Un malien du Collectif Saint Bernard, définissait ainsi le combat des sans-papiers le 9 octobre 1996[[Réunion au Comité d’Entreprise SNCF, 1 place Valhubert, : « C’est le 7e mois de lutte, de lutte pour nos droits. Nous ne sommes pas des clandestins, nous sommes des Sans-papiers. Nous voulons nos droits, nos droits comme les autres, comme les autres citoyens français. Cela fait six ans que je travaille ici. A partir de cinq ans, cela suffît pour avoir des droits ».
Ils sont plusieurs centaines, rejoints par d’autres centaines, depuis des mois (bientôt dix) à le clamer: « Des papiers pour tous ». Ils réclament leurs droits, l’égalité, l’égalité de bon sens qui ne différencie pas droit du citoyen des droits du travailleur, droit à la vie familiale, des droits sociaux. Quel changement par rapport à l’atmosphère morose de la pensée unique de la « mondialisation » et celle, encore plus délétère, du tocsin du repli sur la « Nation républicaine » face à Maastricht et à l’Euroforteresse qui s’annonce! En décembre 1995, les luttes sociales s’étaient réveillées, mais que d’ambiguïtés traînaient dans ce qu’on a voulu en faire: la défense du pré-carré du « service public à la française ». Chaque débat autour de l’adaptation des économies et des hommes à la «mondialisation» nous enfonce d’un cran de plus, dans la démobilisation désabusée ou au choix, dans la protestation qui a un goût amer de « baroud d’honneur ». Double dégât: la première épaule la seconde et réciproquement. Mais le pire des dégâts de cette obsession de la mondialisation, devenue pour certain un commode « Grand Satan » est d’alimenter une fois de plus le moulin du Front National; le repli sur la Nation, sur la France devient « la solution ». On a vite fait d’oublier la « République » et il ne reste que le néo-nationalisme étoffé, conjoncture oblige, d’un peu ou de beaucoup de populisme. La lutte de classes devient la lutte contre l’Europe, contre le FMI et bientôt la lutte contre « l’argent » ou la « ploutocratie ». Chacun chez soi et les droits seront mieux gardés, les acquis mieux préservés. Tout autre, le son de cloche entendu dans la lutte des Sans-papiers !
La lutte pour le droit à l’immigration, le combat pour la citoyenneté, et pour l’égalité dans tous les droits civiques et sociaux, se sont retrouvés au premier plan. Qui plus est, l’onde de choc n’a pas seulement touché l’hexagone, elle s’est propagée vers les instances européennes. Examinons cela de plus près.
Pour le droit à l’immigration contre le « droit » de l’immigration
Quand des « sans-papiers » réclament leur régularisation, ils posent leur droit à recouvrer des droits, leurs droits. Les instances gouvernementales, avec leurs armada de juristes soucieux d’éliminer les sources de dysfonctionnements majeurs qui mettent en péril la prolongation du système des cartes de travail et de séjour, entendent une toute autre musique: régularisation du séjour en fonction de la situation vis-à-vis de l’emploi, régularisation de la présence des conjoints et des enfants selon les conditions d’accès à la nationalité, amnistie éventuelle des délits d’entrée frauduleuse ou de maintien sur le territoire, ou de travail sans autorisation de travail. Bref leur inclusion, après quelques ajustements dans « le droit » de l’immigration, c’est-à-dire dans le statut d’immigrés « légaux »[[C’est le sens de l’avis rendu par le Conseil d’Etat, saisi par le Premier Ministre, qui craignait comme la peste d’être désavoué par un arrêt rendu par le Conseil à la suite d’un recours effectué par telle ou telle Association. Cet avis autorise le Gouvernement à expulser les clandestins, mais il indique aussi clairement que le Gouvernement a toute latitude de régulariser qui il veut du moment que ses dispositions ne contreviennent pas à une loi.. Il y a en effet un « droit de l’immigration et un droit de la nationalité » comme il y eut un « droit de l’esclavage et de l’affranchissement ». Droit impressionnant, intimidant, monstre administratif doté de sa logique propre, avec ses employés, les fonctionnaires du guichet, sa police propre, ses idéologues, c’est-à-dire tous ceux qui justifient cette transition jugée nécessaire entre la sauvagerie Tiers-mondiste et l’accès à la peau blanche de la nationalité. Droit particulier, spécifique, à part. Il confère le droit d’être privé légalement des droits des citoyens, des droits civiques. Il créé un statut à part. Un droit du travail spécial, pour les étrangers résidents permanents. Par exemple, travailler au noir en tant que salarié, n’est pas un délit dans le code du travail français, pour un Français; il le devient pour un non-français. Comprenne qui pourra, notamment parmi les juristes du droit du travail. Cela ressemble furieusement à l’interdiction du droit au lopin pour les esclaves dans la période initiale du Code Noir.
