“Prenez-le comme pénitence” ; m’a dit le père Gonzalo. Ses mots m’ont aidé à me ressaisir. Nous étions partis la veille à 4 heures du matin : vingt-quatre heures s’étaient écoulées déjà. Le voyage en bus urbain avait été dur sur un chemin chaotique, mes genoux frappaient le siège d’en face et les premiers signes de faim et de soif étaient vite arrivés. Au cours du trajet des changements s’étaient produits : dans nos notions d’hygiène et de pudeur tout d’abord.
Au début nous avons bu de l’eau, chacun dans son gobelet, puis directement à la bouteille qui passait de bouche en bouche. Toujours avec modération. Peu à boire et à manger, mais avec un sentiment de fierté responsable. Au début, les hommes ont cherché à pisser en cachette, alors que les femmes se retenaient. Plus tard, les femmes nous ont imposé d’aller d’un côté et de leur réserver l’autre.
Nous avons pu observer, déjà sans inhibition, les forces variées de nos jets d’urine, aussi que cette inégalité naturelle entre les sexes dont Simone de Beauvoir se plaignait. Cette inégalité revenait au moment de regarder les femmes assises et disparaissait avec une indifférence qui s’imposait.
Avec nous, voyageait aussi Carlos Monsivais, qui n’arrêtait pas de plaisanter à propos de nos souffrances. Nous nous sommes tous mis à rire et il nous semblait alors possible d’oublier notre malheureuse condition. A deux heures du matin, Carlos s’est endormi et nous avons de nouveau plongé dans le désespoir. Le convoi des bus qui roulaient en direction de la jungle du Lacandon s’arrêtait fréquemment. Des rumeurs couraient mélangeant réalité et fiction : un bus serait tombé en panne, un autre aurait glissé vers le ravin et gisait, les roues en l’air (c’était vrai).
Enfin, les barrages : d’abord, ceux de l’armée fédérale, et plus loin, ceux de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN). On a eu bien des surprises dans les deux bandes. Il ne faisait aucun doute que l’armée fédérale avait reçu des instructions précises pour nous traiter avec considération. Non seulement les formalités furent simplifiées, mais on ne nous demanda rien, même pas une pièce d’identité et les soldats semblaient être tranquilles, leur regard n’affichait pas de peur.
J’imaginais que chacun des soldats comprenait que notre mission était celle de consolider la paix. Était-ce de l’imagination ? Le plus étonnant se produisit quand un soldat monta dans le bus pour nous dire : “Au nom de l’Armée Mexicaine je vous souhaite un bon voyage et un heureux retour. ” Et avant de descendre il nous fit un salut militaire ! Certains n’ont rien compris. Dans un autre bus, un militant gauchiste lui avait répondu :
“Comme ça vous souhaiterez bonne chance et bon retour aux zapatistes? ” Quelqu’un nous a dit que le soldat avait fait une grimace et était aussitôt reparti.
Plus tard, un journaliste anglais me dit : “Je suis surpris, les Mexicains sont plus civilisés que les Anglais “. “Non”, répondis-je, “nous sommes aussi civilisés et barbares que vous l’êtes. Et si nous ne réussissons pas la paix, je pars pour la Vallée de la Conception, où je serai plus tranquille… ”
Au-delà de Las Margaritas, un chemin de terre, des plaines et des vallées, que bientôt nous abandonnerions pour pénétrer dans le grand canyon où coulait parfois un fleuve dont les rives étaient parsemées d’une végétation tropicale très variée. Quand, à trois heures du matin nous sommes arrivés au premier barrage zapatiste, après la longue traversée de la grande frange de territoire qui, d’après les conditions de la trêve, est devenue “terre de personne”, nous avons rencontré un petit commando qui venait nous fouiller et inspecter nos bagages. Nos sourires de sympathie et de soulagement se sont vite évaporés. Les zapatistes nous regardaient avec une très grande méfiance. Ils nous ont fouillé et commandé comme des ennemis ou des prisonniers. Découvrir cette attitude a été un choc pour beaucoup d’entre nous. La main de celui qui me fouillait s’arrêta dans la poche de ma chemise. “Ces trucs, là, c’est mes lunettes”, lui ai -je dit. Il a oublié l’affaire sans répondre à mon sourire.
Bientôt le soleil devrait se lever. Comment serait-il possible de célébrer l’assemblée avec tant de retard et de fouilles ? Les blagues de Carlos Monsivais avaient joué le rôle de manœuvres de diversion. Il me paraissait nécessaire de faire quelque chose, comme d’envoyer un messager aux commandants et leur faire dire qu’ils étaient en train de boycotter eux-mêmes la Convention si les soldats zapatistes continuaient à nous traiter comme ça, avec une telle lenteur et une fouille si discutable. Les plaintes et les pétitions des sympathisants, ‘frères” ou “compagnons”, toujours amicales, se sont heurtées à une incompréhension plus culturelle que linguistique, et avec le soupçon que cela était délibéré. “En Israël on passait, non pas par trois barrages comme ici, mais cinq, m’expliquait un spécialiste; “en champ libre, on fouille les gens tous les deux ou trois cents mètres, on les traite mal, on les rend inquiets pour découvrir l’ennemi. ” Je n’étais pas tellement convaincu, mais j’avais compris ce que tous avaient compris : quelle que soit la gêne que nous aurions avec les zapatistes, rien ne pourrait changer notre “solide position” de sympathie et de respect envers eux et leur lutte.
