Roger Mounier a 64 ans. Embauché à Jeumont Schneider à 14 ans, il y a fait une carrière exemplaire de contrôleur, de cadre et de militant syndical et politique. Jusqu’à la fin… Jusqu’à cette ultime lutte de 1988 qui a vu le départ de l’usine après tant d’autres. Retraite anticipée, maladie, déménagement. Il ne vit plus « sa » Plaine St-Denis que comme un souvenir, incapable qu’il est d’en voir la réalité présente. L’espace ouvrier est devenu opaque, les ouvriers qui y vivent et les 40000 emplois actuels sont invisibles :
C’était très difficile parce qu’on avait vécu déjà pas mal de tôles qui avaient fermé et on avait dit d’ailleurs « nous on sera les derniers ». C’est pour ça d’ailleurs qu’ils ont réussi parce que les gars avaient ça dans leur tête, on était moins combatif. Disons, on s’est battu mais sans conviction. Disons qu’on était plutôt des kamikazes. (…)
Saint-Denis c’est un désert. On nous dit il y a 30000 travailleurs, moi je veux bien, mais je sais pas ou c’est qu’ils sont ces gens là. Quand on voit 1200 travailleurs qui sortent d’une boite ça fait une vraie manifestation… C’est plus la même chose. (…)
Je me demande si d’ici quelques années, on parlera encore de travailleurs.
Son fils aîné pourtant, Jean-Luc, a repris le flambeau, dans une démarche qui tient plus du mimétisme que de l’identification : embauché à 17 ans dans l’entreprise de son père (qui lui-même avait été embauché grâce à ses oncles) où il a survécu à la délocalisation, ajusteur, responsable syndical et politique. Mais la figure ouvrière, la fierté du producteur n’est plus là.
J’étais, quand même, le fils de mon père et donc, là-dessus, ça a mis des freins. Là-dessus, je me suis jamais laissé faire. (…) Au départ, j’avais envie d’être fraiseur, parce que mon père était fraiseur. C’est l’ajustage qui m’a plu. C’est plus manuel, c’est pas la machine c’est la main. Ça me plaisait davantage. Je fais un peu moins d’ajustage, je fais du montage quoi, surtout. C’est pas un métier archaïque, il évolue aussi (…) Comme on faisait de la traction, j’ai fait aussi du câblage. Faut être assez qualifié, c’est pas…
La dénégation marque d’emblée l’impossible continuité. Quand la père se hisse du contrôle de précision à l’encadrement, le fils s’enracine dans le rapport corporel à la « matière allumée »[[Verret (M.), La culture ouvrière, ACL, 1988.. Le rapport au métier n’a pas la même valeur normative et émancipatrice que dans la génération précédente, car il est d’emblée dévalué. La lutte ne consiste plus à en faire reconnaître socialement la valeur intrinsèque et les responsabilités qui en découlent («j’étais un peu à l’inverse du patron », disait le père…), mais à en défendre un contenu professionnel remis en cause : l’avenir est derrière soi :
J’estime qu’au bout de quinze ans de maison, être P2 c’est un peu léger. Je pense que je peux faire un travail autre, qu’on ne me donne pas l’occasion de le faire.
Cette souffrance identitaire, il n’est pas le seul à la vivre. D’autres militants, la plupart de la génération de 1968, l’expriment dans d’autres lieux et d’autres entreprises de la Plaine, opérant un retour sur leur biographie propre plus que sur l’histoire familiale. Ainsi, l’ami et collègue de Jean-Luc, Noël, fils d’immigré portugais et ancien secrétaire de section du PCF :
Alors bien sûr j’ai subi la… Bon c’est vrai que là aussi tu vois… Mais des fois je m’en fous, tu sais.
Quand t’es plus jeune, tu t’en fous, tu vois, t’es… tu t’habitues à prendre des coups, et c’est marrant, tu te dis, tu es là, tu arrives, tu te dis : j’ai 46 ans… Comme beaucoup tu penses : bientôt la retraite, tout ça… Je pense quand même à ce que je vais faire après. Je suis bloqué depuis 20 ans. Alors c’est vrai que… Mais en même temps… Pas que ça me gêne pas, mais, ce que j’ai fait, je recommencerais. (…) On a l’impression que c’est une démarche, c’est normal qu’on subisse ça. Et donc c’est un peu notre faute aussi. (…) Mais en même temps, tu vois, bon… Je te dis, si c’était à refaire, je le referais.
