Le redéploiement de la science politique sur les décombres de la soviétologie s’est caractérisé essentiellement par l’émergence du concept de « transition démocratique » ou, pour certains, de transition tout court. L’importance croissante que prend ce concept[[On a pu ainsi entendre dire que la « transitologie » supplanterait bientôt la « soviétologie ». et sa capacité à subordonner les théorisations économiques et juridiques de la sortie du socialisme réel sont des indicateurs précieux si l’on veut décrire ses fonctions théoriques et pratiques, ainsi que le rôle que la science politique occidentale s’arroge à travers lui. Ceci d’autant plus que ce moment théorique s’inscrit dans un paradigme ancien et connu, puisqu’il met en oeuvre un concept directement issu de la tradition marxiste pour décrire la sortie du communisme. Nous voyons là moins une ironie mordante qu’une réutilisation délibérée d’un matériau politique déjà élaboré. L’examen de cette généalogie et du travail que subit ce concept[[Nous faisons surtout référence au cas espagnol, conçu comme modèle des transitions. Cf. Kenneth Maxwell, « Spain’s transition to Democracy : A Model for Eastern Europe ? », The New Europe, Revolution in East-West relations, Proceedings, Vol. 38, n°l, The Academy of Political Science, N.H. Wassel, 1991, pp. 35-49. pour être finalement appliqué à l’Europe de l’Est permet de critiquer sa validité explicative : si la « transition » caractérisait les processus en cours à l’Est, comment expliquer que certains doutent de sa réussite, ou évoquent la possibilité qu’elle échoue – comme si la transition pouvait ne pas advenir[[On trouve ainsi chez certains politologues des scénarios postcommunistes qui se voient refuser le statut de « transition ». Voir Attila Agh, « The « Comparative Revolution » and the Transition in Central and Southern Europe », Journal of Theoretical Politics, vol. 5, n°2, 1993, pp. 231-252 (surtout p. 244 sq.) ? Qu’il y ait des scénarios transitionnels et d’autres qui ne le soient pas est un élément lourd de présupposés. Prudence : la « transition » telle qu’elle est théorisée actuellement se présente avant tout comme un modèle à l’aune duquel on peut porter un jugement sur le postcommunisme, un schéma régulateur. Nous voudrions montrer que l’utilisation de ce concept renvoie moins à une fonction explicative qu’à son caractère opératoire et fonctionnel. Le discours de la transition démocratique n’est pas en effet un discours scientifique mais l’acteur du procès qu’il désigne. Si les événements qui ont jalonné les années 1989 et 1990 sont de nature démocratique, comme nous en sommes convaincus, il est par ailleurs patent que leur cours a été finalisé. Pour que le processus qui s’est enclenché avec la chute des régimes brejnéviens puisse être appelé « transition démocratique », il faudrait que la démocratie soit et reste son moteur intrinsèque et vivant, constitué et alimenté par l’organisation collective des intérêts – ce qu’elle doit nécessairement être. Mais alors comment ne pas voir la gigantesque récupération en cours, quand la démocratie est confisquée et déplacée vers l’avant, non plus comme procès subjectif, mais comme un but idéal et surtout, comme un pouvoir préconstitué qu’il ne s’agirait plus que de réaliser, ou mieux, d’étendre puisqu’il fonctionne déjà ailleurs, c’est-à-dire dans nos régimes libéraux ? C’est très précisément cette manipulation qui caractérisait le stalinisme quand il théorisait la transition et son institutionnalisation sous la forme du socialisme comme ajournement et décomposition du communisme par la mise en place des médiations censées l’atteindre. Le libéralisme aussi sait être stalinien à ses heures. Contre le présupposé démocratique qui était puissamment affiché à l’Est, la science politique met en avant la téléologie.