Dans un monde qui me semblait chaque fois plus étrange et hallucinant, quelque chose de terriblement familier m’est arrivé. Lors d’un des arrêts, tandis que nous bavardions, un groupe de quatre ou cinq zapatistes est arrivé. Celui qui semblait être leur chef s’est adressé à un groupe de nos compagnons qui se trouvait derrière mon dos, et leur dit : “Ceci est un message de l’Armée Zapatiste : Vous ne devez pas… ” Au moment de tourner mon visage pour le regarder, ses yeux se sont allumés derrière sa cagoule, et il s’est exclamé : “Maître !” Après m’avoir dit bonjour, il finit de donner les instructions avec une voix devenue toute puérile. Tout cela m’a paru si familier, comme un produit direct de mes enseignements : L’idée pédante, occulte et égocentrique que le mouvement zapatiste était la continuation de mes livres La démocratie au Mexique et L’hégémonie du peuple s’est présentée à travers la personne de ce chef de commando qui, une fois, s’était assis au pupitre d’une université lointaine, dans laquelle je continue à être enfermé.
Après avoir passé le dernier barrage et laissé le bus au “parking”, nous croyions être tout près d’un dortoir quelconque, une chambre ou une galerie où dormir. Nous nous étions trompés (mais vraiment trompés). Alors nous avons commencé à pied, avec nos sacs et nos bagages, la longue marche nocturne à travers cinq ou six couloirs séparés par des barbelés et des bâtons fichés dans le sol. Le sol, plein de cailloux pointus, gênait notre déplacement. En face, dans la direction où nous allions, il y avait une grande lampe qui nous aveuglait et nous permettait seulement de voir les traces de pas des compagnons qui, avec nous, semblaient se diriger vers l’enfer: “Lasciate ogni speranza voi ch’entrate… ”
Moi, je n’y comprenais rien. Je voyais mes compagnons souffrir comme des malheureux. Mais tout de suite, nous nous sommes ressaisis. Après la terrible
lumière est apparue une tente, théâtre, cirque ou forum ou encore navire à l’envers, surmontée d’une toile gigantesque, avec en dessous quelques centaines de rangées de sièges en bois qui finissaient là-haut, dans les gradins d’une montagne ou d’une pyramide. “Si tu avais vu quand ils l’ont construit, me disait un ami, ils semblaient être les anciens mayas d’autrefois.”
Je cherchais où dormir. L’autre métamorphose : un homme riche qui devient pauvre, il se ressent avec les pauvres qui l’agressent.
J’ai improvisé un lit en arrangeant huit chaises pliantes et en mettant mon sac de couchage en dessous. Le père Gonzalo m’a aidé. Jamais je n’oublierai sa fraternité pas plus aussi celle de Miguel et des frères qui nous ont accompagnés. Entouré par eux j’éprouvai un certain calme qui m’envahit au milieu du sommeil. Je dormis sans doute trois heures entre les horribles ronflements qui surgissaient partout de cet “orchestre” de la jungle, entre les plaintes et les commentaires qui n’ont fait que croître jusqu’à mon réveil dans la matinée. Quelqu’un protestait près de nous, parce que nous nous étions appropriés des chaises et qu’il n’avait rien eu pour dormir. C’était un de ceux qui étaient arrivés au lever du soleil et qui avaient continué à arriver au cours de la matinée. La lutte pour l’espace s’est généralisée et, d’après ce qu’ils m’ont dit, elle a donné lieu à des gestes tantôt très généreux tantôt sans pitié.
Grâce à la solidarité de mes frères et compagnons, j’ai pu résoudre mes problèmes d’eau, de nourriture et de sommeil. J’ai vécu, avec beaucoup d’autres, ma propre métamorphose en homme pauvre. Quelques autres l’ont vécue comme une agression ou comme le manque d’hospitalité des pauvres ou même comme un message symbolique de la douleur qu’ils nous transmettaient avec un… “comme ça ils se rendront compte… ” très agressif et même comme une sorte de vengeance. Certains y ont vu un acte de communication “indien” ou “maya” avec des symboles et des expériences vitales. Ceux-ci nous ont assuré que les couloirs, les cailloux pointus, la forte lumière, le comportement dur et même l’habitat très peu hospitalier dans lequel nous avions dû dormir et nous détendre, tout cela faisait partie d’un dialogue qui nous permettrait de comprendre si profondément nos interlocuteurs que nous pourrions nous transformer en ce qui était eux, dans leur vécu. Nous nous sommes aperçus de la perte de notre “je”, de celui qui a tout en main, chaque fois qu’il le veut et partout où il va.