L’identité ouvrière touchée en son cœur militant, est mise à l’épreuve des transformations du travail productif. Confrontés à l’automation, les anciens OP avouent leur désarroi. Ainsi Lucien Ledoux a 46 ans. Syndiqué de la presse et secrétaire de la cellule d’entreprise du PCF dans une imprimerie de la Plaine en pleine modernisation. De nouvelles installations techniques qui mettent les périodiques directement sous film en sortant des rotos. Lucien est devenu responsable du service maintenance.
Lucien a un CAP d’ajusteur, qu’il a complété par un BEP de dessin industriel. Après un court passage dans la bijouterie, il entre dans une imprimerie, branche dans laquelle travaillait son père[[Une petite imprimerie de province.. Il se pose dès le départ comme un homme de responsabilité personnelle dans son travail[[Monteur de machine puis maintenance.. Son premier souci est de faire partager un malaise : celui de la position prise par son syndicat face aux modernisations, qu’on « n’a pas prises par le bon bout ». Il lui semble que la revendication de formation pour les personnels en place était plus formelle qu’opératoire. En clair, en ne se préoccupant pas du contenu des formations et de la réalité des tâches à accomplir, on a maintenu en place par la lutte syndicale, des personnels incompétents, à commencer par lui peut-être avoue-t-il presque à la fin de l’entretien. La victoire syndicale contredit sa fierté du métier et du travail bien fait, la solidarité dans la lutte met à mal les ressorts de l’identité au travail… La tension entre son engagement syndical et politique et son engagement professionnel devient difficilement assumable…
Nous, en tant qu’individus, euh… Je vais te dire on a pas le droit de se cacher la face quoi, on a, pas le droit de… de… On a pas le droit de tricher. On sait très bien que demain on… On a des comptes à rendre, quoi je veux dire, on a des comptes à rendre, il faut qu’on… Y’a un boulot, y’a une somme de travail à faire, y’a, y’a des comptes à rendre oui absolument. (…) Moi j’en suis vraiment malade de ça. Parce que je sens qu’au travers d’une situation comme ça, j’en vois pas le débouché quoi, je vois mal comment effectivement à moment donné on va pouvoir tous se retourner en disant euh… « Bon ben on fait front unique et on se bat »(…). Tu sais que j’arrive à plus savoir grand chose. Ça bouge tellement vite à l’heure actuelle, que c’est délicat tout ça. Ça bouge très très vite.
Or, de ce dilemme, Lucien ne se sort pas. D’un côté, il y a son appartenance de classe et sa fidélité syndicale, de l’autre sa conscience de la rapidité et la nécessité des changements techniques auxquels « l’adversaire de classe » s’adapte plus et plus vite.
A 51 ans, Julien, secrétaire de cellule et responsable CGT du CE de son établissement, ancien OP devenu OS pour la stabilité de l’emploi et le salaire est confronté à une transformation technique qui pour la première fois, déqualifie son travail. Julien est fier de son entreprise et de la connaissance globale qu’il en a. Il la fait visiter volontiers, poste par poste, atelier par atelier, y compris les chaînes de préparation qui sont en voie de modernisation, semi-robotisation, ce qui va supprimer la partie la plus qualifiée de la tâche des préparateurs, transformés en servant d’une machine qui leur échappe. Robert, son contemporain, secrétaire du syndicat confirme ses craintes :
Puis là, c’est au pied de la machine ! Si tu veux en bas au rez-de-chaussée c’est eux qui commandent leur rythme, tandis que là, c’est la machine qui va commander le rythme des bonshommes. C’est toute la différence.
