L’article propose une lecture de la victoire électorale de G.W Bush à travers l’interprétation cognitive des raisonnements et des mécanismes collectifs que produisent et légitiment des décisions absurdes. Dans le cas de la guerre en Irak, après des décennies d’atermoiements stratégiques, gouvernement, armée et une majorité d’électeurs américains se sont retrouvés sur des valeurs impériales hégémoniques qu’incarne la réélection de G.W Bush.Les valeurs de paix ont été prises au piège par le côté obscur de la force de l’Empire. Les moyens mis en œuvre : perte de sens, processus managériale et privatisation de la guerre et enfin retournement des valeurs. La guerre « absurde » a été instrumentalisée, elle a renforcé la tradition populiste, martiale, favorable au port d’arme et à l’autodéfense qui clive l’opinion publique américaine entre républicains et démocrates progressistes. Mais les citoyens américains et leurs représentants ont toujours été très réticents à l’égard de l’interventionnisme, lorsque la défense des intérêts américains n’était pas tangible. Une majorité s’est toujours dégagée contre les interventions militaires hasardeuses, même pour porter les valeurs de la démocratie et de la paix, surtout lorsque les chances de succès et la clarté des objectifs n’étaient pas clairement présentées par les dirigeants.
Un débat s’esquisse sur les raisons du succès de G. W Bush que certains sondages, une partie des commentateurs politiques et même certains supporters républicains disaient, peu de jours avant le scrutin, vaincu par lui-même, ses mensonges la situation sur le terrain et le déficit creusé par la guerre. Kerry était probablement vainqueur sur le fil parce que G.W Bush était un manipulateur discrédité par la conduite de la guerre absurde en Irak Guerre absurde parce que décidée et menée à l’encontre même des principes de précaution stratégique de ne pas se lancer dans des interventions dont les objectifs et les moyens d’en sortir rapidement ne sont pas clairs. Kerry a fait la guerre au Vietnam, démobilisé il s’est opposé à la politique interventionniste des USA. Il représentait les valeurs patriotiques et pacifiques. Ainsi les démocrates états-uniens, voyaient-ils dans sa victoire, les valeurs de justice et de paix démocratique de retour, vengeant un peuple « humilié » par le chef de guerre G.W Bush et mettant ainsi un terme à la militarisation de la société civile et de la politique extérieure américaine. C’était sans compter sur l’extrême pertinence du processus mis en place par les stratèges de l’administration Bush de l’occupation de l’Afghanistan à la réélection de G.W Bush.
Le 11 septembre a été l’alibi de G.W Bush pour attaquer l’Irak après l’Afghanistan, mais il ne suffit pas seul à expliquer sa victoire électorale.
G.W Bush a gagné, haut la main et le rêve trop bref des démocrates s’est écroulé. Kerry, battu, enterre la hache de guerre, s’incline devant le vainqueur et proclame la réunification des esprits autour des valeurs d’une nation impériale. Le processus « absurde » de la guerre a eu raison de l’idéalisme démocrate. Cela est vécu aujourd’hui comme une tragédie par les démocrates, les intellectuels libéraux et les progressistes, pour ainsi dire réduits au rôle de marginaux de l’intérieur. Des citoyens américains sont de soudains candidats à la fuite, à l’émigration vers les marges de l’Empire…le Canada par exemple qui enregistre aujourd’hui quelques milliers de demandes de migrants « politiques ».
Il faut tenter d’analyser le processus qui a rallié une majorité à G.W Bush sur des valeurs contre lesquelles le bon sens démocratique s’est élevée pensant rallier une majorité de citoyens américains enfin réveillés de leur traumatisme post 11 septembre. Il s’en est fallu de beaucoup. Le réveil est amer, les USA ont démocratiquement voté pour l’Empire.
Nous partirons de la décision d’attaquer l’Irak prise par G. Bush, cette décision « absurde » qui devait entraîner les USA dans une situation ingérable et à la défaite électorale. Une décision absurde se définit par un dysfonctionnement qui se produit au moment de la définition de l’objectif et par la perte de sens. La solution de l’attaque de l’Irak pour se venger du 11 septembre était dénuée de sens, pourtant elle a produit un effet attendu, l’acceptation majoritaire des valeurs de l’hégémonisme américain impérial.
