LE MONDE DES LIVRES | 15.09.05 | Expliquer, dans un même mouvement, l’unité de l’humanité et la diversité des manières d’être au monde et de lui donner sens, tel est le fascinant défi auquel s’affrontent tous les grands textes d’anthropologie, quelles que soient leurs options théoriques. L’ouvrage de Philippe Descola a cette ambition-là, entre interrogation fondamentale et savoir concret, ciel des idées et pâte des sociétés. Professeur au Collège de France et directeur du laboratoire d’anthropologie sociale fondé par Claude Lévi-Strauss, dont il fut l’élève, il s’est fait notamment connaître par une très belle recherche sur les Achuar (1), des Indiens Jivaros vivant entre Equateur et Pérou, dont la vision du monde diffère grandement de la nôtre.
Pour les Achuar en effet, l’homme, les animaux, les plantes ou les esprits n’appartiennent pas à des réalités séparées. Tous également dotés d’une âme, ils peuvent communiquer : les hommes, habiles chasseurs, voient le gibier comme un interlocuteur avec lequel s’instaure une relation de respect mutuel, et les femmes, maîtresses des jardins, s’adressent aux plantes comme à des enfants qu’il convient d’élever avec fermeté. Or cette façon de considérer l’ensemble des “existants” comme les partenaires d’une sociabilité généralisée n’est pas une lointaine exception amazonienne, elle se retrouve chez divers peuples d’Asie, d’Amérique ou d’Océanie.
Il faut donc se rendre à l’évidence : les grandes oppositions familières entre humain et non-humain, nature et culture, sauvage et domestique, qui permettent de ranger de part et d’autre les êtres, les lieux et les choses n’ont rien d’universel. Elles appartiennent à l’histoire de la pensée occidentale, où elles apparaissent en outre assez tardivement et sont dépourvues de significations dans d’autres systèmes de pensée.
Ainsi, le dualisme nature/culture ne date que d’un siècle, mais il a exercé une influence déterminante sur l’ethnologie, non sans déformer son regard sur les peuples qui ignoraient une telle coupure. Certes, pour combattre les préjugés à l’encontre de ceux que l’on désignait comme des “primitifs” ou des “sauvages”, il a pu être un moment nécessaire et salutaire d’affirmer qu’affranchis de l’état de nature ils appartenaient tous à l’humaine culture. Mais alors que de multiples recherches, en primatologie notamment, incitent à dépasser ce dualisme pour mieux comprendre le processus d’hominisation, il est également grand temps de lui ôter sa “valeur d’étalon” et d’admettre que la nature est “un fétiche qui nous est propre”.
Pour Philippe Descola, considérer notre vision du monde comme une version parmi d’autres et les mettre toutes sur un même plan d’analyse est la première étape d’un parcours plus ample et ambitieux. Car de là, il s’agit de remonter aux “schèmes généraux” grâce auxquels tout individu identifie ce qui existe autour de lui et construit ses relations avec l’environnement et autrui. Posant comme hypothèse préalable que chaque humain “se perçoit comme une unité mixte d’intériorité et de physicalité” et qu’il projette cette distinction sur ce qu’il voit, l’anthropologue, fidèle à la méthode structurale, isole quatre schèmes d’identification des “existants”, quatre façons de combiner différences et ressemblances sur ces deux plans matériel et moral. Chacun correspond à un système observé en divers continents.
Ainsi, dans l’animisme, très présent en Amazonie et pas seulement chez les Achuar, humains et non-humains se rapprochent par une même intériorité et diffèrent par les formes et les corps. Dans le naturalisme moderne, au contraire, les lois de la matière et de la vie établissent un lien fondamental, alors que la culture, vue comme l’apanage de l’humanité, instaure une rupture radicale.
SCHÈMES D’IDENTIFICATION
Quant au totémisme, particulièrement répandu en Océanie, il établit une continuité morale et physique entre des groupes d’humains et de non-humains auxquels les premiers se rattachent. Son opposé est “l’analogisme” pour lequel, comme chez les Dogons d’Afrique de l’Ouest, chaque être est formé de composants multiples et mobiles. Dominants dans telle ou telle configuration, ces schèmes d’identification ne sont pas exclusifs les uns des autres et peuvent coexister à des degrés divers. Nulle raison de s’étonner qu’un Européen profondément imprégné de naturalisme prête à l’occasion une âme à son chat.
Les schèmes de relation, eux, sont classés en fonction du fait qu’il y a ou non équivalence des “existants” et réciprocité du lien qu’ils nouent. Philippe Descola limite son analyse à deux séries d’exemples : l’échange, la prédation, le don, relations potentiellement réversibles établies entre des entités équivalentes et la production, la protection et la transmission, relations univoques entre entités inégales. Il souligne, en particulier, les affinités entre les premières et les cosmologies animistes, comme entre les secondes et le naturalisme moderne. En territoire animiste, on ne trouve “ni castes d’artisans spécialisés, ni culte des ancêtres, ni lignages fonctionnant comme des personnes morales, ni démiurges créateurs, ni goût pour les patrimoines matériels, ni obsession de l’hérédité, ni flèche du temps, ni filiations démesurées, ni assemblées délibératives”. Sur les terres du naturalisme, l’échange est réduit à sa variante marchande, le don à sa plus simple expression, la prédation existe bien sous la forme d’une mise à sac des ressources de la terre, mais elle ne correspond pas à une “incorporation d’autrui indispensable à la définition de soi”. Enfin, si la production règne, la transmission s’affadit et les avantages de la protection ne s’étendent guère jusqu’aux non-humains. Philippe Descola ne cherche pas à proposer des modèles de vie commune, mais s’inquiète de nos aveuglements, et cette grammaire du monde est aussi un éloge du divers qui l’habite.
(1) Les Lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute-Amazonie, Plon “Terre humaine”, 1993.
PAR-DELÀ NATURE ET CULTURE de Philippe Descola. Gallimard, “Bibliothèque des sciences humaines”, 624 p., 35 €.