Son attitude est ambiguë face à cette transformation qui marginalise le travail ouvrier au profit de la machine, qui soumet encore plus le travail ouvrier à cette dernière, alors que tout son combat syndical, modernisation après modernisation, a été d’obtenir qu’elles se fassent en valorisant l’homme. Il y a rupture du sens de son histoire. C’est à la fois le sens de son travail et celui de son engagement militant qui se trouvent mis à l’épreuve et c’est l’engagement militant qui devient alors le support du sens de sa vie et de sa trajectoire personnelle… Le moyen est devenu une fin…
Il (le poste de travail) va être modifié. Le contenu sera modifié. Perspectives, bon j’en ai pas tellement au niveau puisque, compte tenu de mon ancienneté, étant un des plus anciens de la chaîne, du rez-de-chaussée, je serai, je resterai préparateur. Bon, les conditions de travail seront différentes, mais je resterai préparateur, ça… (…) Les perspectives dans l’entreprise maintenant sont tellement plus que fermées à moins d’avoir vraiment une volonté de rechercher. Mais autrement j’ai plus… Non, je ne dis pas que je suis bien comme ça, mais, je me sens quand même bien dans ma peau, quoi. J’ai disons une petite satisfaction personnelle en me disant, tu contribues malgré tout avec le peu de disons le peu de pas de formation, mais disons le peu de, bon on pourrait dire le peu d’école bon le niveau CAP, c’est pas un niveau, c’est un niveau je, je ne crache pas dessus, mais je veux dire un niveau d’études moyen et donc je me trouve bien parce que j’aurais quand même malgré tout, j’aurais eu un but, je me serais j’ai eu mon but d’être militant. C’est quelque chose d’important, j’ai… Ce n’est pas négatif. En moi-même, je me dis ce que j’ai fait, même si ça n’a pas porté au niveau professionnel quelque chose de plus enrichissant ; mais au niveau de mon engagement syndical et politique, ça m’a amené quelque chose quand même, ça m’a je dis que ce n’est pas négatif. C’est quand même se battre, quand je dis battre, c’est, entre guillemets, lutter, c’est positif. Sinon, sinon, si on ne lutte plus non, non c’est… Je n’en fais pas une satisfaction à outrance mais je me dis des fois, tu as fait un bon choix, il n’est pas négatif. Alors ce que j’adore, c’est m’engueuler avec mon directeur, j’adore ça. (…) Alors c’est vrai, ça a un avantage, moi ça m’a apporté au niveau connaissance, les mécanismes, au niveau de la boite, ça m’a énormément apporté; parce que là tu es au plus haut niveau. Tu perçois, t’entends, t’écoutes, tu vois, tu as des documents, tu as des éléments qui te permettent de comprendre.
Ne rien regretter, la fierté d’avoir été militant, l’attachement à un avenir qui est devenu passé : tout converge vers ce constat de difficulté que ce soit par l’aveu direct ou par la dénégation.
Le passé d’un avenir
No future : le retour sur le passé n’a d’égal que la disparition de l’avenir. On vit la fin d’une histoire à l’échelle planétaire comme on vit la fin d’un quartier ou d’une vie de lutte dans l’entreprise… Mounier, interrogé sur la fin du communisme à l’Est ne peut que proférer des phrases incomplètes et sourdes, d’où émerge l’espoir fou du rétablissement de l’ordre ancien. Et si son fils semble avoir repris son flambeau, il n’est pas en mesure, selon lui, de reprendre l’utopie :
C’est très difficile d’accrocher avec l’avenir qui est devant lui (son fils)… Nous y a eu quand même beaucoup de changements, y a eu les congés payés qui ont été dans le bon sens. On était beaucoup plus encouragé que mon fils. (A propos du quartier) – Ils ont bien des projets mais il n’y a pas d’argent. L’avenir n’est pas clair. Il n’y a plus d’avenir : on n’est pas sûr du lendemain.
Et pour cause, puisque la dernière lutte à laquelle il a participé, « c’était très difficile parce qu’on avait vécu déjà pas mal de tôles qui avaient fermé et on avait dit d’ailleurs « nous on sera les derniers ». C’est pour ça d’ailleurs qu’ils ont réussi parce que les gars avaient ça dans leur tête, on était moins combatif. Disons, on s’est battu mais sans conviction. Disons qu’on était plutôt des kamikazes ». Noël exprime clairement cet effondrement de l’horizon :
Je me rappelle mon père… Il disait déjà à l’époque, on habitait à St-Denis « J’espère que toi tu verras le socialisme, parce que moi je le verrai jamais ». Bon, ben aujourd’hui il a 76 ans…
…Mais il conserve à l’utopie sa place libre, comme une nécessité pour le présent :
Je pense qu’il faut quand même, faut être convaincu qu’on peut, même à mon âge, convaincu qu’on peut le voir. Une autre société que telle qu’on la vit aujourd’hui. Autrement… (…) Si y’avait pas cette perspective de dire « on peut changer », à la limite, (…) convaincre quelqu’un en étant pessimiste : « tu sais, on lutte, on lutte, c’est bien, mais en fait le changement de société…». La question c’est ça. Est-ce que la société capitaliste… est-ce qu’elle peut améliorer les choses ?