D’abord le dysfonctionnement sur la définition de l’objectif. L’Irak n’avait rien à voir avec les réseaux d’Al Qaida et l’Irak n’était pas détenteur d’armes de destruction massive. Le mensonge a été construit et entretenu délibérément. L’objectif initial affiché a fonctionné comme un leurre et entretenu comme tel dans l’opinion par l’administration et les stratèges de l’entourage de G.W Bush. Il n’y a pas eu de dysfonctionnement de l’objectif subi, mais un processus de dysfonctionnement construit, entretenu et géré selon une méthode éprouvée pour ses effets induits sur la construction de valeurs collectives. Et pourtant la décision d’attaquer l’Irak apparaît comme tellement absurde qu’elle semble devoir produire la défaite de la stratégie de G.W Bush. Sa poursuite orchestrée, médiatisée, imposée a fonctionné comme le moyen redoutable de mobilisation intérieure dont l’objectif recherché a été la victoire de Bush à sa réélection et à travers elle, celle des valeurs sur lesquelles les USA, ultra puissance sur le plan militaire, technologique,économique et culturel conçoit et appuie sa volonté d’hégémonie impériale.
La victoire de G. Bush n’a pas été obtenue en dépit de la guerre
Elle a été obtenue certes en dépit d’une vague croissante de protestations de libéraux, démocrates et progressistes, mais principalement parce que l’objectif stratégique était absurde et qu’il n’avait apparemment pas de sens.
Pour avancer dans la démonstration il nous faut évacuer l’idée facile que les Etats-uniens dans leur majorité sont d’indécrottables réactionnaires ou imbéciles prêts à soutenir le premier démagogue venu et à ce titre farouchement et définitivement anti-démocrates. Une autre erreur serait de s’appuyer sur l’argument du sursaut nationaliste de défense face à l’agresseur. Il a animé après le 11 septembre toute la société américaine, y compris les démocrates et progressistes des côtes est et ouest et les plus « intelligents » des Etats-uniens, comparés aux citoyens des Etats de l’intérieur, « ceux que l’on se contente de survoler ».
Dans ces conditions le sursaut nationaliste, alibi à l’attaque de l’Irak, aurait bien pu servir aussi la victoire de Kerry qui d’ailleurs ne s’est gêné d’accuser Bush de mal faire la guerre, de laisser filer des tonnes de d’explosifs, d’être responsable de la mort d’un millier de soldats, etc… D’ailleurs il avait un plan pour mieux faire la guerre, disait-il aux électeurs indécis.
Il faut chercher d’autres raisons à la victoire de G. Bush dans le processus même de la perte de sens d’une décision absurde et de la fine gestion de ses effets sur l’opinion. L’absence de sens d’une décision initiale, a fortiori de faire la guerre à l’Irak, a un avantage sur toutes les bonnes et justes raisons, celui d’ouvrir tous les sens possibles et de ce fait de rallier une majorité. G.W Bush avait besoin d’une majorité, et l’Empire de valeurs hégémoniques collectivement acceptées, de préférence interprétées par chacun de la façon qu’il souhaite, selon ses croyances politiques, religieuses et morales. Cela signifie que l’on pourrait dessiner a contrario et a posteriori le scénario de la guerre juste- comme par exemple la traque de Ben Laden dans les montagnes afghanes – qui n’aurait pas nécessaire donné la victoire à G.W Bush. Il y aurait eu comme du génie chez G.W Bush et son équipe à parier sur l’absurdité de la guerre à l’Irak comme un moyen de gagner un deuxième mandat et d’amener les Etats-uniens à supporter les valeurs avec lesquelles son administration, les lobbies républicains et industriels conservateurs conçoivent l’Empire hégémonique.