La revendication de toutes les luttes pour la régularisation, celle des « papiers pour tous » pose un principe radicalement différent qu’on peut entendre derrière le bruitage de la machine administrative et juridique qui traduit cela en cartes temporaires d’un an, récépissés provisoires sans autorisation de travail, titres unique (la carte de dix ans) : contre le droit de l’immigration (entendez les devoirs de l’immigré et la limitation légale de ses droits par rapport aux autres catégories de population), elle pose « le même droit pour tous », le droit à l’immigration, le droit de s’installer et de bénéficier des mêmes droits que les autres déjà installés. Contre le droit de la « nationalité », elle en appelle au droit du sol ainsi qu’au caractère subjectif et non objectif de la citoyenneté[[Voir J. Kettner (1978) The Development of American Citizenship (1608-1870) pour un bel historique de l’affrontement entre la théorie objective de la nationalité, propriété et monopole de l’Etat selon la conception européenne (anglaise), et la théorie subjective de la citoyenneté issue des immigrants en Amérique.. Le heurt entre les deux conceptions est aussi radical, l’abîme entre les deux aussi immense que celui qui séparait le cri d’abolition immédiate et définitive des esclaves africains en Amérique du Nord ou du Sud, des arcanes subtiles, gradualistes des théoriciens de la transition à l’émancipation étalée sur plusieurs générations[[L. Sala-Molins a montré dans Les misères des Lumières, sous la Raison, l’outrage, (1992), que Condorcet penchait bien plus de ce côté-ci que Montesquieu.. Aujourd’hui, on parle de « l’intégration des enfants ou des petits enfants ». Autrefois, on parlait de la manumission conditionnelle à la mort du Maître, aujourd’hui, de la naturalisation comme récompense des services exceptionnels rendus, ou d’une assimilation complète. Autrefois, on limitait les relations sexuelles ou les mariages entre les libres et les esclaves, aujourd’hui on pourchasse les « mariages blancs » contractés par le sans-papiers, le débouté du droit d’asile pour se régulariser. Les femmes esclaves noires pour se libérer, et avoir des enfants libres, couchaient avec leurs maîtres du Nord-Est brésilien, ces libidineux portugais chers à Gilberto Freyre. Aujourd’hui, hommes ou femmes font semblant de se marier, puisqu’il faut coucher avec la France pour conquérir la liberté du citoyen[[Les discussions interminables autour du détournement du mariage par la brêche des « mariages blancs » et des «faux bébés» montrent à quel point peut parvenir le système de vérouillage de l’accès aux droits., ou à un degré plus dur de l’esclavage, avoir un enfant français en France pour éviter l’expulsion[[Je conseille aux Juges qui ont à statuer sur les expulsions de femmes ayant eu des enfants sur le sol français, de relire la littérature esclavagiste du XVII` siècle qui s’interrogeait gravement sur le caractère libre ou pas d’une esclave ayant un enfant mulâtre. Ils verront que la « nationalité » a remplacé trait pour trait dans l’argutie juridique, l’accès à la condition libre. Mais il est vrai que la culture historique n’est vraiment pas le propre des juges..
La lutte pour l’égalité
Abolition du système qui subordonne le droit de s’installer, le droit de vivre avec sa famille, à l’emploi, pire même, à l’autorisation de travailler. Accès automatique à la citoyenneté après cinq ans de séjour, véritable droit du sol[[La vanité et l’arrogance françaises, ont nommé « double droit du sol » le système compliqué selon lequel la nationalité s’acquiert automatiquement si l’on est né en France d’au moins un parent né lui-même en France. La vérité oblige à dire, qu’à côté du droit du sol américain, qui veut que tout né sur le sol américain devienne automatiquement américain, régime simple, généreux, sans contestation possible, le « double droit du sol » n’est qu’une moitié de droit, un droit au « rabais ». Pingrerie légendaire des Français: n’ayant su se résoudre à donner d’un coup ce que le bon sens dictait, ils ont voulu le donner sur deux générations; en quoi ils ont perdu le bénéfice qu’ils pouvaient en attendre auprès des deux générations. Les parents immigrés ne pardonnant pas cette moitié d’exclusion de leur enfant; les enfants nés en France n’oubliant jamais cette semi-exclusion de leurs parents., c’est-à-dire citoyenneté de droit pour tous les nés sur le sol d’un pays. Égalité absolue des droits civiques, sociaux dans tous les domaines, en particulier dans celui du travail salarié par l’interdiction des migrations sous contrat préalable, et l’abrogation du système des permis de travail. J’entends des hurlements dans la gauche bien-pensante : « mais alors, ce sera l’anarchie, l’encouragement à la surexploitation éhontée des travailleurs ! » Les planteurs paternalistes ne répondaient pas différemment aux abolitionnistes : « la suppression de l’esclavage, mais alors nos pauvres Noirs seront livrés à la rapacité du marché capitaliste sans aucun frein ». Transposez: « Les immigrants internationaux sous contrat préalable, encadrés par le contrôle public, sont au moins protégés de la surexploitation des patrons et des passeurs véreux! » Mais la surexploitation, c’était hier l’esclavage légal, c’est aujourd’hui l’exclusion civique, l’assujettissement à l’autorisation préalable de travail. Donnez les droits légaux aux gens, leurs droits en tant qu’êtres humains, la lutte, ils en font « leur affaire ».
Autre objection: la moue de ceux qui s’intéressent surtout aux grandes manoeuvres de la « mondialisation », aux marchés financiers, aux suppressions d’emploi, au démantèlement de l’Etat-Providence, au diktat libéral, bref, à la macro-économie. Au XIXe siècle, les abolitionnistes se heurtaient à la même indifférence polie, ou ce qui revient au même, à l’invitation à s’occuper des racines fondamentales de cet épiphénomène (l’exploitation, l’impérialisme). Aujourd’hui, cette phrase entendue mille fois depuis 1975: « L’immigration, un phénomène résiduel, mineur; quelle incidence sur la délocalisation, la monnaie unique, la débâcle de la Nation Républicaine » chère à Philippe Seguin.
