Condition et idéologie
La manifestation d’une pensée “minimaliste” ne peut être imputée à une volonté, c’est le fruit d’une condition. C’est pour cela qu’il est difficile d’en parler : ce que l’on y choisit souvent ne lui appartient pas ce qui lui appartient n’est que l’aspect caricatural, un cadre enlaidi par une pseudo représentation tragique. On ne peut la ramener à un “lieu” de la réflexion philosophique, en aucun cas, quelque fréquentée qu’elle soit. En réalité, la condition moderne a mis fin à un cycle expansif de la pensée : toute vocation philosophique souhaitant une libération de l’humain de la limite a dû se mesurer avec une double crise : d’une part, avec le caractère fuyant de l’objet qu’elle avait contribué à créer, de l’autre avec l’insubordination des sujets qui en est résultée. Donc, plus la condition moderne a exprimé une haute socialisation et rationalisation, plus elle a produit des “lieux” de la différence, caducs non par condition, mais par relation non par rapport à la puissance mais au pouvoir. En cela d’ailleurs, en ce résidu et en cette multiplication de puissances, l’accomplissement du cycle s’est transformé en un renvoi continu. Le Moderne est un résidu constant de Vêtre, la différence exprime la puissance et engendre l’histoire comme résidu.
Entre Nietzsche et Heidegger l’accomplissement semblait définitivement avéré, ayant conduit hors de toute dialectique. En fait, ce qui fut confirmé outre tout humanisme phénoménologique et existentialiste ce fut justement l’être en tant que renvoi. Au sens large, ce que Bataille disait du rapport entre Nietzsche et le communisme renfermait en soi ce paradoxe : la tragédie peut être la mienne, mais seul le communisme l’a posée : le problème de l’objet et du sujet ne cesse d’être notre problème. Cela veut dire que l’idéologie post modeme est entièrement préfigurée dans l’impossible accomplissement du Moderne. En tant que telle, c’est une condition ambiguë avant même d’être une idéologie ; toutefois, on ne peut en conclure qu’une telle condition soit convenablement exprimée ou exprimable par une pensée “molle”, “faible”.
Cette ambiguïté émerge sans aucun doute dans la pensée philosophique italienne des dix dernières années. Elle exprime avant tout un événement singulier, car elle part du postulat que, dans l’histoire européenne récente, la sociét italienne des années 70 est la plus conflictuelle, et que dans celle ci s’est manifestée l’expression radicale d’une théorie du changement social précisément, le communisme comme objectif minimal ; c’est justement pour cette raison qu’en théorie la “faiblesse” de la pensée a dépassé toute condition, même tragique, marquée par l’échec. La condition est Aevenue une idéologie, le désenchantement face à l’efficacité d’une domination transparente dans la société n’est qu’un constat. Que l’on dise donc amor fati : ce qui apparaît n’a plus de “quant à soi” ; tout “quant à soi”, étant inhérent à un sujet, représente d’une façon réactive toute e4présence”. Que l’on dise donc mieux et plus clairement : “adaptation aux temps”
Évidence métaphysique et domination
Est ce peut être parce que la “renonciation du fondement” non fondement et défoncement en même temps nous soustrait toute “autre” fondation ? Nietzsche : ainsi est il de Dieu et de l’Homme ; Heidegger: ainsi est il de l’être comme fondement de l’étant; Wittgenstein: ainsi est il du signe/sens. Aucune “faiblesse”, d’autre part, n’est implicite à cela. “Cet ainsi” exclut un “autre de” quant au sequitur, cependant, aucune “mollesse”. La pensée “faible” vante ses raisons, naturellement. De toute façon un savoir sans fondements lui semble être un savoir qui peut être nostalgique de la raison. Dans ce sens, les considérations produites dans le domaine de la soi disant “crise de la raison” ne lui semblent nullement suffisantes à exorciser le spectre présumé de l’irrationnel. Prétendant “sauver” une 4’autre” raison, elles n’opèrent pas de renoncement au fondement. Voir en Nietzsche un rationalisateur équivaut à en dissoudre la figure. Ce qui suit ne ut qu’avoir des formes bien plus faibles : une pensée versifiante saisie entre esthétique et rhétorique.