A propos du besoin d’unifier une majorité d’Etats-uniens sur des valeurs communes, il faut mentionner que les politologues américains ne les avaient jamais perçus aussi divisés en groupes ethniques et culturels, centrifuges. Cet état d’éparpillement socioculturel a pour effet leur indifférence, voire opposition l’idée d’intérêt national et à l’obligation du rôle international des Etats-Unis. Pierre Hassner dans la Terreur et l’Empire (La violence et la paix II, Seuil .Septembre 2003) page 159, à propos du constat de Richard Haass, ancien collaborateur du National Security Council, auteur de l’ouvrage, The Reluctant Sheriff note : « la répugnance des Américains à intervenir militairement à l’étranger et à risquer des vies humaines qui leur interdit un exercice durable de l’hégémonie, alors que la globalisation et l’interdépendance leur interdisent (justement) le retrait et l’isolement auxquels nombre d’entre eux aspirent ». Richard Haass considère que si les Américains ne veulent pas être le policier du monde, « ils peuvent jouer le rôle intermittent du shérif qui, lors d’une crise, rassemble les volontaires pour parer la menace ». Or le shérif doit être légitime pour jouer son rôle d’intermittent dans un monde dérégulé et le leadership américain crédible. Or en 2000 le leadership américain est mis à mal tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des Etats-Unis. Frasques de Bill Clinton, impasses diplomatiques au proche Orient et tergiversations sur l’attitude face à l’intégrisme islamique accroissent le doute parmi les citoyens américains. Le doute induit autant l’adhésion à la doctrine isolationnisme séculaire anti-interventionniste que le refus plus moderne d’être impliqués dans les affaires publiques et politiques, d’être les acteurs manipulés de la globalisation et des enjeux de l’Empire.
Peu à peu la stratégie de l’équipe Bush se peaufine à la convergence des événements alibi du 11 septembre, de la nécessité de la mobilisation intérieure et de la mise en action des moyens hégémoniques de l’Empire. La guerre en Irak sur des objectifs flous devra mobiliser l’opinion et assurer les chances de la réélection de G.W Bush, nécessaire à l’accomplissement des objectifs hégémoniques de l’Empire, la domination économique, technologique, culturelle et politique, passant par la destruction sans compromis des adversaires des Etats-Unis.
Construire le non sens sur une décision absurde pour obtenir le consensus impérial.
Après le 11 septembre il était urgent pour Bush et ses stratèges de faire quelque chose en s’appuyant sur le légitime sursaut d’autodéfense de l’opinion publique. Quelque chose d’énorme, de tellement énorme que cela suffirait à s’autojustifier. Les Américains sont partis en Afghanistan avec des alliés. Cela avait du sens : l’anéantissement des Taliban et de Ben Laden cachés dans des sanctuaires mythiques. Or depuis le 19ème siècle et les tentatives de conquête à partir de l’Inde, les Anglais savent qu’on ne peut rien faire en Afghanistan qui serve à quoi que se soit, à qui que ce soit. Les soviétiques en ont fait à leur tour l’expérience plus récemment. Dieu a créé l’Afghanistan pour résister aux Empires. La seule attitude géopolitique qui vaille pour le pseudo contrôle de ce pays incontrôlable est l’encerclement et la barrière de sécurité sur les frontières sud et est, et le maintien d’une zone de non droit tampon, les territoires tribaux aujourd’hui au Pakistan. Ben Laden court toujours et les Taliban s’ils ne sont pas aux affaires contrôlent une partie du territoire afghan, tuent des représentants des ONG. Les alliés s’agitent, battent la campagne, sécurisent la cuvette de Kaboul au prix d’un déversement de milliards de dollars dans un puits sans fond. Cela ne constitue pas un bilan énorme. L’équipe de G.W Bush s’en est rapidement rendu compte. Il ne pouvait rien sortir de cette juste guerre aux résultats improbables. L’Empire ne pouvait rien tirer de cette intervention pour s’imposer et autojustifier son hégémonie. L’ambiguïté stratégique de la guerre humanitaire et civilisatrice, impliquant les alliés et l’ONU, a renforcé le besoin urgent pour l’équipe de G.W Bush de choisir une alternative militaire à la hauteur des enjeux politiques, la réélection, et stratégique : l’Empire. Pas de bénéfice en Afghanistan, donc pas de gloire pour le candidat G.W Bush lors des prochaines élections présidentielles. Au contraire l’enlisement était prévisible et les résultats en terme de démocratie et de liberté retrouvée si minces que cela ne vaudrait pas grand chose comme argument de victoire pour un futur candidat à la réélection à la présidence des Etats-Unis, le cœur et la tête pensante de l’Empire. La prise de Kaboul n’est pas le Rubicon du nouveau César G.W Bush, juste le terrain de jeux des armées alliées, et française en particulier, dans un cache-cache même pas médiatique avec les Taliban et Al Qaida ou sans aucun doute le moyen d’occuper à contremploi les ONG et leur faire jouer le rôle inouï de gestionnaires délégués (après appel d’offre et découpage géographique) du développement économique, culturel et moral du peuple afghan. Ce rôle a été dénoncé par quelques ONG qui sont encore animées par l’idée que leur autonomie par rapport aux fonds des Etats et des organismes internationaux a un sens et une portée politique de témoignage. G.W Bush avait besoin d’un objectif à la hauteur : attaquer l’Irak et tant mieux si cela n’avait pas de sens. Le processus ferait le reste.
