Il est possible de distinguer les normes et les lois sous le couvert de l’implicite et de l’explicite. Je voudrais préciser quelques aspects de cette discussion entre lois et normes sous l’angle de la distinction entre l’implicite et l’explicite. Car une question en particulier retiendra mon attention, celle de la conformité de nos actions à la règle. Ici je dois préciser la répartition entre les concepts de règles, de loi et de norme, répartition qui ne prétend pas être la seule possible et qui me sert seulement à déterminer quel usage je ferai de ces concepts. Je partirai de l’idée que la règle peut supporter aussi bien l’explicitation que la dimension implicite[1]. Je ne retiens de la règle que sa dimension « régulative », celle par laquelle elle sert à organiser les actions, et à les juger. En revanche, je me servirai des concepts de normes et de lois afin de préciser le rapport de la règle à l’implicite ou à l’explicite. La norme est donc une règle implicite, et la loi une règle explicite, c’est-à-dire explicitée.
On pourrait bien sûr entendre dans la règle une dimension qui soit déjà explicite. Mais le concept peut servir à déterminer tout ce qui permet de produire de la régularité. Il me servira à désigner ce à quoi je me réfère pour dire d’actions qu’elles sont régulières. Il n’est pas d’emblée déterminant, pour les analyses que je propose, de préciser dans quel domaine de la normativité nous nous plaçons, et ce que je dirai concernera la normativité aussi bien morale que juridique. Quel que soit le domaine dans lequel il se manifeste, ce caractère « régulier » de nos actions, peut revêtir au moins trois significations différentes, différenciables au moins, et sans doute articulées les unes aux autres alors que je les présenterai d’abord comme disjointes et distinctes. Ces trois situations paradigmatiques sont repérées par R. Brandom[2] qui retient la « leçon pragmatique » que Wittgenstein a donnée en particulier au § 201 des Recherches Philosophiques. Selon cette leçon, il doit bien y avoir quelque chose comme des normes implicites dans les conduites. Tel est le levier conceptuel dont il se sert pour faire apparaître un niveau implicite dans les conduites, ce qui est le point qui nous intéresse directement. Je relirai les paragraphes concernés dans les Recherches, essentiellement pour que nous ayons ce point nodal de la discussion sous les yeux, et pour simplifier, j’en donne la traduction française récente :
Qu’il y ait là une méprise est montré par le simple fait que dans cette argumentation, nous alignons interprétations sur interprétations ; comme si chacune nous apaisait, du moins un moment, jusqu’à ce que nous en envisagions une autre qui se trouve derrière la précédente. Ainsi montrons-nous qu’il y a une appréhension de la règle qui n’est pas une interprétation mais qui se manifeste dans ce que nous appelons “suivre la règle” et “l’enfreindre” selon les cas de son application.
C’est donc qu’il y a un penchant à dire : toute action qui procède selon la règle est une interprétation. Mais nous ne devrions appeler “interprétation” que la substitution d’une expression de la règle à une autre.
202. C’est donc que “suivre la règle” est une pratique. Croire que l’on suit la règle n’est pas la suivre. C’est donc aussi qu’on ne peut pas suivre la règle privatim ; sinon croire que l’on suit la règle serait la même chose que la suivre. »[3]
Ce levier conceptuel wittgensteinien permet à Brandom de distinguer trois niveaux différents de discussion des conduites, et trois modes différents de rapport des conduites à des règles[4] :
– Le premier niveau est celui des règles et des raisons explicites dans les conduites, telles que le sujet de la conduite est en mesure de dire à quelle règle sa conduite est conforme. Par exemple, je ne mens pas, parce que le mensonge est une conduite illogique qui ruine la confiance dans les déclarations tout en la supposant. Ou bien, je ne prends pas de café parce que mon médecin me l’a interdit. Ou bien encore, j’éteins mon portable à cause de l’interdiction qui est affichée aux murs. Le cas n’est pas problématique mais est-il le plus courant ? Si c’est en effet sous cet angle-là qu’on a coutume de les repérer, ces conduites régulières, dont le sujet est en mesure de les rapporter à une loi, extérieure à elles, antérieure à elles, et à laquelle il affirme se conformer, sont-elles les plus courantes ?
