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La monétarisation des rapports sociaux

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Le Revenu Minimum d’Insertion et l’endettement révèlent une double crise :

– crise du principe déclaratif : l’état va-t-il se substituer au marché du travail pour déclarer les individus et leur affecter une capacité monétaire ?
– crise de la culture monétaire : l’intégration dans les jeux de l’argent peut-elle se réaliser hors du référentiel salarial ?

Ces deux mutations se conjuguent pour ouvrir de nouvelles perspectives aux relations monétaires. Dans sa dimension informationnelle et langagière, l’argent s’abstrait des formes anciennes de l’échange. Il ne se pose plus uniquement en égalisateur des intérêts divergents. Il ne se plie pas, non plus, à la logique ancienne du renoncement et de sa compensation. L’argent se défait de son caractère marchand (la référence, la représentation d’une chose) pour démultiplier sa capacité informationnelle. Il se libère donc de ses attaches salariales et marchandes. Les individus devront donc refondre leur expression monétaire et maîtriser ce nouveau rapport financier.

Un nouvel imaginaire se dessine-t-il ? Un social qui ne se dirait plus dans les termes du don et du contre-don et ne se penserait plus dans une logique de quantification ? Un imaginaire monétaire qui donnerait à voir la société dans une fluidité informationnelle ? Un lien social qui ne traduirait plus que des interconnexions monétaires ?

L’argent a gagné son autonomie par un effet de césure. En effet, l’interaction fondamentale entre le travail et la consommation se délite rapidement. Cette dépendance a été le moteur de la phase instituante (la période de croissance). Elle a constitué le cadre structurant dans lequel les premières générations se sont familiarisées avec l’usage généralisé de la monnaie. Désormais, le jeu monétaire n’est plus enfermé dans cette normalité salariale. L’autonomie monétaire naît de cette désagrégation du rapport salarial. Nous pouvons donc, maintenant, parler d’un jeu social au trois rapports. En effet, avec la remise en cause de l’unité du rapport salarial, l’expérience du travail et l’expérience de la consommation se distancient grandement. Cette différenciation facilite l’émergence d’un rapport financier, d’une pratique monétaire autonome. La socialisation se constitue donc en fonction d’un triptyque social : le rapport de travail, le rapport de consommation, le rapport financier. Les nouvelles générations doivent donc inventer un modèle d’intégration (règles, valeurs, principes de régulation) qui puisse équilibrer cette tridimensionnalité. Le phénomène du surendettement correspond sans doute aux premiers tâtonnements d’une pratique sociale scindée et différenciée.

Lecture monétaire du salariat

L’argent constitue un excellent analyseur. Omniprésent, il irrigue la société et régule ses échanges. La monnaie donne corps au lien social : elle le représente, le symbolise, voire en forme l’essence même. Et pourtant, comme médiatrice des relations sociales, elle préserve une certaine extériorité. Elle demeure la substance étrangère qui, souverainement, impose sa loi aux échangistes et égalise leurs intérêts. Partout présente mais tout le temps extérieure, la monnaie joue des paradoxes. Elle donne à voir la société sous un jour inhabituel. Nous retiendrons le point de vue monétaire pour analyser les mutations que connaît la société salariale depuis quinze ans.

Deux phénomènes ont marqué les années quatre vingt l’instauration du R.M.I. et l’endettement grandissant des ménages. L’approche de ces deux questions sera en quelque sorte le prétexte à une reformulation monétaire du lien social. En effet, aussi différentes soient-elles, ces problématiques nous paraissent révéler une même déstabilisation du rapport salarial.

Salariat et moment monétaire

Le rapport salarial désigne l’ensemble des relations et des formes sociales qui organisent l’usage de la force de travail et sa reproduction. Il combine donc dans une même configuration les rapports de travail et de consommation[[Voir à ce propos : Robert Boyer “Les transformations du rapport salarial dans la crise”. Critique de l’économie politique n° 15/16, avril-juin 1981, et Bernard Drugman “Le concept de rapport salarial : genèse, enjeux et perspectives”, in Sur le rapport salarial, cahier I.R.E.P./Développement, n° 4, 1983.. Il définit ainsi le processus de socialisation propre à la société capitaliste ; l’être social est saisi, dans un même mouvement, comme travailleur et comme consommateur. Comment s’élabore l’unité du travail et de la consommation ? Comment ces deux aspects de l’intégration s’agencent-ils ? La monnaie a vocation à remplir cette fonction. Elle peut réaliser l’unité du processus salarial parce qu’elle en est le moment essentiel.