Le processus des décisions absurdes
Sociologue et cadre en entreprise, Christian Morel a dessiné dans un ouvrage « Les décisions absurdes » NRF, éditions Gallimard, avril 2002 les rationalités des décisions absurdes dont une des caractéristiques intrinsèques est de perdurer car leurs effets ne sont pas forcément inutiles pour quelques uns en particulier, un projet ou une organisation en général, même s’ils sont momentanément catastrophiques et criminels. Les processus induits des décisions absurdes sont une autre façon d’illustrer « la fin justifie les moyens » de Nicolas Machiavel et les stratégies impériale du Prince. Nous utilisons librement les mécanismes cognitifs décrits par l’auteur pour appuyer notre démonstration quant au processus décisionnel apparemment absurde de la stratégie de G.W Bush, mais très efficace pour renverser des valeurs et conquérir une opinion majoritaire pour sa réélection, moment stratégique de la consolidation des valeurs hégémoniques de l’Empire.
Christian Morel dans cet ouvrage de « sociologie des erreurs radicales et persistantes » ne théorise, ni n’analyse la stratégie impériale US, se centrant sur son domaine d’expertise, les décisions managériales et techniques absurdes et leurs effets sur les collaborateurs d’une entreprise. Il ne donne pas moins aux analystes des pistes prometteuses pour une sociologie des décisions politiques et de leurs effets constituants d’une opinion et la construction de ses valeurs. Dans une organisation une décision absurde et son maintien durable créent un piège mental que toutes les intelligences et expertises mobilisées ont du mal à déjouer. Dans le cas d’une opinion publique, une décision qui parait absurde et entretenue peut constituer un outil de gouvernement et de manipulation. Force est de constater que la dénonciation et le fonctionnement démocratique normal (les élections) ne suffisent pas à désamorcer ces effets persistants et meurtriers. La pertinence des descriptions de Christian Morel des modes de management des décisions absurdes, maintenues nous a conduit à tenter de les réinvestir dans une analyse stratégique et cognitive de la réélection de G.W Bush. Nous nous excusons auprès de l’auteur d’explorer en quelque sorte le côté obscur de son analyse des décisions absurdes et de mettre au jour leur usage machiavélien. Les quatre moments du processus de la perte de sens sont le dysfonctionnement de la définition de l’objectif, l’autolégitimation de la solution, la défaillance du contrôle de conformité et le transfert de la décision à une valeur générale et incontestable. L’attaque de l’Irak, décision absurde provoque une perte de sens par le dysfonctionnement des objectifs annoncés, l’autolégitimation de la guerre, la défaillance du contrôle de légitimité,la validation collective des valeurs de l’hégémonie impériale qu’enfin exprime la réélection de G.W Bush.
L’attaque de l’Irak constitue un dysfonctionnement décisionnel d’un point de vue stratégique pour le Pentagone et les alliés (qui ne se rallient pas) et politique pour les démocrates américains, mais délibérément voulu par les républicains.
