpétuelle continuation de la révolution initiale, trouver sa voix . C’est cela que Thoreau voit comme solution au fait que « La majorité des hommes vit une vie de tranquille désespoir » (lives of quiet desperation). Il ajoute en effet :
« Je désire trouver où parler sans limites ; comme un homme qui s’éveille à des hommes qui s’éveillent ; car je suis convaincu que je ne pourrai jamais assez exagérer même pour poser les bases d’une expression vraie. (…) La vérité volatile de nos mots devrait continuellement trahir l’imperfection de ce qu’il reste d’une affirmation. » The volatile truth of our words should continually betray the inadequacy of the residual statement.
On retrouve la visée de la politique ; retrouver une expression adéquate, éviter ces « paroles qui nous chagrinent », sonnent faux, trouver le ton juste. Il n’y a pas de privé, en réalité seulement refus de l’expression, in expressivité volontaire. La Self-Reliance nous engage non pas à trouver une confiance subjective (ou transcendantale) mais à retrouver la capacité à être expressifs, c’est-à-dire PUBLICS (non conformistes).
« L’homme est timide, il se répand en excuses; il n’est plus debout; il n’ose pas dire « je pense », « je suis», sans citer un saint ou un sage. » (Self-Reliance )
C’est dans le négatif qu’on peut définit le public. L’incapacité à être publc est l’incapacité à être privé, comme le montre Thoreau dans son excellent chapitre « House-Warming » (littéralement « pendaison de crémaillère ») :
« Je rêve parfois d’une maison plus grande et plus peuplée, s’élevant dans un âge d’or, faite de matériaux durables, et sans travail tape-à-l’œil, qui ne consistera qu’en une seule pièce, une salle primitive, vaste, rustique, solide, sans plafond ni plâtrage, avec seulement des poutres nues et des traverses pour supporter, au-dessus de nos têtes, une sorte de ciel, un peu plus bas (…). Une maison dont l’intérieur est tout aussi ouvert, tout aussi manifeste qu’un nid d’oiseau, et où l’on ne peut entrer par la porte de devant et sortir par la porte de derrière sans apercevoir quelqu’un de ses habitants ; où on offre à son invité toute la maison librement, au lieu de lui en interdire soigneusement les sept huitièmes, de l’enfermer dans une cellule à part, et de l’inviter à faire comme chez lui- reclus en prison. De nos jours l’hôte ne vous admet pas à son foyer, mais a demandé au maçon de vous en construire un pour vous quelque part au fond de son jardin, et l’hospitalité est l’art de vous maintenir à la plus grande distance. » (Walden ).
Il y a à une représentation de l’expression : c’est l’espace intérieur qui permet de communiquer avec l’extérieur. Mais aussi un résumé du transcendantalisme : c’est en allant à l’intérieur (vers soi) que l’on s’ouvre sur l’extérieur et qu’on parvient à une véritable expression démocratique. Une seule pièce pour tous. Contre la transparence intégrale et moraliste, ou l’enfermement dans l’égoïsme privé (le mauvais indivualisme) Thoreau prône l’hospitalité et le voisinage (next), et l’acceptation de l’obscurité à soi dans l’individualisme même. C’est cela qui rend Emerson irréductible aux idéologies de la transparence comme à celles du nationalisme ou de la destinée manifeste de l’Amérique, et en fait un penseur du quotidien, de l’ordinaire (de l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire). A propos de Thoreau, Cavell écrit : «« Nous avons encore à “ get our living together” (Walden, I), à être un tout, et à être une communauté. Nous ne sommes pas installés, nous ne nous sommes pas clarifiés à nous-mêmes ; notre caractère, et le caractère de la nation, n’est pas transparent à lui-même. » (The Senses of Walden).
La seule solution pour dépasser le sentiment d’inquiétante étrangeté que me donne mon individualité, et le fantasme d’une inexpressivité , c’est de revendiquer (claim) ma voix. C’est en me revendiquant moi-même que mon obscurité, mon opacité à moi-même (parce que je me donne à entendre aux autres) deviendra politique. On retrouve encore une fois le scepticisme dans la construction (upbuilding) du nouvel homme ordinaire, l’homme de la démocratie. Rendre le privé public, faire en sorte que ma voix privée soit publique : c’est bien le problème de la démocratie, et de la confiance en soi. Comment ma voix individuelle et obscure, peut-elle être commune, représentative ? Parce que (comme le diront, après Emerson et Thoreau,Wittgenstein et Freud) on se révèle en se dissimulant. Thoreau cherche ainsi constamment à accomplir l’exploit de l’obscurité pour atteindre la véritable clarté: « Je ne prétends pas avoir atteint à l’obscurité, mais je serais fier si l’on ne trouvait pas dans mes pages à cet égard de défaut plus fatal qu’on n’en trouve dans la glace de Walden. »