Multitude et élection américaine

La multitude vit et existe par elle-même

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Jacky Girault

Comme cela est dit dans les différents messages sur cette question, le
système politique américain(comme le français) n’est pas fait pour permettre
à la multitude d’exercer sa puissance. On reste dans le cadre d’une
démocratie représentative où les débats sont simplifiés et orientés vers la
formation d’une majorité. Malgrè cela, la multitude peut-elle s’exprimer, se
coordonner, faire place à une raison collective et autonome, en d’autres
termes et pour reprendre le titre d’un chapitre de “Mulitude” de Negri et
Hardt, y-at-il des “traces de la mutitude”? C’est peut-être à un travail de
recensement, d’enquête qu’il faut s’atteler.
Toujours dans “Multitude” page 250 :” La multitude a besoin d’un projet
politique pour exister”.

Philippe Zarifian

Oui, c’est vrai, jacky a raison.
Voici le passage complet de “Multitude”, page 250:
“La multitude a besoin d’un projet politique pour exister. Ayant examiné les conditions qui rendent
la multitude possible, il nous faut déterminer le type de projet politique susceptible de lui
donner vie”.
Cela prête à débat. Personnellement, je suis en désaccord avec cette phrase, qui elle-même exprime
une certaine conception de la multitude, dont nous pouvons séreinement et sans émotions débattre. Il
est vrai qu’il serait meilleur d’en débattre directement, plutôt qu’en passant par l’actualité des
élections américaines.
Pour faire vite, par rapport à cette phrase :
– la multitude vit et existe par elle-même, sans avoir besoin d’un projet politique. Elle existe de
manière pleinement actuelle (et virtuelle à la fois). C’est lorsqu’on oublie de créer un concept
qui, en lui-même, admet toujours (c’est le “toujours” qui est important) la confrontation interne,
le métissage, la composition différenciée, qu’on part à la recherche d’une multitude “à l’état pur”,
qui aurait enfin trouvé, malgré tous les obstacles et par delà les singularités, le commun qui la
ferait exister. Je conteste donc complètement l’expression :”la multitude a besoin d’un projet pour
exister”.
– aucun projet n’est apte à fonder une vie, qu’il s’agisse de politique ou de biologie. La vie vit.
Elle existe sans projet. La multitude existe dans chaque singularité.
– la problématique du “possible” est très pauvre et toujours implicitement téléologique. Elle est
liée à la notion d’avenir, et non au concept de “devenir” (du moins si l’on se réfère à Deleuze ou à
Bergson à ce sujet). On connaît la sévère critique de la notion de “possible” par Deleuze, et toute
la différence qu’il instaure entre “virtuel” et “possible”.
– je pense que l’unité de la multitude n’est pas à chercher dans le “commun” (l’équivalent des
notions communes chez Spinoza), mais dans la caractérisation des enjeux et problèmes qu’elle
affronte déjà actuellement pour exister et exprimer sa puissance, et ceci de manière nécessairement
et irréductiblement multiple, seules des synthèses (et non pas des “projets” unificateurs) pouvant
émerger. Soit dit en passant, chez Spinoza, inventeur du concept de “puissance de la multitude”, il
est tout à fait clair et évident que la multitude n’existe actuellement (pour lui, toute existence
est actuelle) que dominée par les passions, passions qui se diffusent par effet d’imitation, en
particulier. Domination par les passions ne signifie pas pour lui l’absence de tout affect actif de
générosité et de fermeté qui pousse la multitude à se concevoir elle-même dans sa puissance propre,
mais jamais à l’écart de ces passions. Ce qui veut dire, si l’on adhère à la distinction de Negri et
Hardt (à la manière, très proche de Hobbes, qu’ils ont de définir un “peuple”), que la multitude
spinoziste fait aussi, par un de ses aspects, dans son actualité, “peuple”, face à un souverain,
seul apte, selon Spinoza, à apporter paix et sécurité et à favoriser le développement d’hommes
libres. D’où son choix de la démocratie comme forme d’Etat la plus apte à favoriser la
transformation interne de la multitude dans le sens du dévelppement d’hommes libres et de
l’affirmation active d’une puissance la moins soumise possible aux passions. On peut et on doit
certainement dépasser la conceptualisation de Spinoza sur ce point, en particulier la conception
très traditionnelle qu’il a du rôle du souverain, mais il est difficile de la contourner. La grande
force de Spinoza est de toujours penser des compositions et des variations qui vont en sens opposé,
ou, plus exactement, qui divergent. Pas de raison sans passions, pas d’affects actifs sans affects
passifs, pas de joie sans tristesse, et de joie et tristesse sans désir. Il n’y a pas, chez lui,
l’ombre d’une existence modalisée pure de toute composition et tensions.
Cela dit, encore une fois, j’admets qu’un tel débat, s’il doit avoir lieu, devrait être structuré en
tant que tel, et qu’il est par ailleurs très difficile de l’avoir si l’un ou l’autre des deux
auteurs n’est pas présent pour répondre et argumenter.

Jacky Girault

Merci à Philippe d’insister sur ce point, c’est vrai que Negri et Hardt sont
très clairs sur cette question :” Tout ce que nous pouvons dire à ce stade
est que la très large diffusion sociale et l’importance économique de ces
pratiques du commun dans le monde contemporain fournissent les conditions
qui rendent possible un projet visant à créer une démocratie fondée sur la
libre expression et la vie en commun. Le projet de la multitude n’est autre
que la réalisation de ce projet”.(page 239)