L’objectif premier de la guerre en Irak a été énoncé comme la destruction des armes menaçant la sécurité intérieure des USA. De longues semaines ont été nécessaires à l’administration de G.W Bush aidée par celle de Tony Blair, candide suiveur ou complice, pour tenter de prouver l’existence d’armes de destruction massive. Il est apparu assez tôt que la manipulation de l’opinion internationale fonctionnait mal, mais du moins avait l’avantage d’augmenter le sentiment des Américains d’être incompris du reste du monde, accroissant le sentiment identitaire des mal-aimés. L’objectif de la destruction du pouvoir de Saddam Hussein et de son arrestation avait plus de chance d’être accepté à l‘intérieur comme à l’extérieur. Une cause de justice internationale, mais dont il fallait escamoter la finalité incertaine, à savoir l’après Saddam Hussein et le chaos probable. A travers l’objectif de l’arrestation du tyran, l’administration Bush pouvait offrir à l’opinion américaine l’illusion d’une démocratie restaurée en Irak, donnée à un peuple opprimé qui allait accueillir les marines et autres GI’s en libérateurs comme jadis les Français sur les côtes normandes. La chose était entendue. Pas d’armes de destruction massive retrouvées, une population irakienne traumatisée, peu à peu refusant l’occupation et bientôt otage de bandes de voyous irakiens et de radicaux de toutes provenances. L’Amérique occupante devenait dans l’opinion américaine à travers son armée une victime de l’incompréhension des Arabes et des Européens. Les objectifs initiaux dysfonctionnant en quelques semaines, mais façonnant peu à peu une opinion publique permettaient d’ouvrir un second chapitre du processus, l’autolégitimation de la solution.
Autolégitimation de la solution
Les soldats américains lâchement attaqués ripostent, l’organisation nécessaire après la désorganisation, le contrôle militaire contre l’insécurité induite par la chute du régime, la reconstruction après les destruction : la deuxième phase d’autolégitimation de l’intervention est d’autant plus facile que les ressources américaines sont sans limite, en hommes, en matériels militaires, en technologie et en soutiens industriels privés. Il est nécessaire de disposer de moyens importants pour légitimer la solution. C’est l’ensemble des acteurs de l’économie américaine qui se déploient en Irak. La guerre est bonne pour l’Amérique donc elle est bonne pour les Irakiens. La tentative d’autolégitimation est double, économique et politique. Tous les acteurs américains s’y donnent à fond, gouvernement, armée, entreprises privés, managers et employés. Donc leur action est bonne. Les opposants américains à l’occupation, libéraux, démocrates et progressistes se marginalisent parce que contre productifs et en dehors du processus.
La situation politique, sociale, économique se dégrade-t-elle en Irak ? Alors l’organisation de la guerre trouve des moyens et des solutions à chaque problème. Tout se manage dans l’agitation qui elle seule autolégitime le processus. Il n’est plus nécessaire de recourir à la valeur et au sens de l’objectif stratégique et militaire parce qu’il y a désormais des milliers d’objectifs de management spécifique que l’organisation gère pour le mieux. La guerre d’occupation de l’Irak est depuis le plan de reconstruction de l’Europe et du Japon après la deuxième guerre mondiale, sans doute l’exemple le plus accompli d’une gestion à la façon du management privé des grandes entreprises multinationales de la guerre, de l’occupation, puis de la reconstruction. Les sociétés de travail intérimaire fournissent les militaires et les spécialistes nécessaires. Les entreprises de travaux publics américaines prennent en charge la reconstruction demandant à l’armée d’occupation de garantir la sécurité du chantier. La question du sens de l’objectif ne se pose plus dès lors que l’idée du management des processus finit par produire des résultats. Et des résultats, il y en a nécessairement, et l’opinion américaine est convaincue et satisfaite, d’autant plus qu’elle sait juger selon des critères répandus de management ce qui est bien et donc juste. L’idéologie du processus est tellement prégnante dans la guerre que la terrifiante dérive de la torture et de l’humiliation des prisonniers peut s’insinuer sous le couvert de la qualité du processus et du service. C’est parce qu’une résistance s’amplifie, justifiant l’usage des armes et de la troupe que la situation du guerre perdure, car par ailleurs on pourrait presque croire qu’il s’agit d’une mission, d’un chantier certes dans un environnement complexe, mais gérable, comme tout projet civil. La guerre aurait presque été escamotée par le processus.
La perte de sens et la mise en place du processus managérial de l’occupation relayent les actions militaires contre la résistance au statut de mesures normalisées de sécurisation du chantier. Rien de plus normal et légitime dans un processus qualifié de garantir les bonnes conditions de travail et de performances des Irakiens enrôlés sous le management américain.
La défaillance du contrôle de conformité.
