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La gauche américaine aux antipodes de la citoyenneté républicaine

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Les événements récents de Los Angeles, dans la perspective des intellectuels de gauche en France, confirmeraient la thèse selon laquelle une société divisée en communautés raciales ou ethniques évolue fatalement vers une situation de conflit violent; à l’inverse, une société où la citoyenneté (républicaine et laïque) prime sur les identités particulières posséderait un bon garde-fou (nécessaire mais certes pas suffisant) contre un tel éclatement.

Nous sommes dans l’ensemble d’accord avec cette perspective. Mais pour des raisons historiques très concrètes, il est naturellement difficile d’imaginer la transposition d’une notion semblable à la laïcité française sur la société américaine. En effet, lorsqu’on examine la pensée des intellectuels de gauche aux États-Unis, il est évident que la culture politique américaine – y compris dans sa dimension critique – est à mille années-lumière d’une perspective laïque. Le consensus implicite qui règne dans les milieux de la gauche nord-américaine, sauf exception, se fonde sur la vision d’une société résolument multiculturelle se vantant de sa diversité et qui propose de forger une démocratie (éventuellement socialiste) à partir de la reconnaissance primordiale de la diversité des communautés de couleur, d’origine ethnique, de religion, de préférence sexuelle, etc. Il existe certes dans la pensée de la gauche américaine des critiques du multiculturalisme, mais en l’absence d’une référence à la laïcité, cette critique, selon nous, perd beaucoup de sa force potentielle. Au lieu de tendre vers la notion d’une citoyenneté commune, également partagée par tous, la critique du multiculturalisme débouche le plus souvent sur une insistance plus grande encore sur la multiplicité bigarrée des identités individuelles : autrement dit, on ne reproche pas au multiculturalisme de ne pas dépasser la spécificité des identités collectives, mais plutôt de ne pas aller assez loin dans la prise en compte des spécificités individuelles.

Dans cet article nous examinerons brièvement quelques échantillons de la pensée contemporaine de la gauche américaine en montrant précisément comment, à notre avis, elle rate sa vocation universelle en restant enfermée, parfois malgré elle, dans une conception étriquée des identités sociales.

Notre critique sera formulée à partir d’une perspective assez proche de celle de la majorité des penseurs de la gauche antiraciste en France. Ces dernières années, face à une droite raciste qui développe une conception étroite – patriotarde et ethniciste – de l’identité française, la gauche antiraciste française revendique dans certaines circonstances le droit à l’expression de la diversité culturelle et religieuse objective au sein de la société française, mais elle bascule en dernière analyse du côté de l’unité républicaine et de la laïcité. Il ne s’agit donc pas d’obliger les immigrés à “s’assimiler” à un modèle culturel rigide, mais d’admettre l’expression de la diversité dans une sphère bien délimitée. La vie politique est, dans l’idéal laïque, le domaine des citoyens libres, rationnels et égaux ; leurs origines ethniques, leurs croyances religieuses, leurs identités particulières, sont théoriquement dépourvues de signification dans cette sphère. Dans le domaine de l’éducation, on admet certes la possibilité de tremper les élèves dans la diversité des traditions culturelles qui existent en France et dans le monde, mais on maintient la perspective d’une citoyenneté républicaine dont l’école doit rester un creuset essentiel.

Aux États-Unis, la pensée se réclamant de l’antiracisme et de la démocratie radicale va généralement, à de rares exceptions près, dans un tout autre sens. Le discours de l’unité nationale a une connotation non seulement ultra-centralisatrice (et par là même antidémocratique), mais surtout implicitement raciste, dans la mesure où cette unité dont se réclament les patriotes ardents se fonde sur une culture dominante : blanche, anglo-saxonne, négatrice en son essence de la diversité culturelle objective de la société américaine. Le multiculturalisme, loin d’être considéré comme une pente glissante menant fatalement au différentialisme raciste, est proposé comme la reconnaissance démocratique d’un fait sociologique objectif.