Les critiques dialectiques du XXe siècle nous rappelle Vattimo , en se fondant sur la pensée marxienne, ont réalisé la dialectique et produit son moment dissolutif : là ou l’hiumain a atteint son sommet, sa dignité historique s’est accomplie. Accomplie, c’est à dire achevée. Tout sentiment de salut, toute rationalité historique. et toute téléologie lui appartenant sont accomplis. La mystique de l’Aufhebung a définitivement réalisé et rendu vraie une statique de l’être dans sa moderne volonté de salut. Modernité et historicité constituent le berceau où tout subjectum a prétendu s’emparer du monde ; l’échec de toute histoire gouvernée, où le ressentiment du sujet n’a été qu’esprit réactif, témoigne que cela ne peut plus être vrai. L’intention de rétablir ce hypokeimenon, donc le sujet, la vérité fondement, équivaut à ne pas voir argumente encore Vattimo que la condition post moderne est en réalité une condition de “fin de l’histoire”. Le déclin de l’Occident n’est pas un mythe romantique ; il sanctionne la perte d’unité de la narration humaine, il en épuise le temps scandé selon un Prinzip Hoffnung.
C’est là où se trouve le danger : chercher à rétablir l’unité progressive, éclairante de cette narration humaine ; chercher à rétablir l’être, donc le sujet, donc la métaphysique. Par conséquent, la différence : selon Heidegger, la différence ontologique entre être et étant. L’être n’est pas, il se produit, temporellement. Envers l’être nous disposons d’une constatation qui est toujours un congé. Selon la Verwindung heideggérîenne, c’est un franchissement qui est appartenance, un “s’en remettre à” – ce qui équivaut à “se remettre à” et à “se reprendre de”. Il n’y a pas la présence de l’être, mais le souvenir. Penser l’être c’est penser le canon, non l’exception ou l’illumination. Aucun Grund n’assure aucune raison, aucun rachat d’une maladie, mais l’assomption d’une destinée ce qui équivaut à se remettre à celui ci. Face à l’être en tant que souvenir, la pietas non pas le rachat est l’adéquate attitude caduque, qui s’approprie la caducité de l’être et son “amaigrissement”. Dans cette constatation, paraît il, dialectiques et différence sont conjuguées en tant que pensée “faible”.
D’autre part, c’est là que l’on trouve le rapport étroit entre évidence métaphysique et domination. Il y a la guerre, l’exploitation ; à quoi bon se donner de la peine pour le nier ? Dans l’évidence métaphysique la domination est explicite ; il n’en résulte pas nécessairement un rachat de l’être toujours et simplement penché vers un divers qui est finalement le même : aliénation remise, dégradation induite, domination implicite. Le monde ne se démystifie pas : nous disposons, plutôt, de la possibilité d’un regard plus amical envers l’apparence Lichtung. Une herméneutique devient possible qui avance en suivant de simples traces rappelant l’être. An denken et Verwindung entant qu’ouvertures; l’ontologie “faible” devient herméneutique.
Inutile de parler de la raison violée, de la rationalité perdue, de l’histoire non dite et pourquoi pas ? d’un “défoncement” versifiant et redondant, peut être. Toutefois : pourquoi cette faiblesse dans l’acte de se souvenir ? Que l’être ne soit pas, mais qu’il se produise, c’est une distinction subtile ; mais pourquoi donc “faible” ? Wenders In Lauf der Zeit : “Qui es-tu ?” “Je suis un pédiatre.” “Je ne t’ai pas demandé ton histoire.” “Mais c’est moi mon histoire.” Pourtant, aucune faiblesse dans cette histoire ; non pas parce qu’ “il faut tout changer” le tout n’étant pas dit , mais parce que la tragédie m’appartient dans ce corps non penché au sens humaniste. D’ailleurs, ce n’est pas la “faiblesse” qui me démontre le fait qu’elle m’appartient, mais son tragique même. L’impression c’est qu’il y a une esthétique de tragique dont Lyotard (à qui se réfèrent les personnes “faibles”) a le mieux parlé, qu’il y a une éthique du tragique forte, cependant, non pas un “presque rien”. C’est là que se joue le rapport être/différence. L’être est puissance justement parce qu’il peut se produire, il n’est nullement caduc parce qu’il se produit, mais fort en tant qu’insaisissable. Dans ce contexte, le post moderne n’a rien à dire : la condition humilie l’idéologie même sans aucun Diskurs transcendantal.