Parler de moment monétaire, c’est faire valoir une consubstantialité de la monnaie et du lien salarial. La monnaie ne se réduit pas à une représentation du salariat, encore moins à un simple reflet: elle ne se contente pas de dire le rapport salarial dans son langage, celui de l’équivalence et de la quantification. Elle est “une modalité de sa présence”[[Nous nous référons à la théorie des moments développée par Henri Lefebvre, il est vrai dans une perspective moins “existentialiste”. Voir la présentation qu’il en fait dans “La somme et le reste”, rééditée chez Méridien Klincksieck, collection Analyse institutionnelle, en 1989. Nous retenons tout particulièrement l’analyse du moment comme modalité de la présence et comme totalité partielle qui a vocation à s’ériger en absolu., une de ses existences. La présence monétaire condense le social, l’incarne. Elle le saisira dans sa totalité mais n’en sera pourtant qu’une réalité partielle. Le moment monétaire, comme toute tentative de totalisation, peut tout à la fois s’annihiler jusqu’à ne plus se laisser voir “ou alors”, s’hypostasier et se prétendre la substance du social. Deux exemples peuvent illustrer ce paradoxe. Lors des conflits de travail, la crise est un analyseur des structures sociales. Elle déconstruit le rapport salarial pour révéler chacun de ses moments. Le moment monétaire peut se déliter si la crise se cristallise dans le refus de la soumission et la subversion de la discipline. Au contraire, il peut s’ériger en absolu et unifier le conflit autour de la revalorisation du salaire. Dans l’ouvrage collectif, “L’emprise de l’organisation”[[Max Pagès, Michel Bonetti, Vincent de Gaulejac, Daniel Descendre, “L’emprise de l’organisation”, P.U.F., 3ème éd., 1984., les auteurs relèvent l’ambivalence de l’intégration dans une entreprise hypermoderne. L’entreprise est vécue contradictoirement, à la fois oppressive (le pouvoir) et valorisante (le niveau de rémunération, l’intérêt du travail…). Les individus cherchent constamment à apporter une synthèse provisoire à ce jeu de contradictions. Les auteurs introduisent la notion d’espace socio-mental pour décrire le système de correspondance entre les structures psychologiques et les structures sociales, nous parlerions plutôt des différents moments de la structure sociale. Si l’intégration est ambivalente, c’est bien parce que le rapport salarial se donne à voir sous des points de vue différents, en des moments distincts.

La monnaie est une des manières d’être du salariat. Elle développe ainsi un registre d’intégration qui lui est propre. Elle initie des interactions tout à fait particulières entre l’individu et le social. Pour en rendre compte, nous aborderons successivement la déclaration et la morphogénèse monétaire.

Tout d’abord, nous suivrons C. Benetti et J. Cartelier[[Carlo Benetti, Jean Cartelier, “Marchands, salariat et capitalisme”. François Maspero, 1980. Leur thèse a été synthétisée par Ramon Tortajada dans “Rapport salarial et dépendance monétaire”, cahiers I.R.E.P./ Développement, n° 4, 1983. dans leur analyse de la socialisation monétaire. En premier lieu, ils s’attachent à décrire la société marchande. Pour ces auteurs, cette société fonctionne sur le mode de la séparation. Elle doit donc comporter une procédure d’identification des éléments séparés. La socialisation ne peut pas dépendre d’une figure centrale ; C. Benetti et J. Cartelier proposent donc deux modalités complémentaires d’identification/socialisation : la procédure d’auto-déclaration et les relations réciproques. L’auto-déclaration consiste, pour chaque élément séparé, à se créditer d’une quantité d’unités de compte (monnaie). Cette opération est appelée monnayage. Grâce à des processus collectifs et à des jeux de réciprocité, une péréquation s’établit entre les différents éléments. Les sujets marchands s’identifient et se socialisent par cette autodéclaration monétaire.