Une question nous occupera, à propos de ce niveau, qui est de déterminer la dimension paradigmatique qui pourrait être la sienne pour penser la normativité : pourrions-nous envisager de la lui refuser, au vu des problèmes qu’il ne résout absolument pas, et que je ferai apparaître en lui ? Car si nous nous référons spontanément à ce niveau, que je désignerai comme le niveau 1, ou niveau implicite, pour penser la normativité, il n’y a rien d’évident à ce qu’il ne monopolise pas abusivement notre conception de la normativité en général, et en particulier de la façon dont, effectivement, nos conduites sont régulières. Si nous concentrons notre attention sur la façon dont nous produisons des conduites régulières, il ne va pas de soi que le modèle explicatif s’en trouve exclusivement à ce niveau. Or c’est ce problème qui retiendra notre attention : de quelle manière produisons-nous des conduites régulières ? Un premier doute peut apparaître : sommes-nous toujours en mesure de dire à quelle règle nous nous conformons ? De ce point de vue, la question des mœurs semble échapper à l’emprise de ce premier niveau, et ne pas être résolue par lui.
– On identifiera alors, à la suite de Wittgenstein et de Brandom, un second niveau, celui des normes implicites dans les conduites, vers lequel nous nous tournerons pour comprendre la possibilité du niveau précédent qui paraissait archétypal de la normativité, et qui se révèle à présent problématique, du moins dans la capacité qui serait la sienne à rendre compte de toutes les situations dans lesquelles nous produisons des conduites régulières. Si la question est de déterminer sur quel modèle nous devons penser la régularité de la conduite, et j’entends par là la dimension par laquelle elle désigne quelque chose comme une règle à laquelle elle se conforme et dont elle est expression dans le monde, est-ce le niveau 1 ou le niveau 2 ? Quel est le cas fondateur de la régularité de la conduite, en tant qu’elle désigne la dimension satisfaisante d’un point de vue normatif de cette conduite ? Est-ce l’expression de la norme implicite dans une conduite ? Ou bien est-ce la légalité d’une conduite conforme à une loi qui lui préexiste ?
Il ne s’agit pas de radicaliser ces questions, ni d’opposer deux modèles qui seraient en opposition, ou en concurrence, pour penser la normativité. Notre propos n’est même pas de les hiérarchiser, mais seulement de penser que le niveau 1, entendu comme niveau des règles explicites, n’explique pas tout, et ne peut donc pas servir de modèle exclusif de la normativité. Pour le moment, nous n’avons pas de raison d’opposer ces deux niveaux qui désignent deux manières de produire des conduites satisfaisantes. Ils construisent deux modalités différentes de la normativité, mais rien n’oblige à penser qu’ils sont en concurrence ; ils ne servent pas à expliquer le même rapport à la normativité et permettent de penser deux voies différentes de production d’actions régulières. En outre, rien n’interdit de penser, et c’est d’ailleurs cette conception qui a ma préférence, que le niveau 1 fonctionne d’autant mieux qu’il prend appui sur des normes implicites dans les conduites, c’est-à-dire sur le niveau 2 : nous retrouverons ces analyses dans le cadre du droit, et de la possibilité qu’ont les lois de réguler effectivement le jeu des acteurs sociaux.
– Et pour finir, je ne fais que l’évoquer, le niveau 3, niveau des régularités de fait, individuelles ou collectives, qui ne fera pas l’objet de cette analyse, mais qui en est sans doute à l’horizon, et que nous recroiserons.
Reprenons l’objet de cette étude, à savoir la comparaison entre les niveaux 1 et 2, dans leur capacité à rendre compte de la production de conduites régulières, j’entends par là, de conduites satisfaisantes d’un point de vue normatif. Si je laisse de côté le niveau 3, la raison en est qu’il relève des faits et qu’il interroge donc moins directement la dimension normative[5]. Le niveau 1 est celui que je propose d’appeler celui des lois, et le niveau 2 est celui dans lequel les normes régulent les conduites. La question posée est celle de leur efficacité respective pour comprendre la production de conduites satisfaisantes : lequel de ces deux niveaux est paradigmatique de la normativité ? Ou, pour le dire plus clairement, peut-on penser la normativité comme si son paradigme se trouvait au niveau 1 (les conduites régulières sont produites conformément à des lois) plutôt qu’au niveau 2 (des normes se manifestent dans les conduites produites) ?