Encore : être et différence
Deleuze et Foucault sont ils nostalgiques de la métaphysique parce qu’ils n’atteignent pas l’oubli de l’être ? C’est ce qu’affirme la pensée “faible”. Glorification des simulacres, pouvoirs “disqualifiés” ? Il y a du vrai, mais il Wy a pas de métaphysique ; ou, de toute façon, pas plus qu’ailleurs. Qu’est-ce que ce dépassement, cette langue récrite, si ce n’est pas aussi un simulacre ? Et un simulacre de l’être, puisqu’on ne cesse d y faire de la métaphysique. Ce que Deleuze et Foucault ont su montrer, plutôt, c’est le caractère inoubliable de l’être parce qu’il souffre, les dispositifs qui le soutiennent s’incarnant historiquement. Petite différence : l’instance propre de la destinée est donnée, ici et maintenant, comme une tragédie. Or, elle n’est pas telle parce que l’être est une présence caduque, impalpable, mais parce qu’elle est l’étant dont la souffrance forme le monde. Dans ce sens, il ne peut pas ne pas se produire, mais ce n’est pas le fait qu’il se produit qu’il est “faible”, il se produit parce que dans cet événement se trouve son tragique. Plus et mieux que cela : tant Deleuze que Foucault montrent quelle est la tromperie implicite à la toute puissance du cogito cartésien, sans en faire cependant un paravent. Il est insignifiant de s’acharner sur la possibilité de déterminer le sujet ; personne en vérité n’a plus confiance dans la mise en scène de n’importe quelle toute puissance. S’il est une détermination vraiment totalitaire aussi bien qu’illusoire de la “présence”, elle est donnée comme dimension pure de la domination sur les sujets et quant au ressentiment, les rôles sont vraiment inversés. Il nous semble, finalement, que le point de jonction peut facilement devenir un prétexte. Ce qui, évidemment, vaut aussi bien à l’inverse : il serait irrévérencieux de chercher à ne pas voir la distance séparant les réflexions respectives de Deleuze et de Foucault de toute philosophie du sujet. Il serait aussi irrévérencieux de viser à construire, avec eux, une “autre” philosophie des sujets. Il n’y a pas de simulation de liberté positive, il y a l’expression de communautés échappées et devenues : lignes de fuite, plutôt que contradictions être “quelconque”, peut on dire, si cela vaut vraiment pour une “communauté” des “sans communauté”. Avec raison Negri cherche cet élément tragique dans Les Mille plateaux.
Ce qui est d’ailleurs la tragique condition actuelle du sujet, c’est à dire sa contingence. C’est là que l’être se produit, mais puisque sa souffrance n’épuise nullement le temps, il en refait une durée. Une esthétique du tragique, croyons nous, dont les issues peuvent devenir paradoxales, n’est pas éloignée de la pensée “faible”. La différence exprimant la puissance engendrée de l’histoire comme résidu, la “biographie” disions nous , une esthétique du tragique, au contraire, accomplit le temps, vu que du contingent elle met en relief la faiblesse, non la tragédie. De cette contingence, ce que l’on ne peut déterminer positivement c’est sa cause, donc elle paraît ne pas avoir de rachat : c’est la simple expression d’un ètre imparfait, d’un corps collectif penché tragiquement. Son esthétique, fixant dans l’image de l’accomplissement des temps l’aboutissement, résout le temps : l’être se produit en rien. Au contraire, il semble essentiel de penser le contingent non comme image tragique, instant qui résout le temps, mais comme durée tragique, liée autant que possible à la sauvegarde d’une mémoire du futur. L’éthique peut être mémoire du futur: communauté des sans communauté. Évidemment, à ce point, le jacassement post moderne n’a pas beaucoup d’alternadves : l’être est un renvoi continu, parce que les tensions que le Moderne avait amorcées ne sont point résolues. Donc, la reconduction à ce “post” de Nietzsche et Heidegger ne convainc nullement. Leur condition n’est qu’extrême, mais en tant que telle elle appartient d’une façon irréductible au Moderne : ce n’est que de ce Moderne dont elle nous parle. Plus elle exige une dépassement de l’être, plus elle en est saisie.