Dans un deuxième temps, C. Benetti et J. Cartelier étudient la société capitaliste qu’ils distinguent très nettement de la société marchande. En effet, elle se caractérise par la présence d’éléments qui ne peuvent s’auto-déclarer, qui sont exclus du monnayage. Elle introduit donc un nouveau mode de socialisation : le processus de déclaration. Les sujets économiques, les entrepreneurs, vont déclarer, pour une quantité d’unités de compte, les autres éléments. Les salariés naissent de cette procédure : ainsi identifiés, ils vont pouvoir s’intégrer aux opérations monétaires. La société capitaliste comprend donc à la fois des éléments séparés, autodéclarés, et des éléments dépendants, déclarés. Pour nos auteurs, le rapport salarial est un lien de dépendance monétaire ; le salarié ne s’intègre que par et dans cette dépendance.

La crise de l’emploi et les phénomènes d’exclusion, qui ont marqué la décennie 80, sont venus rappeler le caractère dépendant, dérivé, de la socialisation salariale. Nul n’existe s’il n’a pas été préalablement déclaré, si ne lui a pas été affecté une quantité de monnaie. Le Revenu Minimum d’Insertion doit s’analyser comme une modalité nouvelle de déclaration. L’état procure les ressources monétaires ; il s’approprie désormais le pouvoir exorbitant de déclarer. Le mode de socialisation est bel et bien déstabilisé. Le surendettement croissant des ménages en est un autre indice. Puisque le contenu du travail et les niveaux de rémunération sont insatisfaisants, toutes les tentatives de transgression sont alors possibles. Le salarié manipule un outil économique, le crédit, dans une tentative désordonnée d’auto-déclaration. Il intègre ainsi l’espace de consommation en court-circuitant symboliquement et matériellement la procédure de déclaration. Une recherche tâtonnante d’autonomie, une transgression des rapports salariaux.

La déclaration est constitutive de l’être car elle lui ouvre une nouvelle pratique sociale, la consommation. Elle socialise par la participation aux opérations monétaires. La déclaration se rapproche de l’interpellation, conceptualisée par Althusser lorsqu’il a traité de l’idéologie. En ce sens, nous qualifierons le moment monétaire d’idéologique. “L’idéologie “agit” ou “fonctionne” de telle sorte qu’elle “recrute” des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou “transforme” les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération précise que nous appelons l’interpellation”[[Louis Althusser “Idéologie et appareils idéologiques d’Etat”, in Positions, éd. Sociales, coll. Essentiel, nouvelle édition 1982, page 126. Sur cette question, voir aussi Bernard Edelman, “Le droit saisi par la photographie”, Christian Bourgois, éditeur, 1980.. Nous n’assimilons pourtant pas ces deux notions. Toutes deux caractérisent le processus qui fait exister le sujet marchand, le consommateur. Mais l’interpellation met l’accent, pour sa part, sur un phénomène de transformation. En effet, le moment monétaire possède une dimension existentielle (la naissance du sujet, sa déclaration) mais aussi une portée morphogène (la mise en forme, la transfiguration de l’individu). La monnaie “transforme” avant de constituer. En se salariant, l’être social s’inscrit dans une forme marchande, il accepte ainsi la transformation de sa capacité de travail en marchandise, en simple chose échangeable. Nous rejoignons donc la théorie classique de la force de travail-marchandise particulière[[Dans le cadre de cet exposé, nous associons deux analyses très différentes du rapport salarial ; l’une le fonde comme dépendance monétaire (C. Benetti et J. Cartelier), l’autre l’aborde à partir de l’échange marchand. Il est vrai que nous n’étudions pas les fondements de la société mais que, grâce à la notion de moment monétaire, nous essayons de la saisir dans son actualité historique et sa posivité.. Le moment monétaire opère une métamorphose de l’individu pour ne le reconnaître que comme quantum de travail. Cette marchandisation est inhérente à la circulation monétaire ; elle est la condition nécessaire à l’échange du travail contre un salaire.

Deux logiques traversent donc le rapport salarial, le façonnent. Le salariat est structuré par un principe de dépendance et de domination, l’inégalité fondamentale de la déclaration, mais aussi par la règle de l’équivalence marchande, l’échange de la force de travail contre un salaire. La monnaie épuise cette ambivalence. Il est bien dans ses manières d’être de se situer à l’origine des choses et à leur résolution.