Alors, « quand même » il faut garder quelques repères :
On a raison de pas en démordre, faire que… Y’a des classes antagonistes quoi, la lutte des classes elle existe, quand même. Y’a ceux qui détiennent, et ceux qui n’ont rien. Donc y’a deux classes différentes. On peut tourner autour du pot, y’a plus de classes, y’a plus de machins, mais en fait quand on voit la réalité, y’a classes, quand même, hein, classes différentes.
L’ouvrier du livre, Lucien, garde les mêmes réflexes :
Faut quand même savoir ce que veulent les tôliers quand même hein, il faut quand même pas non plus euh… Bon, on sait que c’est d’abord et avant tout euh… Casser… Casser le syndicat du Livre, mais y’a pas que ça. (…) Je me sens faire partie… Je sens que je fais partie d’une catégorie de personnes qui feront effectivement jamais partie des gens qui sont de l’autre côté, je veux dire, ça c’est clair, dans ma tête c’est bien clair.
Fidélité à une culture et des repères non démentis par l’aliénation subie mais démentis dans leur faible capacité mobilisatrice : le militant devient une sentinelle plus qu’un « allumeur » selon l’expression de Michel Verret. La politique c’est « eux », face à « nous ». L’ouvrier de métier de la génération de 1968, a vécu une contradiction entre son engagement politique et son devenir personnel, entre son appartenance à une communauté politique et son appartenance à une communauté de classe, qu’aucune perspective crédible de transformation sociale ne vient plus compenser. Il renoue avec une « culture de l’extériorité » que la mobilité sociale semblait avoir touché au cœur[[Terrail (J.-P.), « Identité ouvrière, mouvement ouvrier, d’hier à aujourd’hui », Société Française n°13, octobre 1984; Terrail (J.-P.), Destins ouvriers, PUF, 1990, chapitre 3 « Identité de classe et destinées personnelles : l’émergence du nouveau », p. 79 notamment p. 93 « La fin d’une culture de l’exclusion ». Mais cette extériorité n’est plus celle de la classe, elle n’est plus le point d’appui d’une construction politique conquérante et normative, cette « modélisation conquérante et ce travail du négatif porté jusque dans les organes et appareil d’idées de la culture dominante »[[Verret (M.), « La classe ouvrière au purgatoire », in Autrement n° 126, « Ouvriers, ouvrières », p. 200.. C’est l’extériorité cumulée d’une adhésion partisane, qui n’a plus de valeur de reconnaissance sociale et d’une appartenance professionnelle de laissé pour compte. Bien que non « permanent » du parti, Noël vit plus « de » la politique que « pour » la politique pour reprendre l’expression de Max Weber au sens ou elle lui permet encore ce partage identitaire qui s’apparente plus à celui de la « foi originelle » que de la « politique exécutive » de la classe[[Ibidem, pages 204 et 199 et Verret (M.), La culture ouvrière, op. cit. p. 225..
Repli partisan et extériorité politique : les difficultés militantes enkystent l’orthodoxie plus qu’elles ne les ébranlent. Mounier regrette qu’on fasse adhérer «n’importe qui» et rêve d’une sorte de purification de l’organisation. Julien va en fait attribuer une bonne partie des difficultés nationales comme locales, à la corruption par le pouvoir c’est entre autre la participation au gouvernement de la Gauche à partir de mai 1981 qui a conduit des communistes sur des chemins de traverse. On y sent comme l’écho d’une réalité vécue, celle de son propre itinéraire de militant qui a fait de sa militance son identité sociale et de son rapport avec la direction, même conflictuel, la base de sa valorisation : ce qui lui permet, à lui, de ne pas se sentir dériver, c’est son attachement à la norme partisane, sa fidélité à la ligne. Ceux qui dans des circonstances analogues s’en détachent sont donc forcément des traîtres qui ont cédé, non à l’adversaire, mais aux tentations auquel Julien n’est pas insensible…
Je me pose des questions par rapport à ceux qui ont participé au gouvernement, parce que leur changement depuis… (… ) Il y a des fois où ça n’a pas toujours été très clair. Le passage de nos 4 ministres au gouvernement…
Communismes de la Plaine
La Plaine est aujourd’hui un territoire qui accueille et structure l’activité communiste plus qu’elle n’est structurée par lui. Il s’agit moins d’animer un « espace ouvrier », que de faire se croiser dans un territoire à définition quasiment administrative, des trajectoires biographiques diverses pour une activité minimale. Le parti est à l’image de son territoire, hétéroclite, carrefour de vies où la norme d’organisation n’est plus qu’une référence identitaire revendiquée ou contestée, mais non porteuse de codes de conduite et de cadres d’activité.