1. Transition et transition démocratique
L’emploi du concept de transition pour décrire un changement de régime politique ou plutôt une modification en profondeur des rapports socio-économiques ne date pas des révolutions de 1989 en Europe de l’Est. Il n’apparaît pas non plus avec l’étude des cas espagnol, grec ou sud-américains, comme la science politique de la transition le laisse entendre lorsqu’elle se donne pour socle théorique l’ouvrage collectif Transitions from the authoritarian rule[[G. O’Donnell, P.C. Schmitter, L. Whitehead, Transitions from the authoritarian rule, The Johns Hopkins University Press, 1988. Ouvrage qui passe pour fondateur de la science de la transition, dont les auteurs ont été sollicités dès 1989 pour incorporer à leurs modèles théoriques la situation en Europe de l’Est., où les renversements politiques de ces pays constituent le matériau d’une théorie générale de la transition. Non. Le concept de transition existait déjà avant, au sein de la tradition marxiste, où il désignait le passage du capitalisme au communisme. Cette remarque est capitale, car c’est sur ce fond qu’apparaît la nouvelle orientation politique de la « transition ». Que désigne la transition au communisme[[Sur ce point, nous conseillons de se référer aux analyses très justes de Toni Negri, art519, rub195, printemps 1990, pp. 38-53. ? Deux choses : d’une part, dans la théorie (chez Marx[[La transition est thématisée, par exemple, dans la Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, ou La Commune de Paris. et Lénine), le passage d’un stade de développement historique à un autre, où le second est déjà présent comme la dynamique concrète de ce passage, et réalise le processus de destruction de l’État. D’autre part, elle désigne aussi une interprétation de la théorie et sa mise en oeuvre, datant des années 1930, qui transformait le processus transitif en stade historique, en époque à part entière (le « socialisme réel »), où le communisme n’était plus efficacité, mais finalité. A partir de là, comment le concept actuel de « transition démocratique » se rattache-t-il à cet héritage ? D’abord en inversant formellement les termes traditionnels : on passe du « communisme », c’est-à-dire des régimes socialistes existants, à la démocratie et au capitalisme. Et cette transition est dite « démocratique » parce qu’elle conduit vers la démocratie, c’est-à-dire vers certaines formes institutionnelles. La théorie générale de la transition fait de la démocratie non plus une activité de transformation, mais un système absent à construire, et ce faisant, elle se place dans l’héritage théorique même du socialisme réel. Le concept de transition démocratique est avant tout téléologique, et cette téléologie s’est très bien accommodée des traits millénaristes dont la tradition marxiste n’était pas dénuée : la transition démocratique serait un phénomène tenant à une nécessité historique ; elle réactive l’idée d’un développement nécessairement généralisé d’un certain mode de production, en l’occurrence de l’économie de marché et de ses corollaires politiques et sociaux, ce qui a pour effet de poser les régimes occidentaux en terme de processus, comme le fait J.L. Linz lorsqu’il réduit la transition à un concentré du développement européen du XXème siècle : « contemporary societies must télescope such a long historical process into a few critical years »[[Juan L. Linz, « Transitions to Democracy », The Washington Quarterly, été 1990, p.143.. L’économie dé marché et la démocratie représentative apparaissent du coup comme un but naturel du cours dé l’Histoire[[Cette connotation est d’autant plus facilement réalisée qu’elle s’inscrit dans un contexte de légitimation théorique du marché dont on peut trouver d’éminents représentants chez Francis Fukuyama ou Stephen Holmes. Cette foi dans les vertus politiques du marché se retrouve de façon plus ancienne et plus pragmatique dans les idées de Samuel Pisar. II est à noter que la science politique elle-même tend à confirmer cette vue à travers l’étude comparative des transitions, qui découpent dans le vingtième siècle des « vagues » de démocratisation, qui, une fois modélisées, sont perçues comme l’expression d’une même dynamique générale. Cf. O’Donnell, Schmitter, Whitehead, op. cit. : leur apparition à l’Est ne fait l’objet d’aucun doute. En assignant un contenu précis aux événements est-européens, le concept de transition tend vers un modèle de société pré-déterminé, ce qui dénie tout caractère politiquement constituant au procès qu’il désigne : le scénario est déjà écrit, ce qui donne aux sociétés en transition un statut d’acteur plus que d’agent.