Manières d’être et imaginaire monétaires

La monnaie représente l’échange, le symbolise. Référence légitime, elle permet aux échangistes de s’accorder sur les termes de la transaction. Ainsi, pour Georg Simmel, l’argent est l’expression de l’échange parvenu à l’autonomie, “ce sublimé de la relativité des choses”[[Georg Simmel, “Philosophie de l’argent”, Presses Universitaires de France, 1987, page 11. La suite de l’exposé s’appuie sur sa problématique.. Il traduit dans le langage du nombre tout objet soumis à l’échange; il symbolise donc toute valeur.

L’échange naît du désir et se réalise dans la volonté de consommer l’objet. Mais le “moi désirant” n’atteint l’objet désiré et ne jouit de sa maîtrise que par le renoncement préalable à une de ses possessions. C’est donc par le sacrifice d’un bien que s’obtient l’objet convoité. L’échange correspond donc à une mise en équivalence, à une appréciation réciproque des objets. Il se définit donc comme la relation objective par laquelle la chose désirée se mesure à la chose sacrifiée, et plus généralement, par laquelle tout bien exprime sa valeur dans un autre. L’argent offre un pôle stable face à la relativité des désirs ; il rend possible leur égalisation. En cela, il est le concept idéal de l’échange, l’échangeabilité dans sa forme pure. Également commensurable avec tout objet, il constitue un moyen privilégié d’évaluation et réussit ainsi à équilibrer sacrifice et jouissance. La monnaie exprime l’équivalence réalisée entre la chose cédée et le bien désiré. Son rôle d’intermédiaire l’érige en arbitre, en catalyseur des désirs.

L’éternelle présence de l’argent en fait l’institution la plus influente mais aussi la moins visible. Son usage sans cesse répété consacre son pouvoir. La fonction monétaire n’a plus à se légitimer puisque son autorité se ressource à chaque échange ; elle imprègne quotidiennement les actes de la vie. L’argent n’est pourtant pas seulement une manière de faire hégémonique (une fonction), il est aussi une manière d’être, impliquant une vision du monde particulière (un imaginaire). II se constitue en moyen privilégié de la communication et en conception structurante du social. L’argent crée de l’imaginaire[[Nous nous inspirons de la notion d’imaginaire telle que l’a développée Comélius Castoriadis dans son ouvrage “L’institution imaginaire de la société”, Seuil, 1975. Voir en particulier la définition qu’il en donne à la page 203., c’est-à-dire de nouvelles façons pour la société de se voir, de se vivre et de se dire.

La monnaie se définit donc comme fonction (être le moyen de l’échange), comme symbolicité (exprimer l’échange) mais aussi comme imaginaire (un ensemble particulier de significations). L’argent forme une image du social qui lui est propre et donne à lire la socialité dans les termes qui sont les siens. Ses interprétations/perceptions pénètrent très largement le monde vécu. L’imaginaire monétaire structure donc la société autour de l’équilibre qu’il crée entre sacrifice et jouissance. La monnaie travaille la société et lui impose les images dont elle est porteuse. Ainsi, elle donne à voir les relations sociales sur le mode de la frustration et de sa compensation. Moyen de mesure, symbole d’égalisation, l’argent reformule la vie sociale à partir d’une recherche constante de l’équilibre, du juste milieu, de l’exigeant partage des efforts et des profits. De cette façon, l’imaginaire monétaire a assuré la stabilité du salariat, la pérennité de son développement. Fi de la dépendance et de la soumission, fi de l’aliénation de la force de travail. Le rapport salarial se métamorphose en une dynamique du renoncement et de sa compensation. Le salarié sacrifie un temps de sa vie mais son effort est justement récompensé puisqu’il bénéficie en retour d’un accès aux biens de consommation. Toute conflictualité a été sublimée dans ce jeu des contreparties. Le salariat, reformulé par l’imaginaire monétaire, prend le sens du don et de sa compensation, le contredon[[Voir P. Nicolas-Le Strat, “D’une forme à l’autre, le salarié mis en scène”, Les Temps Modernes, mai-juin 1989.. Ce mode de pensée a prévalu lors de la mise en place du R.M.I. L’obligation du contrat d’insertion trouve sa signification dans une tentative, illusoire (?), d’équilibrer effort et récompense. La monnaie développe donc son propre univers de signification qui forme une image contraignante et structurante. L’aide aux plus pauvres n’échappe pas à cette formalisation monétaire.