Années 80
En Italie plus qu’ailleurs peut être le poids des années 80 a été dévastateur. Ce qui a résisté n’a nullement été une elmémoire,, même si sa perte a souvent été le fruit d’un refus intéressé mais plutôt une invention du quotidien. Tout sauf le ressentiment a produit cette différence. Pourtant c’est de différence tragique qu’il a été question. Là où elle a effleuré une esthétique, elle a été effectivement la filiation la plus authentique d’une “faiblesse” : repentir diffus, sinon le “repentir général”. Là où elle a su s’exprimer sans aucune médiation, elle a même frôlé le cynisme et l’opportunisme ; des attitudes nullement nobles et pas même porteuses de qui sait quel “sentiment” ; mais en tout cas même passives mais non nécessairement face à une fatalité sans espoir.
Or, quel est le sort de l’événement de l’être, de cet être dont l’événement, justement, est une différence rf accomplissant pas le temps mais le multipliant ? La pensée “faible” arrive à formuler une ontologie “faible” qui, finalement, n’est rien d’autre qu’une herméneutique, ou une esthétique du tragique , mais si nous dirigeons vraiment notre regard vers notre tragédie, il est clair que seule une ontologie de la puissance peut nous sauver. Aussi sommes nous certainement suspects : quiconque prétendrait se sauver réaffirmerait une volonté, un délire de volonté subjective, donc une métaphysique. Toutefois, ce salut est dans les choses, il n’est pas et il ne sera pas une “idée” de recomposition et de réparation; il ne pourra que se donner en tant que possibilité de possibilité, début de sédimentation d’un contingent, d’un “souvenir” du temps dès maintenant : mémoire du futur, où le ressentiment est impensable ou, de toute façon, non tangible. L’éthique, dans cette ontologie de la puissance, est la possibilité extrême de ne pas arriver à la fin du temps, de ne pas épuiser le futur dans l’instant. Si rêtre se produit, le temps est connexe à lui d’une façon constitutive. Notre être est notre temps, donc notre histoire.
Si toutefois chaque histoire est déjà accomplie, toute “biographie” possible de l’être s’évanouit; ou, au contraire, si ce qui arrive va toujours arriver, on ne peut rien dire de rien sauf la “direction” de l’événement, qui peut être esthétiquement deviné. C’est la raison pour laquelle le jacassement post moderne, tout en partant d’une condition tangible, évolue vers la plus facile des solutions. Sans mystère non plus le lien constitutif existant pensée “faible” et pensée de la postmodernité. La vraie on se trouve finalement dans la manière dont on interprète événement moderne. Bref, si nous nous bornions à dire que notre condition tragique est la spécificité de la “maladie” occidentale, tout en ne disant rien de faux, nous ne cessons de poursuivre la métaphysique que Habermas avec raison considère viciée par le mythe de l’origine. Et si nous affirmons en tant que conclusion la plus évidente que la même condition est solidement exprimée dans sa spécificité post moderne, tout en ne disant rien de faux, nous partons du présupposé que la Modernité soit accomplie. En fait, ce dont nous traitons met en évidence tout le contraire : le Moderne demeure inachevé, aucune faiblesse n’ayant pu éliminer son problème : non seulement le mythe prométhéen du sujet, mais plutôt et surtout la constitution subjective de la collectivité, d’un être quelconque, certes, s’il est “communauté” des “sans communauté”[[Références Bibhographiques..
Références :
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