Ce schéma de la transition a donc un contenu positif, constitué des différentes étapes institutionnelles destinées à mettre en place une économie de marché et un régime représentatif. On parle de transition vers l’économie de marché, vers l’État de droit et vers la démocratie. L’articulation serrée de ces trois perspectives forme l’armature du concept de transition démocratique, certains auteurs parlant ainsi de « transition package »[[Cf. Attila Agh, op. cit., p. 232. pour désigner le modèle théorique de la transition. Selon que l’accent est mis sur l’un des trois éléments, considéré comme dominant, on a affaire à des types d’analyse différents, que l’on peut classer en trois groupes :
– l’analyse macro-économiste[[Voir par exemple Jeffrey SACHS, Capitalisni in Europe after Communism, Cambridge, M.I.T. Press, 1992., qui mise sur l’essor du marché comme élément de stabilisation politique et préalable à la démocratie ;
– l’analyse juridique/constitutionnaliste, qui insiste sur les conditions et les formes juridiques de la démocratie : là aussi, on a affaire à des préalables : « under current conditions, thé transition to constitutionalism is thé logical precondition for thé transitions to markets and democracy »[[Cass R. Sunstein, « Constitutionalism, Prosperity, Democracy transitions in Eastern Europe » in Constitutional Political Economy, vol. 2, n°3, automne 1991, pp.371-394. Voir aussi Christiane Gouaud, « Recherches sur le phénomène de transition démocratique », in Revue de droit public et de la science politique en France et à l’étranger, vol. 107, n° l , février 1991. ;
– enfin, les analyses de la sociologie politique, qui étudient l’interaction des forces politiques endogènes (les élites politiques) et exogènes, des acteurs économiques, des mouvements réformateurs des partis communistes, etc.[[Par exemple D. McSweeney & C.Tempest, « The political science of democratic transition in Eastern Europe », Political Studies, XLI, 1993, pp.408-419, et O’Donnell, Schmitter, Whitehead, op. cit.
Ces différentes approchés ne constituent pas des alternatives ; au contraire, elles mobilisent un seul et même modèle politique avec une forte cohérence de fond. Cette cohérence est celle des dispositifs conceptuels du constitutionnalisme, qui structurent toute la science politique de la transition démocratique. L’opération centrale de l’analyse constitutionnaliste est de poser la démocratie comme un effet institutionnel et non comme la dynamique même de l’institutionnalisation. Les institutions d’abord, la démocratie après : telle est la logique que les juristes de la transition sont incapables de dépasser. C’est cette problématique qui est ensuite diffusée dans le domaine économique puis dans la sociologie, celle-ci se bornant alors à étudier la mise en place concrète des procédures par les administrateurs politiques, dans un cadre prédéfini.
Comment ce contenu institutionnel a-t-il été affecté aux processus de transformation est-européens ? Deux types de procédés nous semblent fondamentaux. D’une part, le caractère comparatif de la théorie dont est issu le modèle transitif est-européen a permis de fonder des rapprochements avec d’autres pays, et de reporter non seulement les procédures de transition, mais aussi de conférer arbitrairement un sens aux événements en cours. En second lieu, la prépondérance de la problématique constitutionnaliste de la transition (contrôle juridique de la transformation du droit lui-même) a déplacé la démocratie en aval d’une institution conçue comme condition nécessaire de celle-ci.
2. Développement généralisé du libéralisme versus totalitarisme
Il faut encore une fois se reporter à Transitions from the Authoritarian Rule pour saisir les contours du concept de transition. Il est issu d’une théorie comparative des changements de régimes, élaborée principalement d’après les exemples latino-américains et espagnol. Les points communs entre ces pays et l’Europe de l’Est résident, à suivre cette théorie, dans le caractère négocié des transformations (reforma pactada, tables rondes, etc.) et le type de régime politique dont on négocie la sortie. Pourtant, ces rapprochements restent entièrement formels, seule la forme transactionnelle des processus est semblable, mais ni es forces politiques en présence, ni les contextes économiques[[Dans le cas de l’Espagne, par exemple, si le régime franquiste était particulièrement dur, il n’en reste pas moins que l’économie espagnole fut relativement perméable au boom européen des années 1960, ce qui a eu des conséquences sociales importantes pour la « transition » espagnole. Pour une discussion de ces différences, voir Kenneth Maxwell, op. cit. et sociaux, ni les régimes politiques ne sont comparables. Plutôt que de chercher l’analogie de ces phénomènes, demandons-nous plutôt quelles sont les catégories qui fondent l’analogie postulée par la science politique : en quoi le concept de transition est-il un concept générique ?