La monnaie fonde sa souveraineté sur l’extériorité qui est la sienne vis-à-vis des intérêts divergents des échangistes. Elle peut dire le social puisqu’elle est étrangère à ses passions. Son extériorité ne renvoie donc à aucune indifférence, ni détachement. Pour Michel Aglietta et André Orléan[[Michel Aglietta, André Orléan, “La violence de la monnaie”, Presses Universitaires de France, 2ème éd., 1984., la puissance monétaire naît d’un acte d’expulsion. Un objet est sacrifié comme valeur d’usage, comme objet de consommation ; il échappe ainsi à la violence acquisitive, au jeu des désirs. Il s’extériorise puisque non consommable. La monnaie se constitue ainsi dans une transcendance vis-à-vis des rapports de concurrence (le mimétisme). Dès lors, elle peut s’ériger en tiers médiateur à même de discipliner les relations d’échange ; les rivalités entre les sujets économiques s’épuisent alors en simples différences monétaires. La monnaie se nie, se sacrifie en tant qu’objet virtuel de désir ; elle neutralise donc sa substance, sa matérialité. Peu importe qu’elle soit or ou argent, métal ou papier, elle se suffit d’être signe, un pur concept. La monnaie n’existe que par son extériorité; exclue de l’échange, elle va pouvoir le réguler. Sa neutralité justifie sa médiation. Chaque échangiste pourra s’exprimer en elle puisqu’elle n’interférera pas avec ses désirs, elle sera un simple moyen de leur réalisation. Georg Simmel décrit ainsi la neutralité de l’argent, son vide sémantique. “Le vide sémantique de l’argent (crée) le plein de ses significations pratiques, voire incite à remplir l’infinité abstraite de sa sphère sémantique avec de perpétuels néologismes à inscrire, dans la forme pure qu’il présente, des contenus toujours nouveaux, puisqu’elle n’est un point d’arrêt pour aucun, mais un lieu de passage pour chacun”[[Georg Simmel, “Philosophie de l’argent”, Presses Universitaires de France, 1987, page 247.. La neutralité de sa manière d’être le rend donc apte à toute manipulation. Aucune limite à son usage, l’argent est disponible pour toute interprétation, perméable à toute signification. Sa prodigalité en fait le moyen favori des affirmations volitives, l’expression virtuelle des désirs. Il suscite ainsi une véritable créativité dans les pratiques de consommation. La médiation monétaire dynamise les stratégies de différenciation (l’imitation/ distinction) et l’ordonnancement des valeurs statutaires. En fait, l’argent est le possible d’une manipulation systématique des signes[[Nous nous référons à Jean Baudrillard, “La société de consommation”, éd. Denoël, 1970, et “Le système des objets”, Gallimard, 1968..

Disponible, malléable, il ne l’est pourtant que dans la transcription systématique du qualitatif en quantitatif. Pour égaliser les termes de l’échange, la monnaie procède à la négation des qualités particulières, à la destruction des formes personnalisées. Elle ne peut reconnaître que des éléments quantifiables, mesurables car elle ne se réalise que sur le mode de l’équivalence. Elle généralise le règne du nombre, seul à autoriser un parfait nivellement des inégaux, une réelle équivalence des disparités. La quantification monétaire assimile le social et imprègne les consciences. Toute chose est retraduite dans la continuité du quantitatif. Les relations sociales se reformulent dans ce nouvel imaginaire. La loi du quantitatif, le flux continu des équivalents travaillent donc en profondeur la société. Dans le rapport salarial, le salaire quantifie l’homme, l’évalue pour l’exprimer en son équivalent monétaire. Mais cette mesure s’opère sur un mode détourné ; par une feinte de la raison, l’individualité se retire, seule la force de travail sera quantifiée. Qu’en est-il avec les revenus alloués par l’état ? Qu’est-ce qui sera mesuré ? Un effort ? Une moralité ? Avec le R.M.I. plus de dissimulation possible mais la rencontre étonnante entre la grandeur intangible de l’homme et l’obsédante quantification monétaire. La crise du salariat réactualise la question informulable : que vaut l’homme ?