Pourtant il est central, le caractère de ces luttes pour l’égalité dans la liberté. Ne pas lier le droit de circuler, d’obtenir un revenu, de vivre en général, à une nation d’origine, à l’occupation d’un emploi, en période de chômage chronique et d’oubli définitif de « l’impératif du plein emploi », n’est-ce pas la perspective sur laquelle débouchent ceux qui cherchent à dépasser les limites désormais avérées des luttes pour la défense de l’emploi, et pour le partage de l’emploi salarié existant ? Face aux coupes dans les dépenses sociales, dans les allocations familiales, aux exonérations multiples de charges sociales et aux formes de contrats particulières, la stratégie qu’il reste à explorer n’est-elle pas celle de l’allocation universelle ou de citoyenneté[[André Gorz et Jacques Robin dans le Monde du 8 octobre 1996 (« Forger un autre avenir ») se ralliaient à cette proposition. Il y a encore cinq ans, au moment de la mise en place du RMI, André Gorz avait manifesté son hostilité à l’instauration d’une allocation universelle sans contrepartie de travail y voyant la résurrection de Speenhainland (un Speenhamland vu à travers les lunettes déformantes de Karl Polanyi). Mais depuis le volet « insertion » du RMI s’est montré aussi inutile que le travail des workhouses anglaises; la tentative de transformer les Rmistes en «salariés» du projet de loi sur l’exclusion, aura un sort similaire. Quant aux mesures pour encourager la création d’emploi par exonération partielle ou totale des charges sociales, elles habituent les entreprises à faire appel à un autre type de main-d’oeuvre infériorisée (sous contrats divers autant que dérogatoires au droit commun) sans pour autant engendrer des emplois supplémentaires. Pour remettre sur les rails un nouveau marché du travail, il faudra, comme à l’accoutumé, un saut formidable dans la socialisation de la force de travail qui alors seulement inventera le « marché » dans la stricte mesure où celui lui ouvre un peu plus de liberté. La valorisation capitaliste, ne pourra subvenir qu’après cette phase d’invention, sous la forme d’une moisson des externalités positives engendrées par la société. Mais pour cela il faudra des investissements massifs et le problème de leur financement déchire déjà le capital et le conduit à mener une guerre impitoyable pour éliminer les secteurs qui immobilisent les ressources nécessaires sans parvenir à contrôler la variable du travail dépendant. financée non plus sur la seule assiette des revenus du travail, mais sur ceux du patrimoine et du capital.
De la même façon, la lutte contre la mise en pièces du Droit du Travail issue des Trente Glorieuses et de l’Etat-Providence, qui est en train de Quart-Mondiser le marché du travail des jeunes, et de fabriquer des Nouveaux Pauvres, ne passe-t-elle pas par la réaffirmation partout, à tous les niveaux, de l’égalité de droit pour les précaires, pour les instables ? Mais une égalité qui ne se mesure pas et ne se détermine pas, comme dans le vieux droit du travail, à partir du poste de travail de la production matérielle et de la condition d’emploi, mais à partir de l’individu et du continuum de l’activité, de la disponibilité au travail, de la mise en forme et en circulation de l’information, de la formation. Sans la prise en compte de ces transformations productives, le droit du travail est condamné à être tourné chaque jour un peu plus.
L’égalité des droits suppose un changement du droit, du droit commun du travail. Puisque un bon tiers des travailleurs dépendants (salariés, travailleurs à leur compte dépendant du marché, des donneurs d’ordre) sont installés de façon permanente dans des formes d’emploi « particulières » avec les effets que l’on connaît sur la précarisation des situations humaines, il faut à la fois couper l’herbe sous le pied aux facteurs institutionnels qui font proliférer les statuts infériorisés et à la fois inventer un point de vue et des objectifs qui puissent réunifier l’ensemble des composantes de la population active[[Active c’est-à-dire déployant une activité quelconque (salariée ou pas, déclarée ou pas, chômeuse ou pas, précaire ou pas).. Il faut rejeter avec la même détermination le statut séparé des « étrangers » et celui des « précaires » ou des « hors statut ». Dans une société dominée par des processus constants de globalisation des relations économiques, organiser le droit du travail autour de l’emploi fixe, revient à laisser pour solde de tout compte tous ceux qui ne vivent pas dans ce monde garanti, et à terme menacer les acquis les plus utiles de cette période de formation du droit du travail, puisque les garantis sont taxés de plus en plus de privilégiés. A la circulation des capitaux, des biensmarchandises, un seul rempart régulateur peut être opposé qui ne soit pas purement défensif, est celui de la libre circulation des hommes. Les formes juridiques de droit du travail doivent garantir le revenu, les droits sociaux, le logement quels que soient les aléas subis par la vie professionnelle. Les moyens de l’informatique actuelle peuvent permettre de transférer sur l’individu tous les droits sociaux; actuellement ils dépendent presque tous des périodes passées dans l’emploi salarié, ce qui est en train de fabriquer pour les quarante ans à venir des
inégalités phénoménales en matière de montants des retraites. Circuler oui, mais dans l’égalité. Les compensations financières qui existent parfois actuellement pour les précaires, ne constituent pas de véritables garanties à l’horizon du cycle de vie. Quelle doit-être la ligne qui doit prévaloir partout et à partir de laquelle il faut reconstruire un Droit du travail progressif et non pas simplement réactif à l’égard de la mondialisation et globalisation ? Celle qui homogénéise le coût total du travail quelle que soit sa forme[[Exemple: un travailleur intérimaire qui n’est pas employé par une firme utilisatrice, est à disposition de l’entreprise d’intérim, il doit être payé entre les missions et payé pour cette disponibilité bien plus que pour la consommation de sa prestation de travail.. L’idée d’une allocation universelle permettant à chacun d’avoir accès aux droits fondamentaux et de satisfaire les besoins essentiels traduit cette prise de conscience que c’est seulement sur cette base que l’activité peut se redéployer[[Voir par exemple Jean-Marc Ferry, L’allocation universelle, Pour un revenu de citoyenneté, Le Cerf, 1995, Paris, Yoland Bresson, L’après-salariat, une nouvelle approche de l’économie, 2° ed. (Economica, Paris, 1993).