La mobilisation militante est, dans ces conditions, problématique. D’abord parce que la diversité des mobiles singuliers et leur faible investissement dans le territoire ne favorise pas l’émergence de finalités collectives locales et que les actions nationales du parti ne peuvent guère s’y substituer. Ensuite, parce qu’en retour, la faiblesse des finalités collectives qui pourraient être porteuses d’action n’est pas en mesure d’agréger l’éclatement des mobiles et de donner un sens à l’activité. Celle-ci se résume à son expression la plus élémentaire : la vente de l’Humanité-Dimanche au réseau d’acheteurs sûrs et en nombre décroissant, les réunions de plus en plus squelettiques, le stand à la fête de quartier, parfois un débat public.
La pauvreté d’une telle activité finalisée, la faiblesse de son enracinement dans la réalité sociale de la Plaine en 1992, au moment de l’enquête, n’est pas en mesure de répondre aux besoins exprimés par les militants communistes, dans leurs adhésions culturelles et partisanes et, aujourd’hui, à l’épreuve de l’histoire.
Pour Jean-Luc et Noël, l’adhésion au parti a eu à un moment de leur vie, un sens : celui de la légitimation d’une identité sociale personnelle par l’adhésion à une identité collective intégrée conflictuellement dans la Nation. Identité des ouvriers professionnels, dont l’adhésion permet le passage de la domination subie à la classe conquérante. Chacun y puise les moyens et le langage légitime de sa propre aspiration à une normalité donc à une normativité qui passe par la soumission aux normes de l’organisation : question de vie ou de mort dans la Résistance, question de survie et de progrès social dans les luttes ouvrières, question de survie psychique dans les conflits d’identification les plus criants.
L’« apprentissage ouvrier du parti »[[Molinari (J.-P.), Les ouvriers communistes, p. 291. est aussi un apprentissage partisan et communiste à la pluralité populaire, dans ses enracinements professionnels et culturels. L’ancrage dans l’identité professionnelle et donc la matérialité de la classe domine mais n’est pas l’ancrage unique ni, souvent, direct : il agrège d’autres transactions identitaires qui se rassemblent autour de la classe, la redimensionnent, nourrissent et justifient sa transmutation en projet humaniste universel. L’identité communiste est un moyen d’accéder à une identité générique par la médiatisation d’un projet de transformation de l’espèce, quand l’identité sociale est posée, d’une façon ou d’une autre, hors de l’État et des pouvoirs, hors des normes dominantes de vie et de culture.
Que se passe-t-il quand le projet et son ancrage social principal se trouvent démonétisés ou détruits ? La classe divisée et éclatée par le capital, prive les militants ouvriers de l’identité collective qui fondait leur identité et leur action. L’identité partisane, dans ces circonstances, court le risque de passer de la position de moyen à celui de substitut aux finalités de l’activité. Toutes les composantes sont réunies pour que le parti et ses normes se retournent contre lui-même : en devenant une référence identitaire de l’extériorité en lieu et place d’une construction de l’extériorité pour son dépassement, il devient une posture où la référence à l’État devient dominante, dans le rejet global comme dans la soumission à ses normes, machines normées à légitimer des candidatures protestataires aux élections. Il se prive alors de toute valeur normative et tarit à sa source toute activité politique.
L’écroulement des régimes de l’Est agit comme un déconstructeur puissant de l’avenir y compris dans ses représentations passées. Il a un effet dévastateur rétrospectif mesurable dans la plupart des entretiens au niveau de légitimation institutionnel du projet que pouvait jouer le « socialisme réel ». Au niveau de l’indicible et de l’impensable pour certains. L’identité communiste est en cause dans sa matérialité objective (celle du travail) comme dans sa projection subjective.
Cette déconstruction a des effets contradictoires. Pour les ouvriers, elle est une composante forte sur le repli identitaire social, voire seulement partisan. Pour ceux des ouvriers dont l’adhésion ne s’était pas seulement ancrée dans l’identité au travail, elle porte ombrage à la crédibilité de la transaction identitaire et de la référence normative : elle éloigne alors du parti et de ses normes. Elle s’accompagne de déstabilisations individuelles fortes.