L’autonomie monétaire et le jeu aux trois rapports

Les années de croissance ont entraîné une salarisation massive. Le développement du salariat s’est accompagné d’une élévation régulière des niveaux de vie et de l’émergence d’une consommation de masse. Cette période connaît donc une large diffusion des relations monétaires. L’argent assoit son hégémonie. Les individus ont dû se familiariser avec son usage généralisé. L’apprentissage monétaire a concemé, en premier lieu, les couches sociales nouvellement salariées (par exemple, d’anciens agriculteurs faiblement impliqués dans des échanges monétaires), mais aussi les couches ouvrières traditionnelles qui ont du s’accoutumer à une “monétarisation” croissante de leur vie quotidienne (augmentation des revenus et recours grandissant à la consommation)[[Olivier Schwartz, dans “Le monde privé des ouvriers”, Presses Universitaires de France, 1990, étudie des populations ouvrières (des années 80) dont certaines sont encore marquées par “un ethos ouvrier traditionnel, celui que pratiquait la génération de leurs parents, alors que les sociétés ouvrières n’étaient pas encore entrées dans l’époque de la consommation”, page 110.. Une culture de l’argent est née ainsi, intimement liée à la salarisation. Le rapport à l’argent s’est normalisé dans la durée, grâce à un ajustement constant entre les gains de revenus et les nouvelles expériences de consommation[[Michel Aglietta et Anton Brender relèvent deux stabilisateurs des pratiques de consommation : la régulation des revenus et l’existence de routine dans la consommation. Voir en particulier le chapitre III (la dimension contractuelle de leur ouvrage “Les métamorphoses de la société salariale”, Calmann-Lévy, 1984.. Un mode de vie monétaire a été conquis au rythme de l’évolution des salaires. Des habitudes de consommation se sont peu à peu sédimentées, des routines établies, des normes validées. L’expérience de la vie monétaire s’est faite progressivement ; le temps d’une génération, des pouvoirs d’achat ont été capitalisés, des modes de consommation se sont institués. La manipulation fascinante de l’argent a été régulée par l’étroit équilibre, toujours maintenu, entre les revenus du travail et les actes de consommation. N’est consommé que ce qui est gagné. L’ascétisme du travail a toujours prévalu sur l’audace monétaire. Le pouvoir de l’argent a été circonscrit. Le crédit n’interférait pas avec cette logique, bien au contraire il la dynamisait. Le crédit permettait de se jouer du temps, il anticipait une hausse prévisible des revenus. Il n’était que de l’achat à tempérament, nullement une tentative de vivre au-dessus de ses moyens.

Les générations[[En nous référant à Karl Mannheim, “Le problème des générations”, Nathan, 1990, nous pourrons dire que les générations de la croissance partagent une “situation de générations” identique puisqu’elles s’inscrivent dans une même problématique historique (la diffusion monétaire). En participant “au destin commun de cette unité historico-sociale”, elles vivent dans un même “ensemble générationnel”. de la croissance ont expérimenté une nouvelle réalité de l’argent. Elles l’ont découvert hégémonique, imprégnant peu à peu toute la vie sociale. Elles ont partagé un même destin, une lente immersion dans l’univers de la monnaie. Ces générations ont composé un système cohérent d’habitudes et de normes. Elles ont institué une commune façon de s’approprier l’argent et d’en user. Leur expérience s’est faite dans un cadre salarial strict. Elles lèguent ainsi aux générations suivantes une culture monétaire étroitement dépendante d’une situation d’emploi, de la condition de salarié.

Le phénomène actuel de surendettement révèle une rupture dans la transmission de cet héritage culturel. Une mutation des pratiques monétaires apparaît. Trois raisons permettent de l’expliquer.

1. Le déclin des générations instituantes. Le temps de l’apprentissage est désormais clos, le paysage monétaire bien banalisé. Les jeunes générations découvrent une quotidienneté organisée par la consommation. Leur intégration est donc immédiatement monétaire. Elles adhèrent, dans l’ici et maintenant, à un mode de vie que les générations précédentes n’obtenaient que dans la durée, dans la continuité d’une vie professionnelle. Désormais, la socialisation ne peut se concevoir hors des standards de consommation. Le crédit devient donc un moyen stratégique d’intégration. Une nouvelle donne monétaire se fait jour. A la logique traditionnelle, promotion professionnelle/amélioration de la situation financière/nouvelles expériences de consommation, se substitue une autre dynamique sociale, crédit/atteinte du seuil monétaire standard/pleine insertion dans la consommation. Cette évolution sanctionne le déclin d’un “ensemble générationnel”[[Voir Karl Mannheim, op. cit., page 60., l’épuisement d’une culture monétaire héritée des années de croissance. Elle se traduit par un autre rapport au temps, par une nouvelle temporalité monétaire. La capacité financière n’est plus vécue nécessairement comme la conséquence d’une insertion professionnelle réussie mais, toujours plus, comme le préalable à toute intégration. Le crédit change la signification de l’argent. De compensation de l’effort de travail, le métamorphose en condition de la socialisation. L’argent crédité ne renvoie plus directement à une culture salariale.