Être antiraciste et de gauche aux États-Unis signifie par exemple appuyer les revendications des mouvements d’étudiants qui réclament une diversification des références culturelles dans leurs cours de littérature et d’histoire. L’élite littéraire des universités définit-elle de façon trop étroite la culture universelle ? En fait-elle un monopole occidental, de Platon à nos jours ? On revendiquera donc l’inclusion, parmi la liste des oeuvres fondamentales, des textes d’autres aires culturelles : Amérique latine, Afrique, Asie, etc. L’histoire des États-Unis est-elle présentée systématiquement du point de vue des dirigeants blancs, anglo-saxons et de préférence protestants ? On revendiquera donc une approche plurielle de l’histoire qui tient compte non seulement des victoires et des progrès de la nation américaine mais aussi de ses défaites et de ses contradictions sociales internes, en soulignant notamment le rôle des minorités négligées. Il ne s’agit pas seulement de rectifier une vision de l’histoire tronquée et partielle, mais aussi – les partisans de l’éducation multiculturelle insistent beaucoup là-dessus – d’aider les élèves, notamment ceux issus des minorités, à s’identifier de façon plus directe au contenu de leurs études. Un élève noir peut-il vraiment se reconnaître dans une histoire nationale où son peuple occupe une place subordonnée ? Le partisan du multiculturalisme répondra par la négative. Un élève d’origine mexicaine peut-il avoir une image favorable de lui-même s’il étudie l’histoire des États-Unis sans connaître aussi l’histoire du pays de ses ancêtres ? Il va de soi, dans la perspective multiculturalisme, que la lutte contre la version dominante blanche de l’histoire et pour la dignité des identités collectives (communautaires) passe par l’intégration dans l’enseignement des différentes expériences de ces groupes.

Telle est, en tout cas, la version la plus modérée de l’approche multiculturaliste. Car il y a aussi des versions radicales, c’est-à-dire radicalement particularistes. La thèse de l’afrocentricité, soutenue par un nombre restreint d’intellectuels noirs, mais qui se répand dans nombre d’écoles à majorité noire, se conçoit comme une véritable rupture culturelle avec la vision nationale et blanche. Le but visé est explicitement d’éviter l’intégration dans la société ambiante mais de forger une culture parallèle et différente.

La version modérée du multiculturalisme pourra-t-elle prévaloir ? Ne risque-t-elle pas de servir de caution aux débordements quasi tribaux ? Nous sommes persuadé pour notre Part qu’il n’y a qu’une différence de degré entre les deux courants, et que même si les modérés cherchent, au fond, à forger un nouvel enseignement qui bénéficie à tous, leurs références et leur vocabulaire les rapprochent de façon dangereuse des courants les plus sectaires et repliés sur leur identité de groupe.

Commençons par examiner une version relativement modérée du multiculturalisme de gauche à travers l’article de Manning Marable, “L’Amérique noire : la démocratie multiculturelle à l’époque de Clarence Thomas et de David Duke” (texte publié ailleurs dans ce numéro[[“Black America : Multicultural Democracy in the Age of Clarence Thomas and David Duke”, Westfiels, New Jersey, Open Magazine Pamphlet Series, 1992.); Marable plaide d’abord, de façon désormais classique, pour un enseignement “où l’on explore l’héritage de cultures de peuples non occidentaux ou des minorités dans la nation”… L’idée ici est non seulement d’élargir les perspectives des étudiants en général, mais aussi de lutter contre la démotivation des élèves issues des minorités ethniques, car là où l’enseignement reste eurocentrique, “nous ne devrions pas nous étonner que beaucoup d’étudiants non blancs talentueux n’arrivent pas (…) à faire de bonnes études”.

