Commentaires et littérature critique

La société sécuritaire de contrôle

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Dans ses derniers textes, Deleuze développe cette intuition de Foucault : le passage de la société
disciplinaire à la société de contrôle. Du moule à la modulation. De l’enfermement à l’élastique. La
société du surf, de la circulation à l’air libre, mais en même temps de la force de rappel des
résultats, des comptes à rendre. Le pouvoir s’y exerce désormais à distance. L’individu
individualise ses pensées et ses mouvements, il se rend autonome.

Mais le pouvoir, qui a cessé de le discipliner, s’exerce sur lui, de l’intérieur, par le souci
d’avoir à rendre des comptes, et de l’extérieur, par une sorte de tribunalisation régulière sur les
résultats que le salarié sera parvenu à produire, sur ses ” performances “. Il n’existe de plus de
prison, plus de murs. Il n’existe que des faisceaux presque invisibles qui retiennent celui qui
pense s’échapper. Mais peut être peut-on dire que c’est parce que les individus s’individuent,
deviennent totalement adultes, qu’ils fuient et que, ne parvenant que difficilement à les contrôler,
le pouvoir politique et le pouvoir économique confondent leurs méthodes pour rattraper et poursuivre
l’individualité qui s’échappe.

Mais voici donc : la sécuritaire vient au secours du contrôle par élastique. Il y a d’abord cette
politique de la table rase, à la Sharon : on détruit les habitations, on détruit toutes les
garanties, tous les lieux où les individualités résistantes pouvaient tenter de se réfugier, on
détruit le droit du travail et de la sécurité sociale. A moins plutôt qu’on ne cherche à rattraper
ces résistants, à faire le vide pour mieux les cerner, donner à l’air libre l’allure d’une nouvelle
prison, une prison sans murs, une prison dans le vide. Les tracteurs et les chars détruisent
systématiquement les habitations.

Raffarin détruit avec méthode, obstination, tout ce qui existait encore comme garanties sociales, il
met ce qui restait de l’Etat Providence en pièce, ne laisse peu à peu que des débris. Les circulants
à l’air libre, qu’ils soient salariés ou chômeurs, sont installés dans la précarité, l’insécurité,
on les veut apeurés, sans refuge. Le pouvoir économique se peut être chasseur : il prend et rejette
le salarié, en toute légalité. Le contrat de travail se vide de ses garanties juridiques. Le contrat
commercial le remplace, réellement ou fictivement, le salarié vend ses services au lieu de louer sa
force de travail.

Mais aussi, et pour les plus démunis, vient le temps du travail obligatoire, du Revenu Minimum
d’Activité, face sinistre du RMI. C’est l’entrepreneur qui touche, de la part du département (du
pouvoir politico-administratif) le RMI à la place de l’individu, et celui-ci reçoit un maigre
revenu, pas même légalement un salaire, indexé sur le taux du SMIC pour les heures qu’on lui donne à
travailler. Les circulants salariés à l’air libre peuvent alors rencontrer sur leur passage des
esclaves d’un nouveau genre. Tout se mêle et s’entremêle : le vertige du temps libre et de
l’autonomie côtoie les formes les plus brutales d’imposition d’une chaîne. Tout se fait par le vide
: dans les vides, les forces se rencontrent comme à l’état pur. Le moins de droit et de règles
possible.

Et si l’individu isolé se révolte, la police-loi, la police qui tient de plus en plus lieu de
tribunal, est là pour le rappeler à l’ordre. Tout est prêt pour l’arrêter, pour attenter à sa
liberté, à sa précaire citoyenneté, s’il osait se révolter ou se revendiquer d’une autre conviction,
d’une autre subjectivité que celle de l’élastique ou de la chaîne, que la loi du capital à l’état
presque pure lui impose. Le vide et l’insécurité de l’emploi. Les Palestiniens dans les champs de
mire. Les maisons en ruine. A moins que pouvoir politique et pouvoir économique, police-loi et
capital presque entièrement confondus, ne soient en réalité sur la défensive, incapables d’en
appeler à une quelconque légitimité, incapables d’invoquer un savoir autre que celui de faire face
au désordre, de combattre tous les terroristes potentiels. Régime de guerre, externe et interne,
parce que, dans le vide croissant du droit légitime, du droit négocié, du droit accepté, se glisse
la rhétorique de l’ennemi et de l’ami, de l’ennemi d’abord, de l’ami ensuite.

Le pouvoir économique, de cet être abstrait nommé ” capital “, capte l’énergie et la subjectivité
des salariés tenus par l’élastique, désormais suspendus sur le vide de l’emploi que l’employeur veut
bien leur octroyer. Il se veut tireur de marionnettes, par des fils et faisceaux. A moins que les
individus que le capital veut contrôler ne se soient déjà enfuis ailleurs, ne se soient déjà
détournés de ce qu’on attendait d’eux, ne fassent d’une certaine manière que ce qu’ils veulent, à la
recherche d’une nouvelle éthique. Résistance et régime de guerre. C’est un combat d’un nouveau type
qui est engagé, ici, sur le sol même de la douce France.

Le 29 novembre 2003