Face à cette poussée qui s’accentue avec l’échec en Europe des « créations d’emplois », il existe l’habituelle complainte des employeurs, et des économistes du type de G.S. Becker ou de leurs épigones français: toutes les garanties accordées par le droit du travail, sont un obstacle à la demande d’emplois. Baissez le salaire indirect qui empêche de rendre attrayants les salaires offerts par les employeurs, et faites sauter le SMIC et vous aurez tous les emplois de jeunes que vous voudrez à les en croire. Son corollaire dit que la création d’une allocation universelle réduirait l’incitation à travailler à néant. Là encore, le raisonnement est le même que les esclavagistes lors des débats sur l’évolution: donner la liberté aux esclaves, n’était-ce pas s’exposer à ce qu’ils ne travaillent pas du tout. Le même aussi que les adversaires de toute forme d’assistance aux pauvres : si l’on donnait à ces derniers, l’on encouragerait immanquablement le parasitisme, la « mentalité d’assisté », le vice etc. Ou plus près de nous, en 1970, lors de la généralisation de la mensualisation des ouvriers en France, il y eut des experts du patronat pour parier sur une explosion d’absentéisme. En réalité dans tous ces cas, on observe toujours la même chose : esclaves, pauvres, ouvriers ne prennent pas le chemin du chômage volontaire ou non, mais certains types d’activité doivent être restructurés totalement ou disparaître. Faire travailler requiert plus de qualification, plus de machinisme, plus de science, une implication croissante des rouages de la société, de l’école, des services de santé, bref davantage de dépenses publiques et d’investissement de long terme. En revanche, la politique malthusienne, appuyée sur le théorème du chancelier Schmidt[[Selon la théorie avançée par l’ex Chancelier Schmidt qui anticipait sur la formulation de la désinflation compétitive, les salaires d’aujourd’hui sont les profits de demain, et les profits de demain les emplois d’après-demain. débouche sur ce que nous avons connu depuis bientôt trente ans: les créations d’emplois faiblement qualifiés et la baisse sérieuse des garanties des salariés[[En Angleterre, on a même assisté à un retour au travail des enfants. Voir B. Schlemmer (Ed.) L’enfant exploité, oppression, mise au travail et prolétarisation, Karthala-ORSTOM, Paris, 1996. ont ramené le chômage à un degré de 5 à 7 % dans les pays qui ont été les plus brutaux, résultat qui ne constitue pas un retour au plein emploi; dans les pays où cette purge de cheval, longtemps différée, a été étalée dans le temps, le chômage dépasse les 10 % de la population active. La première partie du programme, stabiliser ou écorner le niveau de salaires (surtout sur certaines catégories comme les jeunes) a été réalisée; la seconde, celle du redressement des profits également; mais la troisième ne vient pas. Pourquoi ? Parce que : a) beaucoup d’entreprises, celles qui hurlent le plus contre l’intervention de l’Etat dans la protection sociale, dans la limitation du droit de licenciement, sont devenues des chasseuses de primes en tout genre (aide à l’installation dans les zones déprimées, exonération complète des charges sociales ou partielles par l’embauche de personnel sous contrats particuliers). Firmes parasitaires, assistées dans la mesure où elles se disent ou sont vraiment – et c’est encore plus vrai -, incapables de faire des profits avec une main-d’oeuvre normale, normalement payée, normalement protégée. Il y a par exemple un double mythe à dissiper : celui d’une part des performances des Grandes Entreprises industrielles ou bancaires. Lorsque l’on aura fait la somme des capitaux qu’elles ont reçus, c’est-à-dire de la redistribution de la richesse nationale dont elles ont bénéficié, l’on s’apercevra que la mendicité se pratique aussi du côté des Grands de ce monde. Simplement elle est plus discrète. Quant aux petites entreprises chères à Alain Madelin, ou à la Ligue du Nord (inventives comme le Sentier, comme la « Troisième Italie »), on sait maintenant qu’elles sont budgétivores, qu’elles reposent sur l’exploitation des Sans-papiers. Dans le cas italien, la vertueuse Italie des abords de la frontière suisse, refuse à grands cris de verser un sou pour le Sud « parasite », mais vit largement du recyclage de l’argent sale de la Mafia de ce même Sud. La vérité est que face à une dégradation des salaires trop faible pour mettre à genoux les salariés, mais déjà suffisante pour briser les ressorts de la croissance économique, l’effort capitaliste s’est reporté sur les dépenses publiques dont le développement a été impressionnant jusqu’en 1990. L’idée était que des coupes budgétaires judicieusement administrées abaisseraient le seuil où le travail banal deviendrait attractif. Pour tenter de ramener le marché du travail au mythique « niveau naturel » du chômage, le cycle d’investissements publics qui conditionne la productivité globale de l’économie[[Dans les modèles de croissance endogène, cela apparaît nettement. De plus en plus, c’est la productivité globale d’une économie, qui conditionne en retour celle des nouvelles entreprises à créer. Or elle est liée à la production du