Marable, homme noir qui parle au nom des minorités, est aussi un homme de gauche. (Il est l’auteur, par exemple, d’un livre intitulé Comment le capitalisme a sous-développé l’Amérique noire[[How Capitalism Underdeveloped Black America : Problems in Race, Political Economy and Society, Boston, South End Press, 1983.. Pour un auteur comme lui, le multiculturalisme va naturellement de pair avec une perspective de classe. Lorsqu’il critique l’enseignement universitaire, par exemple, il explique que celui-ci “se coupe des préoccupations (…) des Noirs, des Hispaniques et même des Blancs de la classe ouvrière”.

Dans cette perspective, multiculturalisme et démocratie sont presque synonymes. La reconnaissance de la diversité ethnico-culturelle de la société américaine est considérée non seulement comme le constat d’une donnée sociologique objective mais aussi comme un progrès politique, un pas vers un authentique pluralisme. La diversification de la société est en soi porteuse de démocratie et des germes d’un ordre social plus juste : “Les gens de couleur, écrit Marable, redéfinissent de façon radicale la nature de la démocratie. Nous affirmons que le régime démocratique est vide et dépourvu de sens sans une justice sociale active et sans la diversité culturelle…”

La diversité n’est d’ailleurs pas seulement affaire de groupe ethnique, de culture, de race et de classe. Le terme multiculturel, pour Marable, se réfère également à la diversité des perspectives politiques. Il écrit par exemple : “La démocratie politique multiculturelle signifie que ce pays ne fut pas construit par et pour un seul groupe – les Européens occidentaux ; que notre pays n’a pas une seule langue, l’anglais ; ou une seule religion, le christianisme ; ou une seule philosophie économique, le capitalisme.” Le dépassement démocratique du système capitaliste est donc subsumé sous la notion de multiculturalisme. Si le multiculturalisme se fonde sur le principe de l’inclusion culturelle, cela signifie aussi la lutte contre l’exclusion socio-économique, ou, pour reprendre les termes de Marable, la lutte pour la “réallocation des ressources nécessaires pour créer le développement économique et social pour ceux qui en ont été systématiquement exclus…”

A partir de telles prémisses, il est évidemment impossible d’aboutir à la vision d’un ordre social unitaire (républicain et laïque) par exemple. Et en effet, l’État démocratique, socialiste et multiculturel que Marable appelle de ses vœux est loin d’être unitaire. Non seulement le pluralisme linguistique et confessionnel s’inscrit dans les principes de fonctionnement de ce nouvel ordre, mais le pouvoir politique peut lui-même être morcelé entre plusieurs groupes ethniques ou raciaux. Il écrit : ” La démocratie culturelle permet à toutes les femmes et à tous les hommes d’atteindre l’autodétermination, ce qui peut entraîner une restructuration territoriale et géographique, si un groupe indigène, une communauté ou une nation opprimée le désirent.”

Peut-on en déduire que Marable prône une balkanisation ethnique encore plus poussée, et politiquement codifiée, de la société américaine ? Il ne faut pas exclure la possibilité que la citation que nous venons de reproduire dépasse le cadre de sa vraie pensée. Car Marable ne se range pas parmi les partisans du nationalisme noir ; mais par souci “diplomatique” peut-être, il défend le droit de ceux-ci de revendiquer une remise en cause de l’intégrité territoriale des États-Unis.

Il est difficile de savoir en effet quel ordre social il envisage. Lorsqu’il écrit, par exemple, que “célébrer les différences culturelles” est une façon d’approfondir la “solidarité”, de quelle solidarité s’agit-il et entre qui ? S’agit-il d’une solidarité intercommunautaire en vue de reconstruire sur les bases nouvelles d’un ordre social unitaire, ou seulement d’une solidarité au sein de chaque groupe spécifique ? Cette ambiguïté est parfaitement symptomatique des problèmes non résolus de toute la démarche multiculturaliste.