2. L’épuisement de la déclaration salariale[[Cf. supra.. Les nouvelles générations vivent une expérience paradoxale. La consommation est bel et bien institutionnalisée ; nul ne peut échapper à son environnement monétaire. Mais, parallèlement, le mode de déclaration dominant (les modalités d’obtention d’une capacité monétaire) entre en crise. La consommation s’autonomise de la salarisation. En effet, la culture monétaire s’affranchit du rapport au travail (le salaire) ; elle se développe tout autant dans une dépendance étatique (le R.M.I.) que dans l’intégration aux réseaux financiers (le crédit). Un mode de déclaration étatique ou bancaire se substitue à la traditionnelle déclaration salariale. L’année aux opérations monétaires se redéfinit, et avec lui l’ensemble des références, des repères qui régulent le maniement de l’argent. La transformation du processus de déclaration s’accompagne donc d’une situation d’anomie, d’une extinction des principales normes de consommation.

3. L’évolution informationnelle de l’argent[[Sur cette question, voir Jean-Joseph Goux “Cash, check or charge”, in Communications, n° 50, 1989, Seuil.. L’information croissante de la monnaie accentue son autonomie. Avec les cartes bancaires à mémoire, l’argent, non seulement parachève sa dématérialisation, mais il s’institue en pratique sociale autonome. Les opérations monétaires s’abstraient de toute manipulation de numéraire, pièces ou billets, et de tout acte concret de certification, la signature d’un chèque. L’argent joue désormais en solo ; nul besoin de le référer à un support matériel (papier monnaie) ni à une autorité légitime et responsable l’état qui certifie la “valeur” du billet ou le particulier qui valide la transaction et engage sa responsabilité par sa signature). Un code confidentiel suffit pour effectuer n’importe quelle opération. L’argent se crée, se détruit ou se transfère grâce à un simple dialogue avec la machine. “L’essence purement informationnelle de la monnaie se révèle de mieux en mieux. Cette fois, plus rien n’est physiquement “échangé”. Seuls des signaux sont émis et enregistrés”[[Idem, page 15.. Le rapport monétaire s’autonomise de la contrainte traditionnelle du niveau de revenu. Il s’émancipe de l’obligation de solvabilité. Les crédits revolving, les autorisations de découvert et les cartes privatives (les crédits permanents de la distribution) ont créé un “espace social” où l’argent exprime pleinement sa portée informationnelle, se libère de ses références originaires. Il ne symbolise plus une contrepartie, il ne représente plus un effort de travail : il opère librement en tant que pratique autonome. L’évolution informationnelle de l’argent l’assimile toujours plus à une pratique langagière. Il se vit de moins en moins comme référentiel, symbole d’une chose (le travail dans une société salariale) mais il vaut désormais comme système de signes (composant communicationnel).

***

En introduction à cette relecture monétaire du salariat, nous indiquions que la création par l’État d’un revenu minimum, ainsi que le phénomène de surendettement des ménages nous servi raient de révélateurs. En effet, bien que parfaitement distinctes, ces deux réalités sociales réinterrogent l’une comme l’autre le mouvement structurant, travail – argent (revenu) – consommation. Nous les utilisons comme analyseurs du processus plus global de déstabilisation du rapport salarial. Que révèlent-ils ?

