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Le débat des raisons Sur J-C Passeron, “Le raisonnement sociologique”

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Grande tentation de commencer ce livre[[J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique (l’espace non-poppérien du raisonnement naturel), Nathan, Paris, 1991. par l’axiomatique où il se conclut[[XVI, Le raisonnement sociologique. Propositions récapitulatives, p. 357-405. en si rigoureux enchaînement de propositions que tout y est dit. Mais aussi n’a-t-on plus rien à dire…

Puisque l’enchaînement des propositions ne vient jamais qu’au terme de l’enchaînement des idées, et qu’aussi bien cette axiomatique là, c’est pour nous dire que l’histoire n’est jamais axiomatisable, dire alors peut-être l’ordre historique des raisons qui conduit à cette sociologie désenchantée ?

Le double désenchantement

Deux fois désenchantée, à vrai dire une fois pour le « désenchantement du monde », une fois pour le désenchantement d’elle-même.

Car nous ne pouvons plus partager – c’est le constat de départ de J.-C. Passeron[[I, Appellations et chantiers, p. 19-31 et VI, Les contrôles illusoires : polémique, police, ascèse, formalisme, zoologie, p. 137-169. – cette belle naïveté programmatique des Pères Fondateurs qui, sur l’appui des Sciences Aînées rêvaient de cette « Science Neuve », dernière des sciences et plus science que toutes…

Plus science que toutes ? Et même autant qu’elles ? Et science même ? A s’en tenir – minimum épistémologique – « à la simple description des actes d’une Cité Savante donnée »[[P. 82., quelle description donner aujourd’hui de la Cité Savante Sociologique[[II, Les mots de la sociologie, p. 31 -57. ?

A peine Cité à vrai dire, si c’est Ordre et Philia qu’on y cherche. Car on n’y trouvera guère que « l’insociable sociabilité » de théories patronymiques, en guerres d’ombres perpétuelles, chacune cherchant à intégrer les autres, sans que leurs Raisons sécantes trouvent jamais leur principe de superposabilité… Et le désordre encore d’un champ découpé « en aires d’intelligibilité à géométrie variable », dont chaque théorie s’épuise en vain à tenter l’intégration sous ses propres mots, sans guère parvenir qu’à leur faire perdre sens. Sans que tableaux et graphes échappent au sort commun[[V, Ce que dit un tableau et ce qu’on en dit. Le langage des variables et l’interprétation dans les sciences sociales, p 111-137., car la langue artificielle que tente de parler la sociologie d’enquête dans le temps du calcul, ne concerne que le traitement intermédiaire de « data », dont le sens n’est jamais donné, en codages initiaux, et rendu, en commentaires finaux, qu’en langue naturelle… Dans l’indépassable indexation de celle-ci aux contextes historiques auxquels se réfèrent, deux fois relatifs, et ses énoncés et ses énonciations.

L’inoubliable histoire

Car la sociologie perdrait-elle mémoire de l’histoire, et de son histoire dans l’histoire, qu’elle en dépendrait encore sous les concepts aveugles de l’oubli[[III. Histoire et sociologie. Identité sociale et identité logique. d’une discipline, p.57-89.

Et sans doute ne peut-on réduire une discipline à l’autre : sinon par l’objet, car la distinction vestigiale, sous laquelle elles pensent souvent elles-mêmes leur différence (Histoire sur traces du passé, Sociologie sur données du présent) est peut-être trop simple (l’une et l’autre ne travaillent-elles pas, en information également objectivée, sur les traces, qui du passé, qui du présent ?), Du moins, par le genre : Histoire, discipline du récit, en synthèse descriptive ; sociologie, discipline comparative, en analyse causale et/ou interprétative.

Mais aussi ne peut-on les penser en disciplines autonomes sans « leur force de rappel » réciproque – la Sociologie toujours fondée à rappeler à l’Histoire la conceptualité sociologique, qui ordonne jusqu’à la chronologie événementielle de ses récits, l’histoire à rappeler à sa cadette gourmandeuse « l’historicité de ses objets » comme « son principe de réalité ».

Mais aussi peut-être son principe d’infaisabilité ?

La science infaisable

Car, si l’histoire est bien l’objet de la Sociologie, quelle chance de soumettre l’altérité indéfinie de « ses configurations spatio-temporelles, indécomposables et insubstituables » au principe alternatif de la falsifiabilité poppérienne, quand le beau dispositif du « toutes choses égales par ailleurs, de deux choses l’une » n’y rencontrera jamais qu’ « en mille choses l’une; toutes choses à jamais inégales ? »

Car les espaces-temps singuliers qui font : le texte ? non la trame ? non – texte et trame combinent toujours du décomposable et du substituable – disons : le flux historique, seront bien désignables par mots, analysables par concepts, ordonnables par théories …[[I, III, VI et VII, Le langage demi-savant, p.169-185..