Quelle sont les réponses critiques au multiculturalisme au sein de la gauche américaine ? Celles-ci sont multiples et nous ne prétendons pas les traiter systématiquement dans le cadre d’un article. Nous examinerons seulement une réponse qui nous paraît significative, celle formulée par Jeffrey Escoffier, collaborateur de la Socialist Review (San Francisco). Dans un article intitulé “The Limits of Multiculturalism” (vol. 21, n° 3-4, 1991), Escoffier développe la notion selon laquelle les identités ethniques et culturelles d’origine, celles qui constituent le matériau de base de la plupart des versions du multiculturalisme, sont trop étroites et doivent faire face à un réseau d’identités encore plus complexes et diverses. Les identités d’origine, les identifications communautaires, sont pour Escoffier des bases de repli défensives qu’il faut savoir dépasser. Il écrit par exemple :

“Le terme même de multiculturel implique des identités culturelles durables et distinctes. Cependant ces identités collectivement construites exigent des frontières étanches pour
protéger les valeurs qu’elles incarnent contre les influences puissantes de la culture hégémonique qui rôde à l’extérieur. Puisque les valeurs de la communauté sont investies dans des identités personnelles, toute modification des frontières normatives des identités individuelles est vécue comme une menace personnelle aux identités des autres membres de la communauté. ” (p. 63).

Autrement dit, l’identité communautaire, lorsqu’elle est trop rigide, suscite des réactions frileuses qui défavorisent le contact avec d’autres groupes ; elle n’admet pas le mélange, l’hybridité possible des identités. Escoffier écrit : “Je crois que le projet multiculturel n’offrira qu’une possibilité limitée de fournir des représentations tant qu’il sera incapable de créer un cadre qui rende possible l’émergence d’identités politiques nouvelles, plus multi-dimensionnelles, et de nouvelles formes de dialogue.” (p. 62). Et plus loin: “Une limite majeure de la politique identitaire et de ses représentations dans le multiculturalisme est que nous sommes tous nés au sein d’un réseau d’identités enchevêtrées et d’affiliations de groupes.” Cette critique nous paraît pertinente : insister sur les frontières communautaires et la représentation selon le principe communautaire peut mener, qu’on le veuille ou non, à des crispations identitaires et à des refus de contact entre groupes, sans parler bien sûr des conflits inter-communautaires ouverts et violents. Les hommes blancs et les femmes noires doivent-ils se sentir menacés par les mariages mixtes entre hommes noirs et femmes blanches ? Un Asiatique devrait-il s’abstenir de militer dans une association à dominante latino-américaine sous prétexte que l’identité de sa communauté est ainsi brouillée ? Refuser cette idée, c’est accepter la logique de l’autoségrégation.

Cela dit, Escoffier ne cherche pas ensuite à dépasser le moment de la diversité. Bien qu’il écrive dans les pages d’une revue qui se réclame du socialisme, il ne cherche pas à formuler un projet social commun qui permettrait de reconstituer le tissu d’une citoyenneté commune. Au contraire, il fuit cette perspective pour des raisons qui sont au fond les mêmes que celles invoquées par les partisans du multiculturalisme. Le problème nous semble être le suivant : parler de projet unitaire aux États-Unis revient à évoquer le mythe du “melting-pot”, ce qui soulève le spectre d’une intégration sociale dont les groupes exclus se méfient, non sans raisons. Escoffier écrit :

“Lorsque nous parlons du caractère désirable d’une société multiculturelle, nous supposons la possibilité d’une société où des normes culturelles, des besoins sociaux et des formes d’interaction sociale très différents sont reconnus et acceptés. Cette société imaginée, composée de nombreuses cultures différentes n’est pas celle envisagée par le grand mythe américain du “melting-pot”, métaphore dominante du début du XXe siècle, utilisé pour calmer la crainte des Blancs que les vagues migratoires de l’Europe de l’Est et du Sud allaient bouleverser leur mode de vie. Néanmoins, le mythe du melting-pot a une grande part de vérité. Il reflète la capacité d’institutions puissantes tel que le système éducatif et les mass media, à socialiser les immigrés de la deuxième génération en leur inculquant les valeurs hégémoniques de la société blanche américaine. Donc la vision d’une société multiculturelle doit se fonder sur la croyance que quelques-unes de ces forces homogénéisantes peuvent être neutralisées, ceci pour défendre des communautés qui possèdent des valeurs, et des besoins stigmatisés ou opprimés par l’énorme puissance de ces institutions homogénéisantes dont une politique de l’identité a fait son urgence au départ. ” (p. 64)