A suivre les modèles qui ont été proposés, on s’aperçoit que les catégories mises en jeu pour caractériser les acteurs politiques de la transition n’ont aucun contenu positif mais qu’ils prennent leur sens uniquement dans le rapport qu’ils entretiennent avec l’ancien régime : rupture, réforme ou continuité[[Sur les modèles de transition négociée, consulter le travail de J.M. Colomer, « Transitions by agreement : modeling the Spanish way », American Political Science Review, vol. 85, n°4, décembre 1991. L’utilisation de la théorie des jeux, qui accorde par définition une grande importance aux structures d’antagonisme, permet d’articuler les négociations uniquement en fonction des catégories formelles de rupture, réforme et continuité, évacuant ainsi les contenus politiques.. En d’autres termes, la science politique ne rend compte de la transition qu’en tant qu’elle se présente comme une « dé-totalitarisation », si l’on nous permet ce néologisme, ou, si l’on fait référence à l’Europe de l’Est, comme une décommunisation. Ajoutons qu’il importe peu qu’elle soit le fait de réformateurs (éventuellement le parti communiste lui-même, comme en Hongrie), ou celui d’une opposition plus radicale qui fait pression sur le gouvernement. Cette formalisation emporte des effets décisifs pour la lecture des événements à l’Est, dans la mesure où, en définissant les forces politiques uniquement par leur disposition autour d’un modèle socio-économique en voie de disparaître, c’est ce modèle qui fonde en dernière instance l’analogie des pays dits en transition.
Le concept qui permet de réduire les différences politiques et historiques est celui de totalitarisme. Cette fonction de nivellement de l’individualité politique et d’effacement des spécificités apparaît clairement dans les requisits de sa définition tels qu’ils sont par exemple posés chez J.Linz : « If a strict definition of totalitarism is used, it would apply to the rule of Hitler, Staline and other communist regimes »[[Juan J. Linz, op.cit., p. 144.. Dans le cadre théorique de la transition, le totalitarisme figure moins comme une caractérisation scientifique et rigoureuse des précédents régimes que comme un modèle abstrait qui sert de repoussoir et de figure idéologique. On sait que ce concept répond plus aux critères d’un « idealtype » qu’à ceux d’un outil descriptif. A ce titre, il prend sens dans l’opposition à un modèle libéral de pratique des institutions et non dans l’application à des régimes existants, qui révèlent plus l’impossibilité empirique du totalitarisme que sa validité. Ce dispositif conceptuel démocratie/totalitarisme s’apparente donc à un dispositif idéologique, qui tente de fonder à partir de la science politique des coupures géopolitiques. Cela explique du reste que sa thématisation se soit faite dans le contexte de la guerre froide, marqué par une tension idéologique forte, par exemple dans les travaux d’Annah Arendt, qui sont à lire dans cette perspective. Le concept de totalitarisme, en fondant l’approche comparative, est le présupposé de toute théorie globale de la transition démocratique.
Deux conséquences en découlent. D’abord, un effet de convergence des transitions (qui reste, selon nous, un effet d’optique) : l’analogie postulée entre les pays en transformation est diffusée depuis le régime renversé jusqu’à la finalité recherchée, dont l’État libéral occidental devient le modèle. La théorie de la transition, en ce sens, prend acte du développement généralisé du libéralisme. Mais ce schéma présuppose aussi l’altérité radicale du point de départ et du point d’arrivée, en l’occurrence du soviétisme et de l’économie de marché[[Cf. Jacques Sapir, « Quelles leçons d’une transition ? », La Pensée, n° 294-295, juil.-oct. 1993, pp. 55-74., présupposition d’autant plus idéologique que le système économique soviétique peut être – et a été – décrit comme une variante du capitalisme et non comme une alternative radicale[[ ibid.. Un représentation idéalisée du soviétisme se trouve alors érigée en grille de lecture des réalités économiques. Cela empêche de comprendre la persistance de certains comportements, qui ne sont pas des comportements de marché mais qui restaient des comportements de blocage et de résistance relative au « totalitarisme »[[Par exemple, certains clientélismes qui permettaient de se procurer des ressources non planifiées, ou bien l’existence d’autonomies locales relatives pour l’allocation de certaines ressources, ou encore des formes de lobbying, voir de sabotage. Voir Sapir, ibid., p. 57 sq. Consulter aussi Feu le système soviétique ?, La Découverte, 1992. (faisant apparaître par là son abstraction), et qui subsistent d’autant mieux que ce à quoi ils s’opposaient a disparu. A plusieurs égards, la théorie de la transition fonctionne comme un écran qui brouille les analyses. Du coup, les politiques d’ensemble qui sont mises en oeuvre sont élaborées non en fonction des comportements et des réalités socio-économiques, mais en fonction du modèle à travers lequel elles sont lues (en l’occurrence, du modèle soviétique[[Consulter l’article de V. Pasti, « Transition politique et mythologie idéologique », l’Autre Europe, n° 26-27, 1993, pp. 199-228.) : il s’agit là d’une réplique idéologique, non de la mobilisation active des ressources existantes, ce qui explique du reste l’inadéquation de ces politiques de transition, dites « thérapies de choc[[A ce sujet, voir l’article de R. Parker, « Delusions of Shock Therapy », in Dissent, hiver 1993, p. 72-80. ».