travail immatériel, cc que je nommerai la production de capital humain au moyen de capital humain, et non plus la production de marchandises au moyen de marchandises, ou de marchandises au moyen de biens de production de marchandises., a été totalement anémié. Pendant un temps, les entreprises se sont nourries comme des prédateurs des externalités positives que engendrait encore le tissu social (en particulier par une liquidation des patrimoines des ménages). Mais cette opération comme celle de la production de marchandises incorporant beaucoup de main-d’oeuvre faiblement payée, n’a duré qu’un temps. La flexibilité de l’économie dite informelle, jugée merveilleuse par les théoriciens néo-libéraux, est en train de se rigidifier au fur et à mesure que a) l’Etat-Providence réduit les prestations de chômage, rogne sur les indemnités maladies, les retraites; b) que les patrimoines des ménages qui échappaient à la prolétarisation fondent, que les enfants ne se voient plus garantis de jouir en moyenne d’un revenu supérieur à celui de leurs parents; c) que les effets positifs du cycle d’investissements publics des Trente Glorieuses s’estompent. Le tissu social se dilacère, la ville n’est plus une ville, malgré l’addition précipitée de services marchands dans les déserts de béton. Ni l’un ni l’autre ne produisent plus d’externalités positives. Pire les communautés, l’économie souterraine, commencent à engendrer surtout des externalités négatives: criminalité, drogue, insécurité, illetrisme, dissidence sociale. Et la conséquence fondamentale de ce petit jeu d’apprentis sorciers de la dérégulation, est d’avoir tué la « poule aux oeufs d’or » des externalités positives. Sous-investissement public, mais aussi mal-investissement[[La question en effet n’est plus la question de la quantité de l’investissement, mais de sa qualité. Les pays hautement industrialisés se retrouvent dans le problème bien connu des économies en développement, à un autre niveau certes, mais le problème devient le même : la croissance se fait sans développement social. C’est la qualité du travail immatériel, la qualité de la population, qui fait la qualité de l’investissement matériel., conduisent à une productivité globale médiocre qui réduit les externalités positives, donc la profitabilité des emplois, donc, la création d’emploi et d’entreprises. La suite du cercle vicieux est plus connue, s’enchaîne parfaitement: puisque la création d’entreprises avec la main d’oeuvre disponible et le niveau de salaire indirect existant se trouve handicapé par la pénurie des externalités positives à récupérer, il reste la voie de la sur-value absolue (baisser le coût du travail directement ou par obtention de subvention publiques, diminuer la protection du salarié par tous les moyens dont la création d’hors-statut commun), des gains de productivité physique (faire le même output avec moins de personnel, ou plus d’output avec un personnel inchangé). Sinon délocaliser. Ce dernier point sert d’argument puissant pour obtenir des aides communautaires, nationales ou locales. Mais cette méthode ouvre à la fois à l’anémie de la consommation, et à la dégradation de la qualité de la « position d’effort » (H. Lebeinstein), tandis qu’elle ouvre la voie à une restriction ultérieure des dépenses publiques étranglées par l’endettement accumulé précédemment et difficilement liquidable en période de stabilité monétaire, ainsi que par la baisse de recettes des ménages et des entreprises.
La liberté de circulation dans le tissu productif, dans la ville, la reformulation des droits au revenu, aux soins, au logement, à l’éducation et à la formation, l’accès égalitaire à la citoyenneté, sont les seules possibilités de sortir des impasses où nous ont conduit les stratégies d’écrevisse suivies par l’Europe depuis vingt ans : réduction des dépenses publiques, coupes des dépenses d’investissement dans la production de capital humain au moyen de capital humain (ce qu’on d’autres appellent la production de la société, de la qualité de vie, du lien social), ramène en effet la discussion productive vers l’alternative maudite : le protectionnisme désormais franchement Front National, et le libéralisme de la « rigueur » monétaire et comptable des marchés financiers et son double cortège lugubre, protection des avantages acquis dans le déclin avec les délocalisations d’emploi ou dérégulation sauvage et floraison de « petits boulots ». Or as usual, – car il en toujours été ainsi depuis le commencement du capitalisme, y compris dans les temps reculés de l’accumulation primitive -, il n’y a pas d’autre base possible pour l’élargissement de la base productive de la société et le développement de la richesse sociale dans les temps de crise du rapport social, que l’organisation institutionnelle de nouvelles garanties de la liberté de mouvement du travail circulant. S’il y a une refondation de l’Etat-Providence à effectuer, c’est dans cette direction, et sans elle, il n’y aura pas de retour à un cycle durable de productivité, y compris dans sa version la plus limitée, c’est-à-dire la productivité industrielle, et donc de retour à une croissance dans le développement.
