Le point de départ, le fil conducteur de l’ouvrage[[Chenais François, La mondialisation du capital, Syros, Paris, 1994. « est que la mondialisation doit être pensée comme une phase spécifique du processus d’internationalisation du capital et de sa mise en valeur à l’échelle de l’ensemble des régions du monde où se trouvent des ressources ou des marchés ».
Au-delà d’une mise au point sémantique qui passe par l’action de « déchiffrer des mots chargés d’idéologie », d’un réel souci pédagogique et d’un solide argumentaire, l’auteur affiche un authentique objectif politique.
Avant tout, il veut réveiller le lecteur et le tirer de sa torpeur en lui fournissant une lecture critique du phénomène de mondialisation dont il est un témoin quotidien de plus en plus soumis et conditionné. Les neuf premiers chapitres identifient le vecteur, l’investissement direct à l’étranger, et l’acteur, la firme multinationale, éléments centraux de la mondialisation du capital. Ils caractérisent aussi le phénomène en soulignant sa multidimensionnalité. La rivalité oligopolistique, l’exacerbation du niveau de la concurrence, l’extension de la mondialisation des services ne sont, toutefois, que les diverses faces d’un même processus, à savoir la concentration du capital à l’échelle planétaire. La technologie et, de manière plus large, la connaissance participent activement à la constitution d’oligopoles mondiaux, dont l’accès devient de plus en plus sélectif. Les chapitres 10 et 11 abordent la mondialisation de la sphère financière. L’auteur ne fait pas sienne l’idée d’une autonomisation croissante de la sphère financière et de sa déconnexion de l’économie « réelle ».
Les groupes industriels sont présentés comme des agents actifs, pour ne pas dire centraux, de la mondialisation financière. Il est vrai que depuis le début des années quatre-vingt la plupart des grands groupes industriels, en Europe occidentale et au Japon notamment, se sont dotés de départements de gestion de finances internationales afin de faire fructifier rapidement profits et réserves. Un certain nombre de faits récents rappellent toutefois que les diverses institutions financières de nature privée peuvent se révéler être des agents très actifs de la mondialisation du capital. Dans ce domaine l’auteur souligne que les relatives lisibilité et prévisibilité qui caractérisaient le secteur manufacturier ou des services ne sont plus de mise. La situation est devenue chaotique, imprévisible, volatile et largement opaque. C’est ici que l’on est allé le plus loin en faisant sauter tous les contrôles, aussi bien au plan international que national, ce que les économistes bien pensants désignent sous le nom de rigidités, au nom du sacro-saint principe de la fluidité du marché. L’accroissement de la liberté d’agir comporte en creux une montée en puissance de risques systémiques élevés. L’image d’un bus lancé à pleine vitesse, plein à craquer de passagers grisés et dépourvu de conducteur est malheureusement devenue une réalité.
L’auteur nous convie à adopter, sans détour, un cadre de réflexion mondial, car c’est à cette échelle que peut être saisie, comprise et démythifiée une part croissante des phénomènes socio-économiques. C’est à ce niveau que s’exercent désormais les principales luttes pour le pouvoir, et que s’établissent les positions de domination non seulement économique mais aussi politique, idéologique et culturelle. Le terme de globalisation, tant prisé tout au long de la décennie quatre-vingt, n’a pas été retenu ; il a même été écarté et dénoncé comme un piège dont il faut se méfier. Il nous semble qu’il y a eu ici un glissement sournois de sens par les utilisateurs de ce concept.
Ce n’est pas tant son premier usage qui pose problème et qui traduit l’évolution du cadre de référence et d’action des firmes multinationales, notamment par la mise en oeuvre de stratégies et de configurations globales, mais son dévoiement qui est en cause. L’explication est à rechercher dans la primauté de l’entreprise comme acteur économique à la rationalité quasi-infaillible et à l’effacement délibéré des autres agents, plus particulièrement les collectivités publiques. De manière générale, aucune tendance politique n’a su résister à un tel attrait ; la gauche française au pouvoir après 1981 en a fourni de vibrants témoignages. En conséquence, il n’est pas étonnant de trouver la même dérive et le même « succès » pour d’autres concepts, comme la compétitivité. Parler de la compétitivité d’une entreprise s’avère fondé d’autant qu’elle peut être mesurée, mais se prévaloir de la compétitivité nationale pour mettre en place des dispositifs de politique publique apparaît largement mystificateur et s’apparente davantage à un slogan de plus dans l’arsenal des mesures symboliques que déploient les gouvernements.
A partir d’un constat réaliste du contour et de l’orientation qui caractérisent la mondialisation, l’auteur veut susciter une prise de conscience du lecteur et l’amener à réfléchir. Contrairement à certains il ne pense pas que le phénomène soit réversible et que l’on puisse revenir à une situation antérieure. Mais si la mondialisation est un fait acquis elle n’en est pas pour autant un phénomène achevé : l’histoire n’est pas, ici plus qu’ailleurs, finie !
Au stade actuel, on se trouve en présence d’une mondialisation consciemment organisée d’un nombre croissant d’activités économiques : l’origine est à rechercher dans la « révolution » libérale reaganienne et thatcherienne, à son « succès » et à sa large dissémination. Le cadre spatial de valorisation du capital s’est étendu au monde, alors que les contraintes se sont notablement allégées à travers l’adoption de mesures de déréglementation et de privatisation de larges pans d’économies nationales.
On est tout naturellement conduit à se projeter dans le futur et à ce que pourrait et surtout devraient être les étapes ultérieures de la mondialisation. L’auteur privilégie pour sa part celles de la construction au plan mondial d’institutions politiques capables d’encadrer et de réglementer un tel processus dont il est vain de penser qu’il sera spontanément et naturellement autorégulé. Autrement dit, de tenter de retrouver à l’échelle mondiale les deux types d’acteurs qui coexistaient à l’échelle de l’État-nation, les gouvernements et les administrations d’une part, et les entreprises de l’autre. Il n’est pas utopique de penser qu’à cette occasion l’on assiste à la « grande transformation » de Karl Polanyi, où le triomphe de la « marchandisation » – ce que Marx nommait pour sa part « le fétichisme de la marchandise » – cède le pas à « un contrôle des mécanismes de marché par la société, autrement dit à une réappropriation de l’économie par la société ».