Mais les mots ici, a mi-chemin du nom commun comme signe d’énumération indéfinie d’une identité finie, et du nom propre comme index d’une unicité irréitérable à identité indéfinie, ne seront jamais que les indicateurs de contextes à caractérisation inépuisable…

Les concepts, loin de cerner des identités reproductibles en équivalence ne désigneront tout au plus que des ressemblances en redéfinitions perpétuellement glissantes…

Les théories, indexées tout à la fois aux conjonctures de sens de leurs énoncés et à leurs conjonctures d’énonciation ne formaliseront jamais que des rationalités doublement conjoncturelles…

Et ainsi le désenchantement sociologique pourrait bien se faire désespoir… Si…

Popper reconclu…

… Si Popper à raison — c’est-à-dire si les sciences nomologiques, fondées sur l’isolement de systèmes finis de variables contrôlables sous les procédures de la falsifiabilité alternative, constituent bien la seule forme scientifique possible. Mais comment prouver ce droit d’exclusivité sans avoir prouvé l’impossibilité d’autres régimes de scientificité ? Et suffit-il d’avoir prouvé l’in falsifiabilité de la Sociologie, pour avoir démontré l’impossibilité de Science infalsifiables[[Idem. ?

Car un objet peut-être indéfinissable, par caractérisation finie pour énumération indéfinie, sans cesser pour autant d’être descriptible, par caractérisation ouverte pour énumération finie de cas, sur des protocoles d’observation non moins surveillés ni stabilisés que dans les sciences expérimentales…

Des enchaînements de relations non désindexables de leurs contextes peuvent être inalysables en système clos de causalité, réitérables et prédictibles, tout en restant analysables en typologie ouverte de parentés vérifiables par exemplification méthodique…

Les théories formalisées sur systèmes typologiques peuvent être infalsifiables, sans cesser pour autant d’être vulnérables à des vérifications historiques présomptives, qui, pour n’être jamais catégoriques, ne les laissent pas également hypothétiques…

Et ainsi pourrait-on faire science sur des modes de fiabilité, qui pour n’être pas ceux des sciences hypothético-déductives (aussi bien en ont-elles elles-mêmes plusieurs, selon leurs objets et leurs échelles – la leçon de Canguilhem vaut bien ici celle de Popper) ne comprendraient pas moins de rigueur ni de rationalité qu’elles.

Une autre rigueur seulement : « cette rigueur seconde à la rigueur première », dont la rigueur est justement de critiquer les limites de la première. Sous une autre raison : la Raison analogique…

La raison analogique

Que cette raison soit à l’œuvre, reconnue ou non, dans toute la pratique sociologique, cela se montre en tout retour sur son histoire. Car toute son histoire est celle d’un transfert analogique continué…

Transfert analogique par importation des types d’intelligibilité scientifique constitués en Physique (Comte), en Chimie (Le Play), en Biologie (Durkheim), en Economie (Marx), en Linguistique (Lévi-Strauss), en Psychanalyse et en Informatique plus récemment…

Transfert métaphorique par emprunts des schémas d’intelligibilité mobilisés d’un domaine sociologique à l’autre, en référence aux techniques de l’architecture (structure, infrastructure, superstructure), de la guerre (stratégie, tactique), du théâtre (scène, rôle), du marché (capital, monopole, rente, concurrence, transaction…). Transfert de figures enfin dans tout le lexique sociologique, comme le moindre examen de ses verbes d’action le montre : produire, construire, sécréter, exprimer, refléter, traduire, articuler, etc. Qui voudra purger la Sociologie de ses métaphores la tue…

C’est qu’il s’agit, dans cette présence, de l’âme même. Appel à l’autre, non pour s’y identifier en mimétique monotone. Mais pour repérer et le même de l’Autre et l’Autre de Soi. Car Emanuele Tesauro le disait déjà de la devise métaphorique, où s’élaborait la Logique moderne des Figures : « La métaphore, rassemblant deux objets en un, fait voir quasi miraculeusement l’un à travers l’autre, comme par l’ouverture d’une perspective »[[Emanuele Tesauro, L’idée de parfaite devise, Paris, Les Belles Lettres, Le corps éloquent, 1992, p. 67-68.. Que le miracle fasse place à l’agilité de l’œil et au travail de la raison, et l’on aura, dans son usage galiléen, l’esprit perspectiviste-relativiste de la Raison analogique en Sociologie.