Dans l’Union Européenne, il n’y a pas que sur la question du statut des immigrants, que l’on a tourné trop longtemps le dos à l’égalité. L’économie, le marché du travail en particulier sont pleins de « sans-papiers », de sans droit commun. L’absence de volet social au Traité de Maastricht et à l’unification monétaire, risque tout bonnement de faire éclater toute la construction de l’Union. Un socle commun de citoyenneté est indispensable pour éviter le dumping social dont plusieurs exemples sont apparus récemment[[Ainsi les délocalisations d’usines vers les zones bénéficiant de primes communautairesou nationales ; ainsi l’appel par des entreprises donneuses d’ordre à des entreprises sous-traitantes d’autres pays de l’Union venant avec leurs ouvriers et appliquant le droit social en vigueur dans leur pays d’origine.. Sans l’organisation et la protection de la liberté de circulation de la population, les dispositions du Traité de Rome sur la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des hommes, jouent dans un sens désastreux et achève de démanteler le Code du Travail, attisant une réaction d’exaspération populaire à l’égard de l’Europe, alibi commode des politiques nationales d’offensive patronale. L’exemple regarde particulièrement l’immigration intra-communautaire, mais pourrait s’appliquer aussi aux autres formes particulières d’emploi.
Invoquant l’Article 59 et suivants du Traité de Rome qui ouvre à la concurrence la passation des marchés dans l’Union Européenne, par la libre circulation non seulement des biens et des capitaux mais aussi des services, des entreprises donneuses d’ordre ont fait appel à des firmes sous-traitantes de pays membres qui ont amené avec elles leur personnel et ont appliqué la législation sociale de leur pays d’origine faisant fi de toute la réglementation de l’immigration « nationale ». L’affaire fit grand bruit en France au moment du chantier du TGV Atlantique et l’an dernier en Allemagne[[C’est l’affaire Rush Portuguesa (en fait une filiale détournée de Bouygues, fondée par d’anciens employés du service juridique du N°1 mondial du BTP). L’Office National d’Immigration, devenu entre-temps OMI, porta l’affaire devant la Cour du Luxembourg en 1989. Un autre cas celui de Vander Elst toujours contre l’OMI fut soumis à la Cour en 1993.. Au printemps 1996, des cas similaires se produisirent toujours dans le BTP, mais à plus grande échelle. Pour garantir l’égalité dans la concurrence, la Cour de Luxembourg (véritable Cour Suprême de l’Union Européenne)[[Les décisions de la Cour de Luxembourg ne sont pas susceptibles d’appel par les Etats de l’Union, ses décisions revêtent un caractère obligatoire. Voir Gérard Soulier, L’Europe, Histoire, civilisation, institutions, Armand Colin, 1994, pp. 329 et suivantes. statua sans appel : « Les articles 59 et 60 du Traité (de Rome) s’opposent, par conséquent à ce qu’un Etat-membre interdise à un prestataire de services établi dans un autre Etat-membre de se déplacer librement sur son territoire avec l’ensemble de son personnel ou à ce que cet Etat-membre soumette le déplacement du personnel en question à des conditions restrictives telle qu’une condition d’embauche sur place ou à une autorisation de travail »[[Cour de Justice des Communautés Européennes (C.J.C.E.), Rush Portuguesa Ltda V. Office National d’Immigration, C-1 13/89 (1991)2, (C.M.L.R.), 841, §.(12).. Cette liberté était étendue au droit, pour l’entreprise sous-traitante, d’employer des personnes qui n’ont pas la nationalité des Etat-membres, autrement dit des immigrés extra-communautaires. Même s’il était laissé le droit aux Etat-membres de contrôler que les entreprises ne se servaient pas de cette liberté dans le seul but de transférer leur propre personnel dans un Etat-membre où les clauses sociales sont plus avantageuses pour elles, donc d’organiser une fausse sous-traitance, l’Administration française fut condamnée[[Elle le fut également dans l’affaire Vander Elst v. OMI, C-43/93, arrêt rendu en 1995, 1. C.M.L.R., 532, § 25.. La question est actuellement pendante puisque le Conseil Européen des Ministres du Travail n’a pu se mettre d’accord sur l’élaboration d’une directive sur les conditions de travail des salariés détachés dans un autre pays membres.
Le § 2 de l’article 48 du Traité de Rome interdit expressément toute discrimination envers les travailleurs en libre circulation en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail, donc toute discrimination en raison de la nationalité. La libre circulation comprend le droit d’avoir un emploi salarié à durée indéterminée dans un autre Etat-membre[[Voir Eberhard Eichenhofer, «Le détachement de travailleurs salariés et les conditions de travail» (ronéotypé), 1996, 25 p.. Pourtant on ne peut pas y faire appel pour défendre les immigrés extra-communautaire ou les immigrés communautaires détachés depuis un pays membre de l’Union. Car la Cour de Luxembourg a jugé que les travailleurs détachés dans un autre pays de l’Union ne sont pas compris dans le marché du travail du pays où ils effectuent leurs prestations, mais dans celui où ils ont signé leur contrat[[C.J.C.E. 1-1444, § 13 cité par Eberhard Eichenhofer, op. cit. p. 10.. Seuls les résultats du détachement sur le milieu de travail où s’effectue la prestation de service ne sont pas réglés par le Traité et laissé à l’intervention des pays membres, ce qui laisse peu de place à une intervention.