Or il me semble, c’est du moins le point que je voudrais soumettre à la discussion, qu’il faut renoncer à l’idée que le niveau 1 est paradigmatique. J’entends par là que le niveau 1, comme niveau des lois explicites dans la détermination de nos conduites régulières, ne peut pas nous servir de paradigme. Il ne s’agit pas de renoncer à lui (c’est impossible, évidemment, car sans lui nous ne serions par exemple pas en mesure de penser le droit positif), mais de renoncer à penser qu’il parvienne à rendre compte de la normativité. Il en est un mode possible, mais il n’en est pas le seul, et qui plus est, il n’est pas absurde de penser qu’il résout moins de problèmes que le niveau 2.
Il y a là une étrangeté qui demande que nous la remarquions, au moins, à savoir que le partage entre niveau 1 et niveau 2, s’il est valide, ne saurait servir à recouvrir la distinction entre le droit (niveau 1 de la référence explicite à une loi, telle qu’il se retrouve par exemple dans l’exigence kantienne de légalité) et la morale (niveau de la validité de la conduite, qui ne se satisfait pas de la seule légalité). Je montrerai l’impropriété de cette interprétation, même s’il ne paraît pas absurde, dans un premier temps, de penser que, dans la formulation kantienne de la morale, le niveau 2 est absorbé par le niveau 1, puisque les actions, pour être bonnes moralement, doivent également être légales, c’est-à-dire conformes à la loi du devoir. Kant, en effet, ne pose pas qu’il puisse y avoir de bonne action qui ne soit pas conforme à la loi. Dès lors, l’examen du niveau 2 n’est possible que si le niveau 1 est confirmé. Ne peut-on pas alors dire que le niveau 2 est entièrement absorbé par le niveau 1 ? C’est là la raison, à mon avis, de ce jugement de Béatrice Longuenesse sur la morale kantienne, dans son articulation au domaine à proprement parler juridique :
Je n’interroge pas spécifiquement le kantisme, mais la pertinence des modèles 1 et 2 pour comprendre ce que c’est que la pratique en tant qu’elle est fondamentalement régulée. Ma question est donc de savoir en quoi la référence à une loi est paradigmatique de la dimension normative, et en quoi les exemples que j’ai proposés ne sont pas biaisés, précisément par leur simplicité. Car la simplicité de la situation qui tombe sous le coup de la loi et qui montre dans la conduite la présence d’une loi clairement identifiable peut être interrogée pour faire apparaître l’importance du niveau 2 dans la construction de la normativité.
Une des implications du niveau est la dimension paradigmatique, afin qu’il fonctionne comme mode privilégié d’explication de la production d’actions régulières, des cas simples. S’il est le modèle dominant de la normativité, alors il en découle que nous devons la penser à partir des cas simples. Le droit propose des exemples de problèmes qui intéressent directement cette question sous l’angle de la question de savoir si le modèle de la mise en œuvre de la loi doit être pensé à partir des cas simples ou à partir des cas compliqués. S’il y a des cas simples, ils supportent (c’est là leur définition), ils engagent une mise en œuvre de la loi qui n’implique aucune élaboration d’une quelconque interprétation. La pensée de cette situation du niveau 1 comme paradigmatique est celle qui est en œuvre dans Des délits et des peines de Beccaria. Il désigne comme modèle de la mise en œuvre de la loi ce qu’il détermine comme syllogisme judiciaire : la loi comporterait des variables qui demandent à être complétées pour rendre possible son application effective dans le monde. Si X a volé tel bien de telle valeur, il doit se voir appliquer la peine de tant que la loi permet de déterminer en procédant à la substitution de X, variable singulière, dans la formulation générale de la loi.