Escoffier ne refuse pas de penser le dépassement des identités communautaires, mais sa démarche nous paraît bien timide. Puisque la notion de multiculturalisme fait partie de la culture politique de la gauche américaine, de son “sens commun”, il ne rejette pas le terme mais essaie de lui donner un autre contenu “Le projet multiculturel ne pourra fournir un autre modèle de représentation que si l’on peut correspondre avec des gens issus d’autres communautés culturelles, si l’on peut sacrifier une partie des frontières rigides qui différencient les identités sociales, devenir des êtres perméables”. (p. 70) Le sentiment nous paraît louable, mais le principe est insuffisant.

Lorsqu’il écrit que “la politique identitaire telle que nous la pratiquons dans ce pays est compétitive, en partie parce que les différentes communautés se font concurrence pour occuper un espace limité dans la vie publique” (p. 69), c’est pour déplorer cette situation; mais il reste enfermé, sans doute malgré lui, dans le vocabulaire des identités communautaires. On est encore loin, en tout cas, d’une pensée de l’espace public partagé à titre égal par tous les citoyens indépendamment de leurs identités d’origine, un espace public qui soit un lieu de mobilisation sur la base non pas des appartenances mais des projets sociaux.

Si la gauche anti-raciste américaine demeure attachée à cette approche, ce n’est pas, contrairement à ce que l’on dit souvent, parce que l’Establishment politico-culturel est nécessairement plus assimilationniste et centralisateur. Car on décèle dans la pensée de l’élite dirigeante des contradictions étonnantes dans ce domaine. Le multiculturalisme qui se veut progressiste ne fait que s’inspirer, d’une certaine façon, d’une des tendances profondes dans la pensée dominante américaine depuis une vingtaine d’années : la reconnaissance d’une diversité ethnico-culturelle irréductible qui réfute le mythe du “melting-pot”. Le document le plus célèbre à cet égard est bien évidemment Beyond the Melting Pot (“Au-delà du melting-pot”) de Nathan Glazer et Daniel Patrick Moynihan[[Deuxième édition, Cambridge, Massachusetts, M.I.T. Press, 1970. (Première édition publiée en 1963).. Ces auteurs, parmi les chefs de file idéologiques du mouvement néo-conservateur depuis les années 70 (Moynihan étant également membre du Sénat), soutiennent que “la vérité à propos du melting-pot, c’est qu’il ne s’est jamais réalisé”. (p. 290). L’idée du melting-pot, “chère à l’image que l Amérique se faisait d’elle-même”, est entrée en déclin selon Glazer et Moynihan, parce que, depuis le milieu du XIXe siècle, au terme d’un siècle d’existence nationale, la certitude que les différents groupes allaient fusionner a disparu ainsi que “la conviction que (cette fusion) serait une bonne chose”. (pp. 288-289).

Pourquoi, selon les auteurs, cette non-fusion des groupes constitutifs de la nation américaine ? Il ne s’agit pas d’un effet perturbateur temporaire dû aux vagues migratoires européennes et à la non-assimilation temporaire de ces groupes ; il s’agit, au contraire, écrivent-ils, “d’une tendance centrale de l’ethos national qui structure les gens, qu’ils viennent (en Amérique) pour la première fois ou qu’ils soient les descendants de ceux qui sont venus il y a des générations, en groupes ayant des statuts et des caractères différents”. (pp. 291-292). Beyond the Melting Pot est précisément une étude de l’insertion différentielle de plusieurs groupes ethniques dans la vie socio-économique et politique de la ville de New York. Le sous-titre de l’ouvrage – The Negroes, Puerto Ricans, Jews, Italians and Irish of New York City – reflète à lui seul une sorte de multiculturalisme avant la lettre multiculturalisme conservateur, bien sûr, qui ne possède pas les mêmes perspectives économiques et politiques que celui de Marable, par exemple. Mais on peut penser que cette différence est seulement formelle.