Le contrôle de conformité est un « mécanisme incrémental d’ajustement ». La chaîne est la suivante, expérimentations, contrôle de conformité, ajustements, voire rétroactions. La question « à quoi ça sert ? » n’est pas posée Par exemple, pourquoi la reconstruction des installations pétrolières dynamitées, pourquoi la formation de policiers irakiens, enlevés, assassinés à peine enrôlés. Pourquoi ? Pas de réponses et surtout pas de rétroaction au risque de compromettre la réalisation de l’objectif politique en jetant inopinément le doute dans l’opinion publique. La dernière phase de la perte de sens de l’objectif peut se déployer.La décision« absurde » ne l’est plus pour l’opinion publique grâce détournement de valeurs qu’opère la perte de sens.
La solution déconnectée devient le porte drapeau de sa valeur refuge
L’intervention en Irak n’a plus besoin d’être rattachée à un objectif stratégique juste. « Il peut arriver qu’une solution déconnectée, placée sous la protection d’une valeur générale et intouchable devienne un symbole de cette valeur. Par un curieux retournement, la solution déconnectée devient le porte drapeau de sa valeur refuge et se renforce ».ouvr. cité p 272.
Le sens de la guerre en Irak n’a plus besoin d’être rattaché à quelconque solution valide pour être justifiée et acceptée par l’opinion publique américaine, « mais à une (super) valeur tellement générale qu’il est impossible de démontrer que la solution n’est pas conforme à l’objectif. La généralité attrape-tout de la valeur permet de masquer la perte de sens. Le mécanisme consiste à monter la solution de plusieurs crans dans l’échelle des valeurs et des objectifs pour « noyer le poisson », Christian Morel, p 271. La valeur la plus générale et la plus intouchable qui soit pour le peuple américain est le droit à l’autodéfense. Par un retournement de la raison, le peuple américain a le devoir de se défendre contre l’agression du peuple Irakien, du moins de ces éléments qui ne sont pas encore convaincus de la légitimité de l’occupation de l’armée américaine. La valeur de l’autodéfense des Pères fondateurs des Etats-Unis est intouchable et donc légitime, à l’intérieur et à l’extérieur. A un tel point qu’elle ne laisse pas de place à la réciprocité du point de vue irakien. La solution déconnectée profite de la valeur générale qui lui est associée et de ce fait devient impossible à critiquer. Ainsi les valeurs de l’hégémonie impériale se placent sous les auspices de la valeur la plus fondamentale, la plus démocratiquement reconnue, le droit à l’autodéfense du peuple.
L’opinion n’a plus le souci de se préoccuper de savoir qui agresse qui et pourquoi ? Si la solution est adaptée aux objectifs et si les actions sont adaptées. La (super) valeur garantit toute la légitimité, rien que la légitimité, (pas les résultats). A la fin de la campagne électorale, il n’est pas anecdotique de se remémorer le reportage très symbolique d’un Kerry chasseur, entre deux meetings, arborant un fusil de chasse symbole de sa détermination à soutenir la valeur intouchable qui permet à chaque américain de porter une arme pour se défendre. Il fallait mobiliser cet argument médiatique et visuel et très politiquement correcte pour rallier les indécis qui avaient bel et bien déjà décidé de voter G.W Bush, le vrai défenseur de la légitimité.
Une décision politique à la hauteur de l’Enjeu, l’adhésion majoritaire au modèle hégémonique interventionniste américain.
La perte de sens force la validation collective d’une décision absurde. Les objectifs incertains de la guerre en Irak permettent à l’opinion publique de se retrouver dans la seule valeur qui ne souffre aucune contestation, le droit à l’autodéfense. « L’attribution de la solution à une valeur vitrine attrape-tout ou à des objectifs de récupération permet à tous de trouver leur compte. Paradoxalement, la perte de sens, parce qu’elle laisse ouvert tous les sens possibles est un puissant facteur de validation collective. La perte de sens produit de l’ambiguïté et l’ambiguïté rend possible de nombreux modes d’acceptation.» Christian Morel, Les décisions absurdes pp277.
La décision d’attaquer l’Irak était une décision politique. Ce n’était pas une bonne décision, car peu importait qu’elle le soit .C’était la décision « absurde » qui allait permettre la mobilisation collective sur un modèle de guerre offensive et les valeurs hégémoniques. La solution était absurde, mais c’est elle qui a fait l’unanimité pour la réélection de G.W Bush.