Cette conception du droit ne résiste pas à l’analyse et pose des problèmes bien connus (en particulier en termes de justice et d’adaptation de la loi au cas qu’elle est appelée à résoudre). Je n’insiste pas sur cette problématique qui est bien connue depuis la distinction aristotélicienne entre la justice et l’équité. Car on pourrait imaginer qu’il suffit d’améliorer la loi, de l’affiner pour rejoindre le réel sur un mode juste, mais la question de la justice excède le champ d’interrogation que je me suis fixé. En revanche, un argument concerne directement la comparaison engagée entre la conception en jeu au niveau 1 et celle qui est en jeu au niveau 2. La situation du cas simple est tellement rare et tellement spécifique qu’elle ne peut être pensée comme un point de départ de la pensée de la normativité : le droit aurait donc renoncé au modèle que nous lui empruntons. Ainsi Neil McCormick considère-t-il que le cas simple qui appelle évidemment une loi pour sa résolution, est exceptionnel. Et quand bien même il y aurait des cas simples, le problème ne serait pas entièrement résolu:
Ceci démontre en quoi ce qui est premier est donc le cas difficile, à partir duquel il faut penser les cas simples. Car dans le cas contraire, nous resterions démunis face aux cas compliqués dont nous ne pouvons même pas dire à partir de quand ils commencent effectivement. C’est en effet une simplification encore abusive du discours que de considérer qu’il y a des cas simples et des cas compliqués. Nous sommes là encore dans une vision de la situation du droit face au concret des situations humaines qui ne fonctionne que par paradigmes. Si l’interprétation n’apparaît pas toujours, ce qui permet de repérer les cas simples dans le monde, il n’en demeure pas moins qu’elle est toujours présente, seulement sous une forme tacite dans certains cas. Ils deviennent par là des cas simples, mais la différence n’est pas une différence de nature mais de degré entre les cas simples et les cas difficiles. Cependant, s’il y a des raisons de penser que ce sont les cas compliqués et non pas les cas simples qui sont paradigmatiques de la normativité, il faut alors s’interroger sur un second renversement, celui qui consiste à placer le paradigme de la normativité non pas au niveau 1, entendu comme niveau des lois explicites, mais au niveau 2, niveau des normes implicites dans les conduites. Car si les cas concrets[8] tombent rarement sous le coup de la loi, et demandent un ajustement, il faut alors se demander s’il ne faut pas refonder la normativité dans une dimension implicite qui permet de comprendre ce qui fonctionne à un niveau explicite[9].
Je retiendrai de cette analyse que la conduite ne se manifeste que très rarement comme une expression de la loi. Il faut donc revenir à la question de la valeur de nos conduites munis de cette remarque. Quelles sont les situations dans lesquelles nous décidons de ce que nous allons faire, notre intention est entièrement formée avant que nous ne commencions à faire quoi que ce soit, et notre effort consiste seulement à rendre manifeste cette intention dans le monde ? Ce modèle de la décision morale est, si on y réfléchit, tout à fait exceptionnel, car la situation dans laquelle notre action consiste seulement à réaliser notre intention dans le monde est elle-même totalement exceptionnelle[10].
J’examinerai donc dans un second temps les modifications qui suivent de l’abandon de la conception du niveau 1 comme niveau paradigmatique, et les possibilités qu’ouvre la prise en compte du niveau 2 comme niveau de la production de conduites régulières qui manifestent en elles les normes qu’elles satisfont. La prise en considération du niveau 2 rend par exemple possible la compréhension d’un problème qui demeure en revanche insoluble au niveau 1. Ce problème est le suivant : comment est-il possible que nous ne soyons pas continuellement en infraction alors même que nous ne connaissons pas les lois auxquelles nos conduites sont censées se conformer ? Il est soulevé par John Searle de la manière suivante :
Je laisse à Searle le fardeau ontologique et je n’en reprends que la question, purement fonctionnelle, de la possibilité que nos conduites n’enfreignent pas des lois que nous ne connaissons pas. Nous ignorons les lois, en tant que règles explicites, auxquelles pourtant nous conformons nos conduites, puisque nous ne sommes pas constamment en infraction. Cette possibilité ouverte que nous ne soyons pas en infraction avec des lois que nous ne connaissons pas, qui se réalise de fait la plupart du temps, ne peut s’expliquer que si la production de conduites régulières se fait sur le modèle en jeu au niveau 2 et non pas sur le modèle impliqué par le niveau 1. Quand bien même, donc, nous serions en effet dans une société dont les normes sont érigées en lois, qui les a explicitées et les a fait passer du niveau 1 au niveau 2[12], du moins pour celles du niveau 2 qu’elle a retenues et validées, nous ne pouvons cependant pas considérer que la question de l’obéissance à la loi est résolue par la crainte de la sanction, ou par la dimension de prévision que le droit nous permet de réaliser, puisque, par la loi, nous pouvons connaître quelle sanction sera attachée à telle conduite que nous nous proposons d’avoir. Mon hypothèse est la suivante : quand bien même les lois exprimeraient les normes qui doivent être celles sur lesquelles nous réglons notre conduite, et donc quand bien même la possibilité nous est donnée de nous placer à un niveau explicite, nous n’y sommes pas, puisque de fait nous ignorons les lois sur lesquelles nous réglons nos conduites. Donc, quand bien même nous pourrions produire des conduites régulières sur le modèle déterminé par le niveau 1, il se peut que nous continuions à les produire comme si les règles n’avaient pas été explicitées, donc en nous plaçant au niveau 2, simplement du fait de notre ignorance des lois.