C’est par un raisonnement analogue qu’en France, les travailleurs intérimaires sont réputés employés par l’entreprise d’intérim prestataire de service et non par la firme utilisatrice. On voit donc qu’ici le caractère contractuel de l’emploi a un effet nettement désavantageux pour le travailleur et l’empêche de bénéficier de l’application du droit du pays le plus favorable. On remarquera d’ailleurs que c’est ce même raisonnement qui semble appliqué pour les travailleurs immigrés en général : ils n’entrent pas dans la catégorie de la libre circulation, mais des travailleurs détachés. Au fond, le droit européen de l’immigration fait comme si les immigrants demeuraient détachés eux aussi de leur pays d’origine: ils n’appartiennent pas pleinement au marché du travail du pays où ils travaillent, parce qu’ils ont signé un contrat d’embauche dans leur pays d’origine (pour le cas des introductions sur contrat nominatif ou anonyme souscrit préalablement à l’entrée). La trace de ce déni d’appartenance au marché du travail européen, avec la plénitude des droits dont sont bénéficiaires les autres travailleurs, est l’autorisation préalable de travail, l’opposabilité de l’emploi. Qui plus est, cette opposabilité de l’emploi persiste également à l’encontre des conjoints et des enfants regroupés après un certain âge.
Or le droit international du travail dispose que, pour le statut du contrat de travail, les contractants peuvent choisir la loi applicable, mais que s’applique la loi du pays de l’emploi sauf si elle est moins favorable au salarié. Si les contractants (employeurs et employés) choisissent la loi du pays d’origine, mais qu’elle est moins favorable au salarié, on appliquera la loi du pays d’emploi malgré les contractants. Quant à la loi applicable, elle est en droit international du travail, « la loi du pays où le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail »[[E. Eichenhofer, op. cit. p. 13.. La même logique voudrait donc dans le cas des immigrants internationaux (et particulièrement pour ceux qui s’installent et ne sont pas « détachés » pour deux ou trois années), l’on applique la loi, toute la loi du pays d’emploi durable dans la mesure où elle est plus favorable au travailleur.
La conclusion de contrat préalablement à l’entrée dans le pays d’installation s’avère un facteur de distorsion durable, de marchandage à l’échelle planétaire: il est aussi aberrant de considérer que les travailleurs communautaire ou extra-communautaire circulant à l’intérieur de l’Union soit comme demandeurs d’emplois, soit comme exécutant un contrat de travail ailleurs que dans l’endroit où il a été souscrit, n’appartiennent pas au marché du travail du pays où ils sont effectivement employés, que de considérer les immigrants extra-communautaires comme n’appartenant pas au marché du travail de l’Union. A moins de soutenir sans rire que les millions d’immigrants de l’Union Européenne sont des salariés « détachés » des pays du Tiers-Monde.
Un statut européen des migrants venus s’installer dans l’Union Européenne[[Je renvoie à ma contribution à Plein Droit, revue du Gisti, « Pour un statut constitionnel et européen de l’immigration », n° 22-23, oct. 93-Mars 94. pp. 48-55..
Comment la lutte pour la liberté et l’égalité s’inscrit-elle dans l’horizon politique de l’Union Européenne ? Les experts « réalistes » font remarquer que les politiques migratoires représentent l’un des pré-carrés nationaux défendus le plus âprement par les Nations. Tout au plus sont-elles du domaine inter-gouvernemental, c’est-à-dire verrouillées par la règle de l’unanimité et une perspective fédéraliste semble très éloignée en dehors de l’harmonisation purement répressive. Constat encore vrai il y a deux ans, mais aujourd’hui sérieusement bouleversé, pour plusieurs raisons. Une raison formelle d’abord.