Il faut insister, en guise de conclusion, sur les obstacles historiques à la formulation aux États-Unis d’une notion analogue à la citoyenneté républicaine à la française. Le cœur du problème, à notre avis, vient de ce que la société et le système politique américains, depuis le début de la république en 1776, ont toujours été structurés racialement[[Sur ce point, voir Élise Marienstras : Les mythes fondateurs de la nation américaine, Maspero, 1976, surtout à la II partie : “La nation organique”.. Les discours de l’intégration apparaissent dans ce contexte comme des discours de domination et d’assimilation forcée, de négation d’une réalité honteuse. Nous sommes d’accord avec Michael Omi et Howard Winant, deux auteurs proches de la Socialist Review, lorsqu’ils écrivent dans leur remarquable Racial Formation in the United States[[M. Omi et H. Winant : Racial Formation in the United States, from the 1960s to the 1980s, New York et Londres, Routledge and Kegan Paul, 1986., que la catégorie de race dans l’histoire nord-américaine “est un axe central des rapports sociaux qui ne peut être subsumée ou réduite à une autre catégorie plus large”. (p. 62).

Il serait donc illusoire d’imaginer que les idées sur la citoyenneté issues de la Révolution française puissent être immédiatement transposables au contexte américain. Mais faut-il exclure d’office la possibilité d’une transposition médiatisée par le débat théorique et philosophique ? Il nous semble en tout cas urgent pour la gauche américaine de sortir du cadre de son débat actuel sur les thèmes culturels et identitaires, en regardant éventuellement au-delà de ses frontières. La référence française à la laïcité et à la citoyenneté républicaine ne contient pas de recettes miracles, la preuve étant qu’en dépit de cet héritage, la France connaît à l’heure actuelle de sérieux problèmes d’intégration sociale et d’identité, mais elle fournit au moins quelques outils conceptuels qui permettent de forger un vocabulaire – ne serait-ce que cela – de l’universalité. S’en tenir, comme Jeffrey Escoffier que nous avons cité plus haut, à la recherche de passerelles dialogiques entre les communautés, ne nous paraît pas, au regard des enjeux, très sérieux. Il faudrait plutôt faire voler en éclats la notion même de communauté.

Peu de voies sont ouvertes allant dans ce sens. Nous avons mentionné plus haut que quelques intellectuels de la gauche américaine faisaient exception à la règle. Ainsi peut-être le sociologue William J. Wilson, auteur en 1978 d’un ouvrage célèbre et controverse : The Declining Significance of Race (sur la diminution de l’importance du facteur racial) et d’un livre plus récent, The Truly Disadvantaged (Les véritables démunis, 1987)[[The Declining Significance of Race : Blacks and Changing American Institutions, 2nd édition, University of Chicago Press, 1980 ; The Truly Disadvantaged : The Inner City, the Underclass and Public Policy, University of Chicago Press, 1987.. Le travail de Wilson consiste essentiellement à étudier avec une grande rigueur empirique la condition des plus défavorisés dans les villes américaines – le concept de l’underclass est central chez lui – dans une perspective à la fois explicative (proprement idéologique) et programmatique. Les analyses de Wilson débouchent donc sur des recommandations politiques assez précises (et peu écoutées dans les milieux dirigeants) : il s’agit de combattre la pauvreté et la marginalisation dans les villes américaines en mettant en oeuvre des formes audacieuses d’intervention étatique. Wilson précise que ces interventions ne doivent-en aucun cas être présentées comme étant conçues pour telle ou telle communauté (les Noirs par exemple) ; il s’avère crucial à ses yeux d’élaborer des programmes à vocation universelle, c’est-à-dire visant à améliorer la condition des plus pauvres quelles que soient leurs origines. Il écrit par exemple :