Comment alors penser que nous obéissons à la loi par crainte de la sanction, ou dans un modèle prédictif des conséquences qui seront celles de notre infraction, ou qui pourront être les siennes ? Ce modèle d’imputation existe, en effet, mais il ne peut pas fonctionner puisque l’individu ignore la loi. Ce modèle de la prédictibilité de la sanction attachée au nom respect de la loi, qui installe purement dans l’ordre de l’explicite et qui ne fonctionne que sous l’hypothèse d’une explicitation des normes que nous devons respecter est en particulier l’hypothèse défendue par le juge Oliver Wendell Holmes, dans les années 20 :
Cette conception de la prédictibilité de la sanction, et de la dimension prédictive des tribunaux induit, pour Holmes, une redéfinition de ce qu’est le droit. En effet, il découle de cette conception que :
Kelsen, dans une perspective définitionnelle, ne peut retenir cette interprétation de ce qu’est la norme de droit. Une telle interprétation est fausse puisque « l’existence d’une obligation, c’est la nécessité juridique d’une sanction, non sa probabilité factuelle »[15]. Cette définition est donc fausse. En outre, elle ne peut pas être fondée factuellement, car, de fait, il est bien difficile de prévoir l’application de la règle de droit pour la raison suivante :
L’idée de la dimension prédictive de la norme de droit est, selon Kelsen, un contresens sur la nature même du droit. Car l’improbabilité de la sanction, par exemple dans le cas d’un meurtrier particulièrement habile, ne signifie pas pour autant qu’à son égard la règle de droit soit abolie. Or je ne me suis pas placée, dans cette étude, sur la plan de la définition du droit, mais sur un registre factuel, sur lequel les remarques de Kelsen ont également une incidence: comment se fait-il que nous obéissions à des règles de droit dont nous ignorons l’existence ? Cette ignorance de la loi à laquelle nous conformons notre conduite oblige à renoncer à un certain nombre de représentations sur la dimension dissuasive de la punition, sur la valeur éducative de la sanction, ou sur sa valeur curative, qui viennent en particulier de la conception platonicienne de la loi. Car nous ne connaissons pas les lois. Elles ne sont pas explicites pour nous, quand bien même, elles ont, pour être des lois, dû être promulguées. Nous ne nous référons pas couramment, dans notre conduite, à un corpus de règles explicites.
30 Soulignons, pour nous en convaincre, un lieu commun de la sociologie du droit, qui est que bien peu de lois sont appliquées dans tous les cas où elles ont pertinence à l’être, mises à part des lois tout à fait particulières comme celles sur le mariage, ou sur le PACS, puisqu’il n’est pas possible de se marier ni de se pacser en dehors des formes juridiques. Mais ces cas sont des cas éminemment particuliers, dans lesquels le droit a pour fonction de créer un objet social, pour reprendre les définitions de Searle : dans ces cas en effet, le rôle du droit est de constituer un objet, par exemple de constituer deux personnes comme liées par un PACS, ce qui fonctionne sur le mode d’une règle constitutive, selon la terminologie de Searle, celle dans laquelle « X est considéré comme Y dans C »[17]. Les règles de droit constitutives ont un mode de fonctionnement tel qu’en effet elles sont bien installées au niveau 1. Nous ne pouvons pas, sans passer par les formes de la loi, créer un nouveau fait institutionnel (même si tous nos rapports à des fais institutionnels ne sont pas explicites)[18]. Mais pour les règles de droit que Searle appelle régulatives, à savoir celles qui ont le mode du fonctionnement du droit pénal, nous ne sommes pas dans une telle constitution d’un objet et nous ne sommes pas dans un rapport explicite à la loi[19].