Présentée comme une décommunisation économique aussi bien que politique, la transition n’est digne de ce nom qu’en tant qu’elle s’oppose à un passe” reconstruit et idéologiquement surdéterminé. Ce lien étroit constitue la dynamique propre à la transition démocratique : son blocage ou son ralentissement ici ou là est, par un effet en retour, imputé au maintien des communistes au pouvoir ou dans l’administration. D’où son puissant potentiel d’instrumentalisation politique, aussi bien intérieure qu’extérieure aux pays en question.
3. La transition comme « political engineering » et la démocratie en question
En réduisant idéologiquement toute transformation politique autour du binome totalitarisme/démocratie, et en lui assignant un contenu institutionnel à l’avance, la théorie de la transition démocratique se transforme en outil de décommunisation théorique (importation d’un modèle libéral, voire ultra-libéral[[Les théories de la transition ont souvent opéré un retour « naturel » aux problématiques de von Hayek et von Mises : il suffit de voir comment elles influencent le constitutionnalisme d’un Sunstein, par exemple (cf. op. cit., p. 378 et p. 382). Le schéma constitutionnel que ce dernier propose va dans ce sens. Sa critique des « draft constitutions » est à cet égard particulièrement significative : « The first is to begin the process of creating a legal culture within firm judicial protection of individual rights. By individual rights, I mean first and foremost, traditional « negative » rights against government, prominent among them private property and freedom of contract » (p. 382. C’est nous qui soulignons.) Ce développement est exposé comme une critique des droits matériels que les nouvelles constitutions est-européennes, pour certaines, continuaient à garantir.) aussi bien que pratique (mise en place de procédures d’épuration, de lustrace, d’interdictions…). La théorie enveloppe ici sa propre instrumentalisation politique. Elle permet d’englober dans un même rejet les partis qui ne s’insèrent pas dans le schéma de l’utopie libérale, qu’il s’agisse des ex-communistes, qui eux-mêmes ne forment pas un groupe homogène, ou des partis de tendance sociale-démocrate[[La transition est un processus dans lequel les partis de « gauche » ont du mal à s’inscrire. Cf. Attila Agh, op. cit., p. 240. L’auteur voit dans ce discrédit de la gauche un risque de « latin-américanisation » de l’Europe de l’Est.. Elle permet globalement d’orienter les transformations en cours et de les manipuler. Les prémisses comparatives de la théorie et la mise en parallèle avec les régimes libéraux érigent cette théorie en vaste dispositif de guidage. C’est à partir de cette problématique que l’on peut expliquer l’importance accordée aux procédés de pilotage, procédures de contrôle du cours des événements, ainsi que sa contrepartie inévitable qu’est la minoration du rôle des acteurs non institutionnels. Ces procédés sont totalement intégrés au modèle théorique de la transition. La plupart des études politologiques à ce sujet tendent à mettre en avant le rôle des facteurs exogènes, qu’il s’agisse de l’abandon par l’Union soviétique de la doctrine Brejnev[[Elle est du reste souvent surestimée dans le déclenchement de la transition. Cf. D.McSweeney & C.Tempest, op. cit. Une telle conception tend à corroborer une vision idéalisée du règne soviétique sur ses satellites et de son caractère « totalitarisant », négligeant ainsi les réactions de résistance. D’autre part, il faudrait nuancer une telle vue à partir du cas de la Pologne, qui permet d’insister sur les facteurs endogènes et les luttes sociales. Le modèle polonais fournirait un paradigme tout à fait différent de la transition. ou du forcing occidental. Dans le cadre de l’ouvrage collectif d’O’Donnell, Schmitter et Whitehead, l’étude comparative d’Alfred Stepan sur la « redémocratisation »[[Alfred Stepan, « Paths toward redemocratization : theoretical and comparative considerations », p. 64 sq. in O’Donnell, Schmitter, Whitehead, op. cit., ch. 3. distingue, parmi huit voies possibles, trois cas de transition pilotée de l’extérieur, et trois autres pour lesquels les élites intérieures ont un rôle moteur : il ne reste que deux cas qui renvoient directement aux forces sociales. Le rôle des élites institutionnelles est aussi fortement souligné par McSweeney et Tempest[[op. cit., pp. 98-100. Attila Agh parle quant à lui d’« overparticization » ou d’« overparliamentarization », op. cit., p.242..