Militantismes ouvriers dans l’entreprise
Les ouvriers de la génération d’après guerre, professionnels au départ, ont adhéré au syndicat et au parti dans un contexte de luttes collectives victorieuses. La politique s’enracine dans le rapport au travail et aux conflits du travail, l’adhésion vient renforcer et donner un sens à une solidarité ouvrière à laquelle elle donne un dépassement possible, un accès au progrès humain dans son ensemble. Ce sens fondateur est, dans tous les cas, mis à l’épreuve de l’expérience du travail et de la trajectoire biographique.
Pour Lucien, resté professionnel, engagé dans ce que R. Sainsaulieu nomme la « solidarité démocratique »[[Sainsaulieu (R.), L’identité au travail., 3e éd., Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1988., c’est l’identité de métier qui est un point d’ancrage fondamental et qui est remis en question par le changement technique et gestionnaire de l’entreprise. Déstabilisé dans son « identité pour soi », Lucien n’a pas de collectif de référence pour la légitimer dans une « identité pour autrui »[[Dubar (C.), La socialisation, construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Colin, 1991, page 118. et se trouve pris en étau entre la solidarité de classe et d’organisation et les critères de rentabilité de l’entreprise dans une contradiction que ne connaissait pas le père Mounier. Avec souffrance, et sans alternative de normes et de valeur, Lucien prend ses distances par rapport aux positions de son syndicat, n’exerce pas réellement son activité de secrétaire de cellule, se replie sur sa vie familiale et compense sa mauvaise conscience par sa fidélité idéologique et électorale.
Moi j’en suis vraiment malade de ça. Parce que je sens qu’au travers d’une situation comme ça, j’en vois pas le débouché quoi, je vois mal comment effectivement à moment donné on va pouvoir tous se retourner en disant euh… « Bon ben on fait front unique et on se bat », alors qu’on sait que derrière y’a plein de choses qui se dit, y’a plein de choses qui se font, et qui se … et que tout le monde se tire dans les pattes, et puis… Ça c’est grave.
Julien, devenu OS, est passé dans un autre dispositif solidaire en tension entre l’unanimisme de la chaîne et la défense corporative d’une entreprise publique et de ses avantages. Sa situation personnelle et professionnelle s’est améliorée au fil des conflits et des acquis, au fil de la « carrière militante » aussi. Plus sensible à la solidarité de classe et à l’unanimisme qu’au corporatif dans ses souvenirs militants, Julien a lié sa trajectoire personnelle et professionnelle à son engagement. Il en a reçu des gratifications sociales, une ouverture cognitive et relationnelle, des pouvoirs dont on ne peut pas exclure une part de culpabilisation, puisqu’il se sent « quand même » « bien dans sa peau ». Le maintien même mythique de la solidarité de classe, de la fidélité aux normes de l’organisation est la condition sine qua non de la légitimité de sa relative carrière d’homme d’appareil à laquelle il a sacrifié des valeurs de l’ouvrier soixante-huitard (« 68, Ah, j’ai vécu 68… Ça a été une grande époque. (…) Et puis 68, ça a été une grande un grand moment d’euphorie, mais, qui aura amené, j’ai pas connu à une grande échelle, j’ai connu parce que j’ai participé aux manifestations, j’ai participé à toute cette, comment on dirait ? A cette révolution »), la garantie que contrairement à d’autres, il n’a pas « trahi ». Mais le sens même de son engagement se brouille, l’utilité du parti est indicible…
Q : Mais à quoi ça sert un parti ?
A quoi ça sert un parti ?
Q. A quoi ça sert pour toi ?
Ohlala, je n’en sais rien moi.