Le Traité de Maastricht, comme la plupart des textes communautaires depuis le début emploie un langage très souple qui a dû apprendre à ruser au plus fin avec un anti-fédéralisme viscéral. Qui peut le plus, dans le domaine de la monnaie, peut le moins. L’article K1, du titre VI du traité de Maastricht (Dispositions sur la coopération dans le domaines de la Justice et des Affaires intérieures), fait tomber dans les questions d’intérêt commun la totalité de la politique migratoire[[Les items 123 de l’article KI. Voir par exemple, Traite de Maastricht, mode d’emploi, UGE, 10/18, 1992, p. 288-289. Cette interprétation est aussi celle de Gérard Soulier dans l’ouvrage déjà cité, p. 297, paru en 1993. Sur l’Europe comme processus juridique qui ne saurait être interprétée à travers les lunettes des légistes « nationaux », il y a beaucoup à glaner dans les livres de Laurent Cohen-Tanudji.. Le Conseil Européen peut se saisir de toutes ces questions à l’initiative des Etats-membres mais aussi des Etats tiers concernés. Il peut adopter des positions, mais aussi des actions communes « dans la mesure où les objectifs de l’Union peuvent être mieux réalisés par une action commune que par les États membres agissant isolément, en raison de la dimension oundes effets de l’action envisagée »[[Article K3, 2, Ibidem, p. 290-291.. Qui plus est, il peut décider de statuer à la règle de la majorité qualifiée (c’est-à-dire des deux tiers), même si la règle de l’unanimité reste valide autrement. Le Parlement Européen doit être informé régulièrement (Article K6). L’article K 9 prévoit enfin la possibilité que le Conseil statuant à l’unanimité décide d’appliquer l’article 100 C du Traité de Rome, (rapprochement des législations nationales) à tous les points couverts par l’article KI. L’apparition des notions clés « d’intérêt commun », et de «subsidiarité » (contenue dans l’idée d’action commune là où l’action isolée des États ne peut régler le problème), la possibilité de l’instauration de la règle de la majorité qualifiée, indiquent clairement que ce terrain est désormais largement ouvert. Paradoxalement il est peut-être plus ouvert que celui sur la politique sociale qui verrouille beaucoup plus fortement les domaines de compétences fédérales des domaines réservés nationaux[[L’article 2 de l’Accord sur les politiques sociales (signé sans le RoyaumeUni) classe les conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier sur le territoire de la Communauté dans le domaine des règles qui doivent être tranchées par la règle d’unanimité.. La conséquence non prévue de l’acharnement répressif de Schengen ou du Groupe de Trévi est d’avoir dilaté le champ d’intervention des politiques publiques communes, de sorte que la totalité des politiques migratoires (au sens restreint du terme, c’est-à-dire sans le volet des politiques sociales d’intégration) est tombée dans l’escarcelle de l’intérêt commun. Elle n’en sortira plus à notre avis.
Mais cette raison demeurait formelle. La deuxième raison, proprement matérielle, qui a accéléré cette subsidiairité rampante de la question de l’immigration est liée aux luttes sociales des immigrés eux-mêmes et au problème croissant soulevé par l’administration de la « politique migratoire ». Droit d’asile, régularisation, problèmes d’intégration et d’exclusion sociale et civique, ne cessent de se rappeler au bon souvenir de la Commission Européenne. Après l’épisode crucial de la lutte des sans-papiers en France, la prochaine grosse échéance sera la question du rapatriement forcé des centaines de milliers de réfugiés de l’ex-Yougoslavie, essentiellement bosniaques et croates qui se trouvent en Allemagne. Les législations sur le droit d’asile, sur le contrôle aux frontières, sur l’harmonisation des systèmes de permis de travail et de séjour, sur le rapprochement des lois et des procédures sur les naturalisations, sont allés rapidement dans chaque Etat-membre. Pourtant, elles courent après les luttes et leur orientation purement répressive conduit à une impasse.
Que l’issue ne se trouve plus qu’à l’échelle européenne, c’est ce que les Sans-papiers ont compris rapidement. Une délégation des sans-papiers a été reçue au Parlement de l’Union Européenne à Strasbourg, d’autres l’ont été ou le seront à Bruxelles, par la Commission. Nul des protagonistes de la bataille de la rue Dulong, siège de la grève de la faim des sanspapiers mauriciens en 1974, n’aurait pensé à frapper à la porte de l’Europe. La bataille de l’Europe sociale vient tout juste de commencer. La question d’un changement total de la politique migratoire française et européenne, constituera une étape clé du déverrouillage de la politique sociale. Beaucoup l’ont ressenti ces derniers mois. Les grandes associations de défense des Immigrés (GISTI[[On lira de toute urgence les numéros 31 et 32 de Plein Droit, la revue du GISTI, MRAP, Ligue des Droits de l’Homme, CIMADE, SOS racisme et j’en oublie) ont réexaminé complètement leur position sur la question des « clandestins », sur la fermeture des frontières. Dans la Gauche, un réexamen de grande ampleur est en train de se produire. Le Parti communiste bat sa coulpe sur Vitry. Des fractures se produisent au sein du Parti socialiste français entre « réalistes » alignés sur l’UDF ou sur la vieille ligne de 1981-1988 de la séparation des bons immigrés et des « clandestins qui ne travaillent pas » et les partisans d’une remise en cause de la politique des lois Pasqua et des précédentes ainsi que de l’affreux adage rocardien qu’on ne “peut pas accueillir toute la misère du monde qui n’est pas tombé dans l’oreille des sourds de la Droite. Ce même Michel Rocard tentant de rectifier désespérément le tir dans les colonnes du Monde en août, des manifestations de quinze mille personnes en plein coeur de l’été, Le Pen enfin réattaquant sur l’inégalité des races et l’immigration comme pour effacer ou contrer cet espace qui s’ouvre. La position remarquable dans ses principes, du Collège des Médiateurs qui appelle cet automne à des Assises Pour une nouvelle politique migratoire, montre l’étendu du chemin parcouru. Ce ne sont pas seulement les lois Pasqua qui sont en cause, c’est l’ordonnance de 1945 toute entière.
Et pourquoi pas une bataille des droits civiques à l’échelle de l’Europe, pour mettre fin aux migrations sous contrat de travail et pour obtenir l’égalité de droit de tous ?