L’institutionnalisation de nouveaux types de pouvoir, la mise en place d’un nouvel ordre économique et juridique, sont contrôlées, « monitorées ». En un mot, elles se font par le haut. Cette structure apparaît très clairement dans le découpage chronologique de la transition que propose le conseiller américain Brzezinski[[Z.Brzezinski, « The Great Transformation », The National Interest, n° 33, automne 1993, p. 3-13. : dans un premier temps, il s’agit d’opérer des transformations politiques et économiques fondamentales « of the top structures of power »[[ Ibid., puis dans un deuxième temps d’institutionnaliser la démocratisation, enfin, la transition doit se terminer avec l’apparition d’une culture démocratique et d’une tradition d’entreprise, selon les termes de l’auteur. Brzezinski aplatit scrupuleusement toute, possibilité de constitution démocratique du changement : la transition est définie comme instauration par le haut et le développement vers le bas d’un modèle idéologique. On est là en présence d’une machinerie de « political engineering ». Cette procédure est étroitement liée à l’action occidentale, à laquelle Brzezinski réserve une place centrale dans la théorie de la transition. La transition est un instrument de politique internationale, d’homogénéisation idéologique et économique, ce que l’on peut lire dans la conditionnalité de l’aide occidentale et son caractère directif[[Voir l’article de Jan Winiecki, « The Polish Transition Program Stabilization under Threat », Communist Economies & Economic Transformation, Vol. 4, n° 2, 1992, pp. 191-213.. Mais au-delà, la description chronologique de la transition donnée par Brzezinski est l’archétype en la matière, parce qu’elle fait clairement voir que la théorie enregistre avant tout la continuité de la forme-État comme élément premier et définitionnel de la démocratie, et ce, quels que soient les changements de paradigme juridique qui interviennent en son sein. Contrôler la transition pour sauvegarder les « top structures of power ». Du coup, le pouvoir d’instituer, d’institutionnaliser, n’est conféré que par l’institution : l’institutionnalisation du pouvoir libéral ne se constitue que via les restes de l’institution du pouvoir soviétique. La théorie de la transition est une théorie générale de la reproduction des formes étatiques du libéralisme. Ce mécanisme d’autoreproduction est assuré par la problématique du constitutionnalisme que nous avons mentionnée, qui ouvre en cela une crise théorique profonde de la démocratie. L’opération centrale de la théorie constitutionnaliste consiste à limiter l’ampleur des transformations à l’État qui va les prendre en charge tout en instituant pour le reste (mais quel reste !) les rapports socioéconomiques fondamentaux du libéralisme. En d’autres termes, cette manipulation consiste à brider le pouvoir constituant puissamment affiché en 1989 pour le circonvenir sous un nouvel ordre juridique. Comment ? En délégitimant les acteurs réels des transformations amorcées – dont la nature profondément démocratique reste cependant perçue – pour déplacer la source de légitimité vers des contenus institutionnels prédéfinis : « newly self-defined parties (…) lack democratic legitimity until their support by thé electorate has been established »[[J.L.Linz, op. cit., p. 150.. Réduire ainsi la légitimité démocratique à la légitimité électorale suppose d’abord que l’on ne puisse parler de démocratie avant l’institutionnalisation d’un cadre constitutionnel libéral classique. La démocratie est ainsi rabaissée au rang d’une simple rhétorique administrative de la transformation des contenus institutionnels par le pouvoir lui-même – mais une rhétorique centrale dans la mesure où c’est elle qui permet l’équation du terme « démocratie » et de l’instauration d’un modèle socio-économique préfabriqué. « La transition démocratique apparaît tout d’abord comme une période relativement courte durant laquelle le pouvoir politique va être progressivement policé par un droit démocratique »[[Christiane Gouaud, op. cit., p. 93. : le processus évite d’emblée la