La raison mixte

Raison du Double, Raison de l’Entre-deux. Entre nom commun et nom propre, concept générique et concept déictique, logique déductive et logique inductive, la Raison sociologique, c’est la Raison Mixte…

Non pas Raison du mélange, car elle n’est pas moins claire que tout autre Raison scientifique, ni ne réclame moindres distinctions nulle plus qu’elle n’en a besoin pour des « dénominations exactes » de l’institeur des Noms…

Ni non plus Raison Modérée entre Déraisons extrêmes, car, outre que les extrêmes ont leurs Raisons, on n’atteint guère le centre où celle-ci se tient que par extrême ascèse lexicale, et conceptuelle – on le voit bien à ce livre difficile…

Et moins encore Demi-Raison, car le mi-chemin de deux Raisons scientifiques n’est pas la Mi-Raison d’une Demi-Science…

Raison de l’Entre-Deux plutôt, et moins Raison du Milieu que Raison du Mouvement, car il s’agit moins d’occuper un espace intermédiaire que de le constituer sur le pas du danseur – J.-C. Passeron retrouve ici la métaphorique chorégraphique[[P. 171. de Nietzsche, dont la logique aphoristique n’est pas sans parenté avec celle-ci…

Nietzsche plutôt qu’Hegel. Car si cette logique du va-et-vient perpétuel ne s’entend pas sans dialectique, ce ne saurait être cette dialectique automatique, où toute contradiction trouverait dans sa corbeille philosophique la promesse de son dépassement : la contradiction se résout tout aussi bien, et souvent plus, en destruction héraclitéenne, équilibre de transaction proudhonien ou déplacement freudien qu’en « négation de la négation »… Et la logique de la Métaphore unique, où, d’époque, l’Esprit du Temps s’exprimerait également en tout, sur le mode de la Totalité Expressive ne serait pas moins ruineuse à l’appréhension de l’altérité – de l’autonomie relative des plans disait Althusser[[Hegel ou le passage clandestin – La reproduction sociale et l’histoire, p. 89-111. – que la logique déductive des Théologies de l’histoire, religieuses ou profanes…

Ni Hegel, ni Leibniz. Car si tout à son reflet (non en tout pourtant), rien ne s’opère en réflexion que par rétractions sans cesse empêchées par l’opacité de l’objet. Ni même Pascal, car nul Opérateur Céleste ne fixe ici, mystérieusement ou non, l’Ordre métaphorique des Ordres : l’épistémologie analogique ne construit même jamais ses intelligibilités métaphoriques que pour les soumettre, par leurs croissances mêmes, à des redéfinitions d’ordre et de rapports d’ordre indéfinies…

Les épistémologies comme théories des sciences qui se font n’ont meilleures preuves que ce qu’elles aident ces sciences à faire. Entre mille témoins heuristiques, auxquels l’auteur consacre, entre trace génétique et trace axiomatique, le parcours de réflexion intermédiaire soumis à notre jugement – mises à plat analytiques de concepts syncrétiques (loisir, audio-visuel)[[VH, Les yeux et tes oreilles : à propos de l’audio-visuel, p. 177-185. ou/et polymorphes (biographie[[VIII, Le scénario et le corpus. Biographies, flux, itinéraires, trajectoires, p. 185-207., lecture[[XIV. Le polymorphisme culturel de la lecture. A propos de l’illétrisme, p. 335-347., …) nous ne retiendrons ici que les textes consacrés, sous attaques multiples au régime sémiotique de l’image et à l’analyse interprétative des cultures…

L’analogie poursuivie

La première[[XHI, L’usage faible des images. Enquêtes sur la réception de la peinture, p. 257-291., parce qu’elle nous donne à voir (on dirait mieux à penser-voir) la portée distinctive d’une analyse analogique/méthodique.

Pour critiquer le préjugé commun qui, de la médiologie à la pédagogie, oppose si vite l’audio-visuel à l’écrit alors que l’écrit, trace muette du son (à tout moment pourtant rappelle à lui par la lecture) fut la première forme et longtemps la seule (et à jamais la plus accomplie peut-être ?) de l’audio-vision…

Pour montrer ensuite que si l’information visuelle doit être opposée à l’information auditive (celle-ci dépassant d’ailleurs le champ verbal, écrit ou parlé, de tout le champ musical, chanté ou non), ce ne saurait être pour les degrés d’univocité des messages, l’un et l’autre les supportant tous : la musique aussi pansémique que l’énoncé mathématique, l’énoncé de la langue naturelle non moins polysémique que l’image figurative… Mais plutôt par le degré de codabilité du message – entendons : du degré auquel le code doit s’ouvrir ou non sur l’index…

Car l’icône comme l’image figurative supporte bien quelque code d’interprétation et d’évaluation, quant à ce qu’elle représente et à la manière de le représenter: objets possibles de communication pour un « contrat de réception icônique ». Mais infiniment moins que l’énoncé si souvent appelé en vain en renfort de communication dans la légende énonciative, tant la communication de l’énoncé sur le message icônique reste elle-même indexée aux pouvoirs muets de la signification imagée.