Tout d’abord, une crise du principe déclaratif. La salarisation correspond au mode légitime de déclaration dans une société capitaliste. Avec l’instauration d’un revenu minimum, l’État s’arroge un pouvoir de déclaration ; il tend à se substituer au marché du travail pour interpeller/constituer les individus en sujets économiques, en consommateurs. Peut-être plus déconcertant encore, les années 80 voient s’instituer un mode d’auto-déclaration. En effet, les individus peuvent désormais, grâce à une manipulation adroite des outils de crédit, s’accorder la capacité monétaire qui leur est nécessaire pour tenir leur standard de vie. Ils s’auto-déclarent ainsi pour une quantité de monnaie, hors de toute référence salariale immédiate. La multiplication des formes de crédit a ainsi créé les conditions d’une auto-déclaration (une auto-déclaration de type “consumériste”). Certes, ce “nouveau” mode de déclaration reste fragile puisqu’à terme la sanction du niveau de revenu joue le crédit devra bien être remboursé et il le sera sur la base des revenus salariaux. Néanmoins, cette pratique du crédit qui cherche à transgresser le rapport salarial nous paraît révélateur d’une crise de ce rapport. Le mouvement travail, argent, consommation n’arrive plus à s’équilibrer, les individus investissent la sphère financière pour faire face aux exigences de consommation. Entre le temps du travail et le temps de la consommation, se cristallise un espace social médiateur, l’espace des pratiques monétaires et financières.

Deuxièmement, une autonomisation des pratiques monétaires. Comme nous venons de le montrer, les individus investissent l’espace des pratiques financières et monétaires dans une quête illusoire (?) d’auto-déclaration. L’usage de la monnaie devient donc une expérience sociale spécifique. La monnaie n’est plus seulement la contrepartie du travail exécuté ni le simple moyen d’accéder à la consommation, la monnaie devient toujours plus une entité sociale qu’il faut apprendre à gérer, à manipuler. Savoir jouer du crédit, savoir user des possibilités offertes par la monétique, voilà un ensemble d’actes et de pratiques qui spécifient l’expérience monétaire. Le dialogue avec les machineries bancaires (distributeurs de billets), le paiement par simple validation d’un code confidentiel (carte bancaire), voilà un ensemble d’activités qui donne sens à l’expérience monétaire. L’individu doit donc apprendre à user de la monétique et des outils de crédit. L’intégration dans cet espace monétaire reste à penser. Le surendettement montre combien ces nouvelles pratiques monétaires fragilisent : les règles et les normes qui pourraient réguler cet espace social restent à définir. Le fordisme s’est développé en constituant deux espaces sociaux étroitement articulés, l’espace du travail et l’espace de la consommation. Le post-fordisme va-t-il inventer un triptyque social : l’espace de travail, l’espace monétaire/financier, l’espace de consommation, chaque espace relevant d’un mode d’intégration spécifique. L’insertion sociale ne renverrait plus à l’unité du rapport salarial (travail et consommation) mais à un jeu aux trois rapports (travail, monétique, consommation).

Enfin, un nouvel imaginaire monétaire. L’autonomisation des pratiques monétaires a été plus que largement favorisée par l’informatisation de la monnaie. L’usage de l’argent s’abstrait de la matérialité du billet de banque et de l’engagement de responsabilité que représente la signature. L’autonomisation des pratiques monétaires s’est fondée sur cette double abstraction. La monnaie, comme instrument, comme entité sociale, paraît se suffire à elle-même; elle ne se réfère plus immédiatement à une symbolique étatique (le billet) ni à un mode privé de responsabilité (la signature). Elle se réduit toujours plus à un signe, c’est-à-dire à un composant communicationnel, que l’on transmet, que l’on enregistre, que l’on fait circuler. Allons plus loin dans notre raisonnement, la monnaie s’apparente en fait à un simple signal qu’on manipule (le signal informatique). Cette évolution technologique qui frappe le phénomène monétaire a bien évidemment des influences notables sur les comportements sociaux, sur notre expérience de l’argent. Lorsque l’individu dialogue avec une machinerie bancaire, il joue avec des signaux. A cet instant, son expérience de l’argent n’est plus structurée par son appartenance salariale elle est de nature communicationnelle. La monétique a démultiplié la portée informationnelle de la monnaie. Dans l’espace financier/monétaire, l’argent n’est plus immédiatement une contrepartie, une compensation ; il n’est plus non plus la référence, la représentation de la chose convoitée ; il se suffit d’être signe. Un autre imaginaire monétaire se dévoile, plus informationnel que référentiel. L’argent est vécu moins comme contrepartie, comme quantification d’un bien, comme référence d’une chose que comme information transmise et enregistrée.