Depuis le milieu des années soixante dix, la pensée critique est soumise à rude épreuve dans le monde occidental. La tradition marxiste, incapable de se renouveler et de faire ses comptes avec le “socialisme réel”, est entrée dans une crise dont elle ne s’est pas remise. Le discrédit qui l’a atteinte a rejailli très souvent sur les courants les plus novateurs des années soixante et soixante dix. Beaucoup d’intellectuels qui s’étaient radicalisés au cours des années soixante sont ouvertement passés sur des positions réactionnaires, soit par déception ou conviction, soit pour trouver un nouveau champ d’intervention. À la fin des années soixantedix la dénonciation du totalitarisme a été présentée peu à peu comme un impératif catégorique, et Pol Pot est devenu le point d’aboutissement obligatoire de Marx. Plus besoin n’était de penser les problèmes du “socialisme réel”, il suffisait de vouer la bête de l’apocalypse aux gémonies. Le paradoxe est qu’au même moment venaient de l’Est des voix qui invitaient à voir et à penser autrement le “socialisme réel”. Dans “L’Alternative”, le livre qui lui a valu l’emprisonnement en RDA, Rudolf Bahro se préoccupait de faire l’anatomie du “socialisme réel”. Dans une toute autre veine, Alexandre Zinoviev décrivait avec une ironie mordante la médiocrité et l’inefficience du système soviétique. Les écrivains de la RDA, particulièrement sanctionnés en 1979 par le régime, analysaient en profondeur dans leurs oeuvres les liens sociaux porteurs de dissociations qui étaient propres au pays de l’Est. Mais ces incitations à penser de façon différenciée, à penser jusqu’au bout la crise du “socialisme réel” n’ont pas trouvé d’écho. Il était plus simple de s’en tenir à l’imprécation et aux dichotomies faciles.
Ce recul de la pensée critique a été accompagné de façon significative d’une progression de la médiatisation des débats intellectuels, c’est à dire là aussi d’un renforcement des tendances à simplifier les questions. La recherche de l’effet, de la trouvaille médiatique a fini chez certains par balayer toute honnêteté intellectuelle, tout scrupule dans l’utilisation des arguments. Il est devenu possible d’attaquer des auteurs sans les avoir lus, en exprimant seulement le soupçon qu’ils sont coupables de pactiser avec le totalitarisme. Dans ce contexte, les conservateurs ou les néo conservateurs comme Raymond Aron, Herrnann Lübbe, Daniel Bell ont fait figure d’intellectuels probes, qui ne gâchaient pas le métier, mais s’efforçaient de théoriser sérieusement les problèmes de la période et d’utiliser au mieux la conjoncture créée par la crise du marxisme et de la pensée critique. La thématique de la crise de la culture prend d’ailleurs chez eux une place prépondérante parce qu’ils sentaient bien que les valeurs traditionnelles étaient en voie d’érosion et que la médiatisation (la marchandisation des échanges intellectuels) pouvait jouer le rôle d’anesthésique, mais pas fournir de réponses. Aussi, leur lutte contre la pensée médiatisée et pour préserver certaines valeurs, prend elle facilement les caractéristiques d’une lutte contre la modernité. Elle n’était pas forcément attirante pour ceux qui avaient été touchés par l’esprit libertaire des années soixante.
C’est pourquoi on s’explique assez bien que l’hégémonie conservatrice ou néo conservatrice ait pu être vivement contestée dans les années quatre vingt par des courants divers, venus en général des milieux universitaires, désireux d’établir un rapport positif avec les sociétés démocratiques libérales, mais sans verser pour autant dans la facilité médiatique. Pour eux, la société occidentale est la meilleure des sociétés possibles aujourd’hui et il n’y a plus de sens à vouloir en faire une critique globale. Il faut donc se réconcilier avec l’existant et jouir de ses bons côtés en renonçant au négativisme et à l’utopie. L’intellectuel doit pousser jusqu’au bout le désenchantement du monde pour lui même et ceux qui l’entourent, c’est à dire renoncer à l’idée de mission, d’engagement. De façon significative, Sartre, Marcuse, Althusser sont devenus de véritables contre exemples, c’est à dire la représentation emblématique de ce qu’il ne faut pas faire. À la place de l’engagement, c’est le gai renoncement qu’il faut faire prévaloir, c’est à dire le contentement face à la clause des valeurs, face à la ronde infinie des marchandises, face au kaléidoscope médiatique, face aux jeux croisés des communications.
Cette pensée affirmative (au sens où l’entendaient Adorno et Marcuse) se veut pensée de la liberté (qu’elle confond souvent avec l’imprévu et le contingent) et de la liberté au présent. Aussi faut il évidemment qu’elle règle ses comptes avec les pensées du passé (au besoin très récent) qui jettent le doute sur notre liberté actuelle ou s’interrogent sur sa limitation et sa fragilité. Une première façon de faire consiste à donner une interprétation émolliente de penseurs aux arêtes vives, Nietzsche, Heidegger par exemple. Au besoin, on essaiera de les diluer avec un peu de philosophie analytique, un peu de dé construction en procédant à des échanges de part et d’autre de l’Atlantique, ce que font le postmodernisme à la Rorty et la pensée faible à l’italienne. Mais il y a aussi une autre manière, celle là très française, qui consiste à exorciser les grands penseurs de la modernité en leur reconnaissant des mérites, pour affirmer ensuite qu’ils ont mené à des impasses par leur radicalité même. On leur opposera donc un retour à la philosophie classique (Kant) pour faire valoir un criticisme édulcoré (qui critique surtout ceux qui ne sont pas satisfaits de la démocratie libérale parlementaire). On pratique ainsi une sorte de philosophie du juste milieu qui se forge des écueils sur mesure pour mieux pouvoir les éviter et en triompher.
Comme on le voit la pensée affirmative condamne volontiers l’esprit de système et “les obsessions totalisantes” (expression de J.F.Lyotard) qui conduisent au holisme, mais il n’est pas besoin d’y regarder de très près pour s’apercevoir que le refus des “obsessions totalisantes” est en fait refus des questionnements approfondis, des problématiques nouvelles. Les secteurs de la pensée affirmative ne détestent, certes pas, la nouveauté mais ils ne veulent surtout pas qu’elle les dérange. La réalité doit être légère, voire superficielle ou sans profondeur. Ainsi le capitalisme devient il pour eux le langage, les relations sociales deviennentelles des récits ou des narrations multiples qu’il suffit de laisser se développer. La réalité sociale se trouve en quelque sorte esthétisée ; on lui enlève des aspérités et on réduit les conflits à des difficultés de communication entre les groupes sociaux et les individus, à des malentendus qui se renouvellent sans cesse. La société sans profondeur vit dans une sorte de présent perpétuel qui ne se soucie plus guère de l’avenir et du passé. Elle est remplacée par une temporalité sociale où ne s’annonce pas de véritable changement, où le travail de la mémoire n’est pas sollicité, où le passé tourmenté, mais riche, du XXe siècle est surtout interprété comme une suite de catastrophes qu’il faut commémorer pour mieux les publier.
En réalité ces formes de pensée qui se veulent des théorisations légères de la mobilité sont particulièrement immobiles, car elles veulent maintenir les choses en l’état Elles sont donc plus fragiles qu’elles ne le croient et pour elles le retour du refoulé ce qu’elles prétendent déréaliser ne saurait tarder. Dans ce volume, les auteurs, chacun en toute liberté, ont voulu précisément montrer que la pensée affaiblie des années quatre vingt n’était pas, loin de là, au dessus de toute critique.