Multitude et élection américaine

Le devenir-majoritaire fait jouer à plein sa puissance

Partagez —> /

Michael Moore disait en substance quelque chose de très juste à la fin de
Fahrenheit 9/11 : ce sont souvent ceux qui ont le plus à souffrir des
conséquences des actes des puissants qui soutiennent le mieux ces puissants.
Et en effet l’exploitant agricole de l’Ohio préfère l’équation d’un
“progrès” où ses enfants peuvent décrocher une bourse d’étude grâce à
l’armée s’il reviennent d’Iraq, où il n’a pas de couverture santé mais où on
l’assure qu’on va défendre son “way of life”, plutôt qu’un “progrès” qui
bouleverserait tous ses repères et éventuellement son mode de vie. Ce qui
tombait bien dans cette élection c’est que démocrates et républicains
proposaient tous le premier type de progrès, alors la palme est-elle revenue
au plus fervent bigot ou a-t-on préféré l’original a la copie ? Ou tout
simplement la morale se trouve dans ce film “wag the dog” : est-ce bien la
machination ourdie par les spin-doctors qui fait le succès ou plutôt ces
vieux films de pub qui recommandent de ne pas changer de monture en plein
milieu du chemin ?

Le devenir-majoritaire fait jouer à plein sa puissance et les
ultra-conservateurs gardent le pouvoir. Mais il m’a semblé déceler dans
l’espace des trois dernières années la montée d’un écoeurement individuel
d’une partie importante du peuple majoritaire qui acclamait unanimement W à
plus de 80% après 9/11. Je me rappelle cet ami du Michigan qui me décrivait
son malaise grandissant tous les matins à la vue du drapeau sur la pelouse
devant la maison, sur le haillon de sa voiture, sur le fronton de sa
société, sur son écran d’ordinateur, sur son veston dans le miroir des
toilettes… Et surtout l’emprise du seul discours qui pouvait être proféré,
discours guerrier, honneur, sécurité, bien, mal… Plein les oreilles mais
surtout plein la bouche avec un mauvais goût à la fin.

Il me semble qu’une certaine radicalisation a atteint bien au-delà de
l’audience des cercles activistes classiques. Le centre de gravité des
forces progressistes s’est déplacé plus à gauche. Alors peut-être la
puissance de cette force “radicalement oppressive” nourrit-elle dans son
exercice du pouvoir, par un effet d’auto-immunité, une “multiplicité de
propensions à l’émancipation” ? Je le souhaite et comme Brian Holmes je
pense qu’il faut continuer le travail de révélation du fonctionnement de
cette “nouvelle forme de pouvoir planétaire” et trouver les pratiques
d’articulation des devenirs-minoritaires du peuple majoritaire (et merci ici
à Philippe Zarifian de remettre le peuple dans le champ d’interrogation).