Poussé plus loin, Julien, montre sa difficulté à entendre la question sur les partis en général, se replie sur le PCF qu’il réfère immédiatement à la lutte des classes :
Non, mais… La nécessité de se regrouper, de prendre la défense des intérêts… Personnels et les intérêts généraux de l’ensemble de la population et… D’intervenir à tous les niveaux pour que ces problèmes, ces… Propositions soient prises en considération et qu’elles soient débattues, défendues, développées, analysées, l’enrichissement… Le rôle du parti… C’est un peu comme ça que je le… Que je le ressens… C’est… Disons que… Les partis qu’on connaît, les partis traditionnels qu’on connaît, ils n’ont pas tous les mêmes origines, loin de là… Donc… La nécessité de se regrouper dans un parti, d’être adhérent à un parti… D’avoir des idées… De classe… Bon c’est vrai que c’est…
C’est parfois dans la façon de vivre et de faire survivre l’orthodoxie d’une organisation qu’on en lit le mieux la crise, comme le notait dès les années 30, Antonio Gramsci :
Les partis naissent et se constituent en organisations pour diriger la situation à des moments vitaux pour leurs classes ; mais ce n’est pas toujours qu’ils savent s’adapter aux nouvelles tâches et aux époques nouvelles. (…) La bureaucratie est la force routinière et conservatrice la plus dangereuse , si elle finit par constituer un corps solidaire à part et qui se sent indépendant de la masse, le parti finit par devenir anachronique et dans les moments de crise aiguë, il arrive à être vidé de son contenu social et reste construit dans le vide.[[A. Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique (1932-3), in Gramsci dans le texte, Ed. Sociales, 1975, page 507.
Quelques réflexions pour terminer
L’épuisement du communisme dionysien est évident, au-delà d’une image déjà fortement révélée par les résultats électoraux. La Plaine rouge de la ville rouge n’est plus, dix ans seulement après avoir été le terrain d’une des grandes batailles sociales du tournant des années 80.
L’épuisement est d’abord matériel, quasiment mécanique. Le départ des grandes entreprises-phares de la mobilisation ouvrière, le vieillissement des militants et leur départ pour le centre-ville, les transformations de la population et du salariat local ont vidé le bocal et perdu le poisson.
La conjoncture sociale et productive a changé, découplant le travail disponible et l’emploi ouvert, le quartier et l’entreprise dans une fluidité croissante de l’habitat et du travail. L’espace de l’État, à territorialisation croissante, et l’espace du capital se disjoignent, rendant inopérants les modes de jonction élaborés par le communisme ouvrier et municipal. Ce qui fit l’identité de la Plaine, une unité d’espace et de temps entre le travail, la viefamiliale, les conflits et la politique, n’existe plus que dans le souvenir ou la survivance très minoritaire dans la population et dans les politiques municipales.
Or ce qui subsiste de la culture ouvrière et de la culture communiste se trouve mise en défaut par ces bouleversements et les enjeux nouveaux d’une activité collective normative. Ni la culture reproduite tant bien que mal au sein de l’organisation, ni la culture construite par des années de militantisme ouvrier, ni l’enracinement ouvrier et populaire de la culture des transfuges n’est en mesure de porter sur le neuf un regard à la fois polémique et dynamique. Les enjeux nouveaux de l’organisation du travail et de la valorisation des compétences prennent à contre-pieds une culture de lutte des classes privée de perspective. La politique exécutive tend à la référence identitaire spectatrice des mutations de son temps. La souffrance et l’aigreur en accentuent les tendances au repli orthodoxe.
Cette tension se gère d’abord par le renforcement de l’orthodoxie et des valeurs, garantes d’une identité contredite par les actes. Elle se résout en son point de rupture par un basculement brutal, sorte de «retour du refoulé» qui touche d’abord la périphérie militante, ce milieu ouvrier ancien, vieillissant pris au piège du quartier de sa splendeur. Mais il touche aussi au cœur. Une de ses manifestations les plus générales, et les plus brutales, est l’émergence du repoussoir étranger, de cette figure de l’immigré qui justifie à la fois le maintien d’une solidarité – sans lui – et l’absence d’avenir – pour lui.
Cette disjonction de la culture et de la normativité sociale est à la base d’un notable affaiblissement de l’activité de l’organisation, réduite au mieux à un minimum de propagande de registre national. Même chez les plus orthodoxes : si les finalités de l’activité restent hautement affirmées, c’est de plus en plus le mobile qui fait défaut, nourrissant plus de culpabilisation que d’analyse.
Le recul de l’expression externe de l’activité se nourrit depuis quelques temps déjà d’un recul de sa capacité d’élaboration politique dans laquelle les dissensions de direction n’ont pas joué un rôle mineur. La Plaine et St Denis ne font pas figure d’exception. Ce qu’on observe au niveau du communisme dionysien est bien la mise en panne d’une normativité sociale par démonétisation de ses références culturelles. Elle laisse, libre un champ de la politique dont par ailleurs les dimensions électorales ne cessent de se réduire.