“Je suis convaincu que, dans les dernières années qui restent en ce XXe siècle, il faudra s’attaquer aux problèmes des véritables démunis aux États-Unis à travers des programmes universels qui jouissent du soutien et de l’engagement d’une base (constituency) très large. Selon cette approche, les programmes ciblés (qu’ils soient fondés sur le principe de l’égalité des chances entre groupes ou sur celui de l’égalité des chances de vie) ne seraient pas nécessairement éliminés, mais (… ) seraient considérés uniquement comme des dérivés secondaires des programmes universels. L’ordre du jour caché consiste à améliorer les chances vitales des groupes tels que l’underclass du ghetto en mettant l’accent sur des programmes auxquels peuvent s’identifier les démunis de toutes races. “

Deux motivations animent Wilson quand il formule ce type de proposition. Premièrement, d’un point de vue pragmatique, il constate qu’il est de plus en plus difficile aujourd’hui de “vendre” à l’opinion publique américaine des programmes sociaux perçus comme des “privilèges” destinés à certains “groupes d’intérêts particuliers” (special interest groups), les Noirs ou les Hispaniques par exemple. Deuxièmement, la culture politique social-démocrate de Wilson tend vers l’universel, c’est-à-dire vers une vision anti-particulariste et anti-communautaire.

Cependant Wilson est avant tout un sociologue qui se donne pour tâche de formuler des recommandations politiques ; sa vocation n’est pas celle d’un théoricien politique, et il n’innove pas dans la pensée de la citoyenneté.

La question est posée : faut-il nécessairement une nouvelle pensée de la citoyenneté pour sortir du communautarisme sur le plan pratique ? Si l’on examinait toutes les expériences pratiques que les militants politiques et associatifs aux États-Unis ont à leur actif depuis une vingtaine d’années, on découvrirait de très nombreux dépassements partiels du communautarisme par la lutte, par la pratique du rassemblement. Mais si l’on veut que ces expériences partielles aient quelques chances de conduire à une pratique politique cohérente, il nous paraît indispensable de forger la théorie d’un projet social et politique commun, fondée sur une idée analogue à la citoyenneté républicaine et laïque à la française. Il s’agirait d’une théorie où le rôle des citoyens organisés par intérêt de classe ou selon un autre principe d’intérêt collectif (défense de l’environnement et de l’habitat, pour les droits des femmes, etc.) occupe tout le terrain, actuellement par les communautés ethniques.

La situation actuelle de précarisation dans laquelle se trouve toute une partie de la jeunesse urbaine et la négligence cynique manifestée par les autorités fédérales en ce qui concerne le sort des grands centres urbains tendent à aiguiser les tensions intercommunautaires. Il est probable aussi qu’en l’absence d’un effort intellectuel et politique considérable, bon nombre de gens se réclamant du multiculturalisme, pris au piège de leur discours identitaire, tomberont dans une pratique non pas du rassemblement mais du repli. La version modérée, universitaire du multiculturalisme, évoquée plus haut, nous paraît relativement bénigne car elle maintient des ouvertures à l’universalité ; mais les versions ultra-particularistes existent aussi et trouvent un terrain très favorable dans l’enseignement public et dans certains courants politiques et religieux, pour l’instant marginaux, dans les grandes villes.

Le cynisme du pouvoir exécutif (Reagan et Bush), sa manipulation d’un langage et d’un symbolisme racistes à peine codés, ne sont plus à démontrer[[Voir par exemple : Thomas Byme Edsall et Mary D. Edsall : Chain Reaction : The Impact of Race, Rights and Taxes on American Politics, New York, W.W. Norton, 1991. Le premier obstacle au dépassement du communautarisme, c’est l’exclusion sociale à forte connotation raciale, justifiée devant l’opinion par une idéologie de non-intervention de l’État. Mais ce n’est pas le seul obstacle : nous avons essayé de montrer que la culture politique de la gauche anti-raciste est elle-même à revoir.