Il me suffit de ce point, à savoir l’ignorance de la loi, et l’improbabilité de la sanction, pour démontrer l’objet de ce papier, à savoir que c’est sur le modèle de la norme implicite que doit être pensée la loi explicite et sur le modèle de la conformité de nos actions à la norme que doit être pensée la conformité de nos actions aux lois qui seraient décrites par Searle comme régulatives[20]. C’est donc le niveau des normes implicites présentes dans nos conduites qui permet de rendre compte du niveau 1, celui des lois explicites, par exemple celles promulguées dans le droit positif actuellement valide. J’irai jusqu’à soutenir l’idée que, même aux lois dont l’observation pourrait se faire sur le mode 1, l’obéissance est acquise sur le mode 2. Nous nous rapportons de fait aux lois que nous ignorons comme si elles n’avaient pas été promulguées, comme si elles étaient tacites, donc comme si elles étaient non pas des lois mais des normes.
Je pense trouver une confirmation de cette primauté du niveau 2 sur le niveau 1, qui en est à mon avis une reconstruction explicite mais artificielle, dans la différence construite par Hume entre contrat et convention. Didier Deleule la repère en effet :
Les seuls accords ne sont pas des contrats mais ils existent sous forme de conventions, qui demeurent dans le tacite et qui ne nécessitent pas une explicitation de la norme sous la forme d’une loi. Le modèle de la conduite conforme à la loi qu’elle respecte explicitement est donc un modèle reconstruit à partir du niveau 2.
Une telle mise en évidence du niveau 2 de la dimension normative ne conduit pas à opposer niveau explicite et implicite, mais invite, à mon sens, à les faire fonctionner de concert. Neil McCormick l’exprime très prudemment dans la discussion qu’il engage à propos des normes et des lois :
37 Pourquoi une loi adoptée par le législateur est-elle respectée dans le jeu social des acteurs ou ne l’est-elle pas[23] ? Il ne suffit pas, on l’a vu récemment, qu’une loi soit adoptée pour qu’elle soit mise en œuvre. La fondation du niveau 1 sur le niveau 2 permet de rendre compte de ces résistances. Il faut sans doute qu’il y ait des normes présentes dans les conduites qui ne soient pas foncièrement antithétiques avec les lois adoptées pour que celles-ci, précisément, puissent avoir force de loi. Cela permet, en définitive, de reposer la question des rapports entre le droit et le fait, qui risque très vite de retomber dans une impasse. En effet, si nous la posons sous la forme d’une opposition, nous risquons de ne pas pouvoir la résoudre. Car le fait précède le droit, mais cela ne signifie pas pour autant que le droit ne fait qu’enregistrer les situations de fait. Pour distinguer ces deux affirmations, nous avons besoin de comprendre que le droit a besoin, pour que les lois aient force de loi, de régularités normatives présentes dans les actions (le niveau 1 a besoin du niveau 2)[24].
Notes
[ 1] Quand bien même, dans certains cas que je considère comme particuliers, il est possible de montrer que nous ne pouvons pas toujours remonter de la dimension implicite à la dimension explicite. Mais en général, cette remontée est possible.
[ 2] Robert Brandom, Making it explicit. Reasoning, representing and discursive commitment, Cambridge (Mass.), London (England) : Harvard University Press, 1994, p. 39.
[ 3] L. Wittgenstein, Philosophical Investigations, trad. G.E.M. Anscombe, Malden (Massachusetts), Oxford (UK) : Blackwell Publishers, 2001, p. 69, trad. Fr. Dastur, M. Élie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, É. Rigal, Paris : N.R.F., Gallimard, 2006, p. 137.
[ 4] Brandom, op. cit., p. 46.
[ 5] Bien que cette assertion, qui peut paraître suffisante dans un premier temps, puisse évidemment être réinterrogée : elle ne résiste que si on admet sans faille et sans restriction une distinction entre l’ontologique et le normatif.
[ 6] Béatrice Longuenesse, in Michèle Cohen-Halimi, Entendre raison. Essai sur la philosophie pratique de Kant, Paris : Vrin, 2004, p. 50.