Ainsi retrouvons-nous dans les arts, entre l’icône et l’énoncé, la même distance constatée sur la même contrainte d’indexabilité entre l’énoncé sociologique et l’énoncé nomologique. Et sans doute pour rait-on poursuivre sur cette ligne d’indexation bien des partages analogiques encore : d’un art à l’autre, l’énoncé poétique n’est pas moins allusivement indexé peut-être sur les connotations de ses lectures que l’icône sur celles de ses spectateurs ; d’une science à l’autre, la psychanalyse n’indexe pas moins peut-être ses types sur ses cas que la sociologie sur ses conjonctures ; l’analyse marxiste de la valeur d’échange n’opère-t-elle pas d’un mode d’échange à un index d’usage ? Et pourquoi pas, des arts indexés aux sciences indicatives, depuis longtemps en échange réciproques de types, exemples et raisons…

Entre deux va-et-vient…

Où l’analyse en va-et-vient trouvera toutes occasions possible de transposition culturelle. Car c’est toute l’ainsi-nommée culture qui, pour se penser[[XIII, Figures et contestations de la culture. Légitimité et relativisme culturel, p. 291-335 et XI, Le sens et la domination. Différences dans la différence, p. 247-257., doit penser peut-être cette démultiplication des plans entre « l’agi, le représenté et le formulé » disait autrefois Maget : J.-C. Passeron propose plus précisément, non sans quelque déplacement entre style pratique d’usages réglés, code discursif de conduites légitimes, blason emblématique de « symbolisateurs nodaux ». Et sur chacun de ces plans, car aucun n’est univoque, cette désintrication analytique du « rapport des rapports de sens aux rapports de force » que Marx nomme idéologie, que J.-C. Passeron nous demande de penser autrement qu’en renversement mystifié. Et encore ce questionnement transversal qui, sur toute l’aire, en tous canaux, sur tous messages, discriminerait la part respective de la communication et de la signification, disait G. Mounin, du code et de l’index nous dit J.-C. Passeron…

Ce qui peut s’ensuivre pour comprendre la peinture telle qu’elle se voit[[VII et XII., en se « pactes », bavards ou silencieux, « de réception », dévote ou distraite – le roman tel qu’il se lit[[IX, L’illusion romanesque. Description en -graphie, -logie, -nomie, p. 207-229. (et d’abord s’écrit) sur ses « pactes de confiance narrative », voire de « croyance réaliste » – la télé telle qu’elle s’allume sur ses pactes d’information ou d’ambiance et dans la part de désordre qu’y met le « bruit des circonstances » – le lecteur en fera la découverte, pour sa distraction autant que son instruction, car l’auteur n’a garde d’oublier le pacte d’humour avec lui-même…

Le débat des raisons

Si sensible soit-on à l’impromptu des rencontres, c’est évidemment dans la Grande Roue de l’Axiomatique finale qu’il faudra finir cette Grande Promenade Sociologique…

Non pas pour remplacer le poppero-centrisme par tel psserono-centrisme, car, malgré l’abstraction provocante du propos, ce quasi-spinozisme par définitions, propositions et scolies, loin de prétendre enfermer la Réalité en quelque système clos, entend bien plutôt la libérer (et nous-mêmes) de toute prétention de quelque Raison que ce fut à la prendre au piège. Car si toute Raison se fonde bien en quelque réalité, nulle ne l’épuise toute, et pas plus l’Analogie que la logique ou la Nomologique…

Et chacune à bien autant à apprendre des autres qu’à en apprendre. L’on voit bien que tout ce que la Raison Analogique peut recevoir de la logique des Noms, autant que des chiffres et graphes, pour se distinguer des Raisons Vagues et des Hermeunétiques vagabondes. Et de la Raison Nomoligique, pour se distancier d’idéaux théoriques impossibles. Mais ces deux Raisons n’ont peut-être pas moins à apprendre de la troisième, non seulement sur leurs va-et-vient respectifs ( les Mathématiques et les Sciences Expérimentales ne doivent pas peu à l’heuristique métaphorique…) mais plus avant sur leurs va-et-vient à la Réalité. Dont nulle peut-être ne peut s’excepter que par illusion de souveraineté. Si les sciences nomologiques sont toujours aussi des sciences approchées, n’est-ce pas que dans la maîtrise des systèmes de variables qu’elles isolent, elles indexent encore une réalité qui les dépasse ? Et si les Sciences Formelles semblent pouvoir s’en désindexer si absolument, n’est-ce pas par oubli trop absolu de leurs conditions originelles de constitution ? Les Raisons n’ont peut-être pas moins de raison de s’indexer à leur propre mémoire qu’aux réalités dont elles visent l’intelligibilité…