question du sujet politiquement constituant, en maintenant la continuité du pouvoir juridique d’État. Au-delà, la légitimité démocratique n’est conçue et reconnue aux acteurs sociaux que dans la mesure où elle s’inscrit dans un modèle importé : « la transition démocratique s’identifierait à tout un ensemble de procédés démocratiques visant à établir un État de droit, copie conforme au modèle occidental »[[Ibid. p. 93. C’est nous qui soulignons.. La transition ne s’accommode donc pas de n’importe quelle constitution, ni de n’importe quelle économie. Citons pour exemple la typologie constitutionnelle « fermée » qui ne sort pas des modèles libéraux que donne J.L.Linz : « The choice between parliamentarism, presidentialism, and a semipresidential régime has important implications for the transitions to democracy and its consolidation »[[Juan J. Linz, op. cit., p. 153.. Fondamentalement, les analyses juridiques de la transition pensent la démocratie en termes non de transformation, mais d’extension d’un modèle[[Le cas qui illustre cela de la manière la plus crue est celui de l’Allemagne : la loi fondamentale de 1949 prévoyait à l’article 146 qu’en cas de réunification, une nouvelle constitution serait élaborée, la Loi Fondamentale étant provisoire. Or, la réunification s’est faite au titre de l’article 23, qui permettait à des territoires rejoignant l’Allemagne d’être régis par la Loi Fondamentale de 1949 (cet article visait en fait la Sarre), la RFA absorbant ainsi juridiquement la RDA. : on est là au cœur d’une problématique géostratégique, non d’une problématique de la démocratie.
La conception de la démocratie comme attribut institutionnel, conception qui marque en profondeur la théorie de la transition, permet ainsi de replier la finalité postulée sur le processus de la transition lui-même : « la transition démocratique est de même nature que la démocratie »[[Christiane Gouaud, op. cit., p. 105. Théorisée comme construction d’un système assurant en retour la « démocratie », la transition perd son sens originaire de processus subjectif et pleinement démocratique de transformation de la réalité, et recoupe en cela les origines de la ré-élaboration conceptuelle qui en a été donnée dans les années de la « construction du socialisme », pour devenir une partition imposée.
Les quelques remarques que nous ferons pour finir visent à souligner le fait que la théorie de la transition démocratique, telle qu’elle se présente actuellement et telle qu’elle est appliquée à l’Europe de l’Est, n’introduit aucun changement de paradigme en ce qui concerne le concept de transition. La continuité est totale avec l’histoire contemporaine des sociétés de type soviétique. Back to the future. Non seulement la « transition démocratique » n’introduit aucun nouvel élément, si ce n’est une inversion idéologique purement formelle à la théorie socialiste de la transition, mais elle respecte scrupuleusement son agencement. La finalisation du changement au profit de la création des bases juridiques et économiques d’une société nouvelle s’inscrit pleinement dans cette perspective. Quand les théoriciens des politiques économiques de stabilisation attendent des économies est-européennes qu’elles se « mettent à niveau » avec les économies occidentales, en faisant miroiter la perspective d’une intégration européenne qui résoudra tous les maux, il s’agit toujours et encore, à l’Est, de rattraper le capitalisme. L’utopie libérale est à son comble. Ceci dit, elle provoque un goût d’amertume et un sentiment de déjà vu. Les sociétés d’Europe de l’Est ont le sentiment que le changement ne s’est pas produit, que quelque chose leur a échappé. Même si les acteurs institutionnels de la transition anticipent ces réactions en les instrumentalisant sous la forme d’une théorie du complot (manipulation du changement par les communistes, etc.), cette impression est profonde et renvoie à une réalité. Le « political engineering » de la transition démocratique, la forte dose d’idéologie que véhicule la science politique, ne pourront pas empêcher les désirs collectifs de s’exprimer.