La grande force de Spinoza est de toujours penser des compositions et des variations qui vont en sens opposé, ou, plus exactement, qui divergent. Pas de raison sans passions, pas d’affects actifs sans affects passifs, pas de joie sans tristesse, et de joie et tristesse sans désir. Il n’y a pas, chez lui, l’ombre d’une existence modalisée pure de toute composition et tensions.
L’intérêt est justement là. Aux USA, je vous assure que ceux qui ne peuvent pas se reconnaître dans le projet (et là, c’en est un) de Bush et de ses co-réligonnaires, sont très conscients à ce moment précis de leur histoire, de vivre en composition. C’est ce qui change quand vous êtes abbatu (c’est le sentiment actuel) par une force qui vous est complètement contraire, qui est contraire par sa complétude même (son absence de doute, par exemple, sa foi). Or, la question en ce moment devient, plus que jamais, comment réagir? Et ce qui est intéressant, c’est que la voie spéculaire semble inopérante: la tentative de constituer une majorité est un échec. Il y a donc lieu de s’attendre à des inventions, voire de participer à ces inventions. Car on sait bien que depuis le 11 septembre “on est tous américains”, c’est cela, empire.
A vrai dire, ces inventions ont commencé depuis longtemps. La plus évidente, à mes yeux, est une manière de vivre l’espace multiple des métropoles habités, pratiqués, transformés par des gens qui viennent de partout au monde. Il n’est pas seulement question du multiculturalisme commercial que les visiteurs européens dénoncent de façon un peu trop suffisante (pour la raison très compréhensible qu’ils tendent à rester aux centre-villes et aux banlieus aisées, où ce multiculturalisme marchand existe effectivement et se déploie de manière très efficace). Il s’agit plutôt d’une manière de vivre qui change jusqu’à votre peau, qui vous affecte dans le sens fort, qui transforme peu à peu votre port, votre comportement, votre expérience du temps, non dans le sens d’une assimilation à l’autre (c’est pas si facile) mais dans le sens, parfois un peu tendu, d’un vivre-et-faire-ensemble.
Cependant, le problème c’est que la formation majoritaire vous écrase. Elle vous est contraire. Elle veut se défaire de vous. Elle y met des moyens, sophistiqués, efficaces. Elle refaçonne, depuis vingt ans, les institutions au sein desquelles vous vous reproduisez. Elle remodélise l’espace où fuyez, où vous vous épanouissez. Elle renforce son quadrillage du temps, de l’identité, de l’activité, de la communication. Vous devez répondre. Et comment vous faîtes?
La résurgence extrêmmement forte, depuis les années 90, de ce qu’on appelle “l’anarchisme” américain est une de ces réponses. Ce n’est sûrement pas la seule, mais elle est extrêmmement intéressante car elle a permis l’entrée de milliers voire de centaines de milliers de personnes dans une activité à la fois politique et culturelle, qui ne connaît pas de règles préexistantes, mais qui doit cependant faire face à la complexité de la biopolitique, de la noöpolitique, dont les opérations sont évidentes et documentées et connues plus ou moins de tous. Sa première expression – Seattle – a été bloquée par une franche répression policière. Sa tentation majoritaire – Kerry – est un échec. Sa conscience des enjeux – Irak – est lancinante.
J’ai été personnellement il y a 3 semaines dans la ville de Chicago, dans une école d’art où je m’attendais à m’ennuyer
profondément, comme cela s’est passé dans une autre école d’art au fin fond de la Pennsylvanie de droite faut-il dire. Eh bien, cette école de Chicago où les étudiants paient cher leurs études est animée par une inquiétude inventive et réfléchissante que jusqu’ici je n’ai trouvé nulle part dans les appareils éducatifs ou culturels français, ni jamais avant en Amérique, où j’ai quand-même habité pendant 30 ans. J’ai connu quelque chose de semblable au Canada, à Montréal, pendant le déclenchement de la guerre d’Afghanistan; les profs américains venaient à notre atelier-colloque qui mettait l’école sens dessus-dessous et exprimaient leur plaisir et soulagement d’être sortis du rouleau-compressuer. Apparement le rouleau-compresseur est devenu intolérable. Cela est effectivement intéressant. Je crois que cela a à voir avec la composition, le fait de vivre cette composition, de sentir cette masse affirmative qui vous écrase, la peur aussi de ne pas y survivre, d’être refait à l’image de l’autre idéologique.
Quand je parle, donc, du besoin, ou de l’intérêt si l’on préfère (oui c’est préférable) de développer des outils d’articulation, j’essaie de penser un peu sérieusement. Car d’un côté, outils d’articulation, accès sans contrainte à des ressources communes, ne veut pas dire projet unitaire et construction de majorité. Mais d’autre part, il n’y a plus de place ni de temps pour se soustraire en douce, choisir la latence, squatter le long terme, investir la culture, etc. Cela est connu, on vous traque, on vous suit à la trace, on remodélise les conditions même de votre existence, c’est ce qu’on appelle biopolitique, noöpolitique. A la longue, et même, à court et à moyen terme, on peut quand même gagner (le droit de continuer d’exister) ou perdre (sombrer dans l’acceptation de l’empire comme machine de guerre permanente et matraquage constante des subjectivités). C’est en réponse à cela que beaucoup de personnes (dans qu’on a appellé le “mouvement des mouvements”) cherchent à élab
orer des dispositifs d’articulation politique non-majoritaire. Les plus aboutis ont été: le réseau Indymedia, les manifestations du 15 février. A l’échelle micropolitique, floraison, comme en Espagne ou en Italie, de groupes aux frontières floues, se coordinant pour réaliser des interventions ponctuelles, des lieux de rassemblement, des projets intellectuels ou artistiques. On a vu, plus récemment, les débuts de dispositifs semblables à une échelle plus grande: la mobilisation autour du candidat Dean, la mouvance qui s’est constitué autour de moveon.org. Il s’est agi jusqu’ici d’investir l’espace urbain pendant des moments symboliques, et d’investir les médias. Il paraît qu’à New York, pendant la convention républicaine, la présence urbaine atteignait une échelle de quantité et de qualité (de diversité) jamais connue. Seulement, il n’était pas possible d’occuper l’espace symbolique (remplir la rue d’une énorme présence parlante) car la police l’interdisait.
Ces tendances sont quand-même relativement petites, un peu timides, peuvent être réprimées assez facilement, se laissent bouffer relativement vite par des illusions, des paranoïas et des parasitages. Une des raisons, c’est qu’elles ont si peu de théoriciens et d’artistes qui peuvent aider à leur donner de la vigeur symbolitique, mathétique, opératoire, et de la consistence affective. Mike Moore est sympathique mais ce n’est pas encore le grand artiste des multitudes. Dans les universités, c’est effrayant: les pontes du marxisme américain (Jameson, etc.) poursuivent leur querelles de périodisation pour savoir quand le post-modernisme a commencé et comment il faut décrire son caractère inéluctable. Quant aux renforts théoriques qui pourraient venir d’un aire linguistique comme la France, il y a… Foucault, Deleuze, Guattari… Je suis d’avis que bizarrement, nous-mêmes (moi-même) ne prenons pas assez au sérieux, c’est à dire dans la gueule, ce qui se passe aux USA, ni les répo
nses. Ceux qui connaissent d’autres réponses américaines (cela se passe à de multiples couches de la société) pourraient les signaler, cela fera sans doute avancer tout le monde.