[ 7] Neil McCormick, Raisonnement juridique et théorie du droit, trad. J. Gagey, Paris : P.U.F., 1996, p. 235.
[ 8] Toutes ces remarques supposent, pour prendre place, que la question de la qualification soit résolue. Il faut en effet que les faits soient qualifiés. C’est une fois que les faits ont été qualifiés que les questions que j’évoque peuvent se poser. Par parenthèse, la qualification, en ce qu’elle pose une question, interdit la simplification du syllogisme judiciaire tel que nous l’évoquions précédemment. Sur ce point on pourra consulter par exemple Chaïm Perelman, « La distinction du fait et du droit. Le point de vue du logicien », in Le fait et le droit. Études de logique juridique, Bruxelles : Établissement Émile Bruylant, 1961, p. 269-78.
[ 9] L’utilisation, dans cette discussion, de la question du jugement juridique, ne doit pas conduire à la conclusion que toute norme, pour fonctionner, demande un surcroît d’interprétation. Il faut distinguer la visée de la production d’actions régulières, qui est également ce que Wittgenstein interroge dans les paragraphes évoqués au début de cette étude, où il récuse la dimension interprétative, et la production de jugements valides d’un point de vue juridique. La validité de ces jugements ne peut être reconnue que s’ils prennent appui sur des normes explicites, mais la question qui est en jeu excède le champ propre de la normativité, pour interroger celui de la l’égalité, que nous ne pouvons pas nous étonner de retrouver au niveau 1.
[ 10] Pierre Livet développe une théorie de la révision conçue comme un ajustement de l’intention qui permet d’interroger ce modèle, dans Émotions et rationalité morale, 2004.
[ 11] John Searle, La Construction de la réalité sociale, trad. Cl. Engel-Tiercelin, p. 15-16.
[ 12] Il n’est pas absurde de supposer que le passage de la norme implicite à la loi explicite est en général possible. Je pense qu’il est possible de produire des situations particulières, dans lesquelles la possibilité de ce passage est bloquée, mais ce n’est pas l’objet de cette étude, et ses résultats ne me paraissent pas invalidés par ce que je considère comme une irrégularité des liens entre niveau 1 et niveau 2. Acceptons donc, en général, la thèse que l’explicitation des normes implicites dans nos conduites doit être possible même si nous ne le produisons pas toujours.
[ 13] O. W. Holmes, Collected Legal Papers (1920), p. 167, cité par H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, trad. B. Laroche et V. Faure, Paris : L.G.D.J, 1997, p. 219.
[ 14] O. W. Holmes, op. cit., p. 169, cité in Kelsen, op. cit., p. 219.
[ 15] H. Kelsen, op. cit., p. 221.
[ 16] H. Kelsen, op. cit., p. 220.
[ 17] Searle, op. cit., p. 110.
[ 18] Searle, op. cit., p. 68.
[ 19] C’est là un nouvel indice de ce que la philosophie du droit qui est appelée par le droit civil n’est sans doute pas la même que celle qui est appelée par le droit pénal, et que, bien souvent, les philosophes ont à l’esprit, comme seul modèle du droit, le droit pénal.
[ 20] Je signale que cette différence ne doit pas être utilisée de manière trop stricte et que, lorsqu’un homme est condamné au pénal, il est bien en quelque sorte constitué comme un condamné. Il y a des interactions entre les deux ordres, constitutif et régulatif, et les frontières ne sont pas hermétiques entre les deux ordres.
[ 21] Didier Deleule, « Anthropologie et économie chez Hume : la formation de la société civile », in Claude Gautier (coord. par), Hume et le concept de société civile, Paris, P.U.F., Débats, 2001, p. 19 à 48, note p. 30-1.
[ 22] McCormick, op. cit., p. 277.
[ 23] Il me semble que cette lecture éclaire la position très ambiguë qui est celle du législateur dans le chapitre VII du livre II du Contrat social.
[ 24] Cela ne signifie pas qu’il ne fasse que rendre obligatoires des faits : le niveau 2 n’est pas le niveau des faits mais celui des normes tacites présentes dans les conduites Nous retrouvons donc en définitive le niveau 3, puisque c’est sa définition comme niveau des régularités de fait, différent du niveau 2, qui permet de mener la présente discussion au sein de la normativité et de ne pas la concevoir comme la question de l’articulation des normes et des faits.
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