Nous avions découvert qu’il n’est pas si naturel d’avoir de l’eau gazeuse ou un verre la nuit à portée de la main, ou un toit, des w.c., une douche, de l’eau pour la toilette. Quelques-uns d’entre nous avaient commencé à adopter des attitudes de pauvre : “N’auriez-vous pas un petit verre d’eau à me donner, s’il vous plaît?” demandais-je à une sœur, ou “Est-ce qu’il vous reste quelque chose à manger?” Plus tard, nous vivrions l’expérience bizarre de ne pas avoir un toit en propre, un endroit privé où trouver le plaisir de n’entendre personne, une porte protectrice. Je n’ai pas trop pensé à mon lit, mais mon oreiller m’a manqué. Quelqu’un fait la remarque : “Comme ils doivent souffrir ceux qui sont habitués à faire leur toilette deux ou trois fois par jour. Je ne la fais qu’une fois toutes les 48 heures, heureusement.”
Les participants de la Convention faisaient la queue pour l’eau et pour utiliser les latrines. Il y avait six mille participants et quelques milliers de résidents. J’ai bu très peu d’eau et mangé très peu aussi (pas plus de quatre ou cinq fois). J’ai dormi par moments ; mes rythmes biologiques ont été bouleversés, et quand, le lendemain, après l’acte inaugural, l’orage est tombé et que mes vêtements et le sol se sont mouillés, j’ai laissé ma métamorphose et la pauvreté à ceux qui voulaient les prendre et les garder. Un toit ami m’a empêché de dormir dans la boue et de porter les mêmes habits mouillés. Mais là où j’étais, je n’avais pas trouvé de miroir et j’ai dû me raser et me peigner sans pouvoir me regarder. Quelques-uns ont souffert plus que moi, mais pas autant que celui qui avait raconté que “son père, qui n’avait pas de rechange, portait les mêmes habits mouillés sur son corps couvert de plaies.”
Nous avons continué à être inégaux face à la pauvreté, entre nous et par rapport à nos hôtes, surtout par une différence : notre pauvreté extrême devait prendre fin au moment de quitter Aguascalientes pour nous rendre à San Cristobal. J’ai songé, avec grand plaisir, à la douche chaude que je prendrais avant d’aller au lit, et j’ai même songé à la façon dont l’eau tomberait. Cette métamorphose incomplète nous a aidés à comprendre la réalité d Aguascalientes et de ses rêves. Ce mimétisme partiel a été le principe d’un discours qui a bien débuté le matin de mojados et qui devrait continuer l’après-midi, lors de la session inaugurale de la première Convention de la Jungle.
Il y avait le défilé, le public, le théâtre et la montagne. Il y avait la vie, la mort et la danse. On avait Tacho, le commandant, et son subalterne immédiat, le lieutenant Marcos. L’inauguration a débuté à cinq heures et demie de l’après-midi le lundi 8 août. Les délégués étaient anxieux et infatigables. On les avait installés dans le grand navire couvert par l’immense toit en toile, disséminés jusqu’à la pointe de la colline où quelques-uns n’arrêtaient pas de bouger.
Sur l’estrade, comme rideau de fond, il y avait un drapeau mexicain de style dix-neuvième siècle. Les Indiens, les soldats et le peuple semblaient le révérer. A côté du forum, on pouvait observer des morceaux de jungle et un ciel auquel il ne manquait presque rien pour s’obscurcir. Derrière l’entrée et à côté de la garde zapatiste, le commandant Tacho et le lieutenant Marcos sont arrivés. Ils se sont mis côte-à-côte face au micro. Un défilé de femmes, d’hommes, de filles et de garçons a fait comme symbole de la vie et du but de la lutte zapatiste. Le commandant Tacho les a présentés comme “bases d’appui” sans lesquelles toute entreprise eût été impossible. “Ils nous ont donné du café, du pinole… C’est eux qui nous ont entretenus. ”
Ils marchaient comme une armée imaginaire, avec des bâtons qu’ils tenaient comme des fusils, ou avec des gestes de bras et de mains qui semblaient porter des armes, sans rien d’autre que de l’air entre leurs doigts. Tous avaient complètement pris au sérieux la condition de guerrier et aussi son imaginaire, même les enfants qui ne savaient pas faire la différence entre la réalité et l’imagination de leurs parents.
Contrairement aux aveugles de Brueghel, ils marchaient en pleine conscience des dangers et avec ce regard profond dont l’être humain est capable. En eux, l’idéal et la tragédie se mêlaient, l’espoir ne cessait pas et la volonté de lutte allait au-delà de l’anti-paradis refusé. “Advienne que pourra” Ils combinaient la décision de lutter et un destin incertain, peut-être démocratique. “Il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux. ” C’est un vieux cri rebelle, antérieur à leur décision existentielle, et qui était exprimé, sans même être prononcé ni connu.
Après le défilé des groupes d’appui, s’est produit celui de quelque deux cents hommes et femmes de l’EZLN tous en uniforme kaki, avec leurs cartouchières et leurs chaussures noires des grands jours, tous, ou presque tous, munis de cagoules ou avec de grands mouchoirs rouges, tous armés de fusils faits à la main ou de gros calibre, quelques-uns du genre “Rambo”. Leurs pas étaient rapprochés et ils frappaient le sol avec le pied droit. Ce rythme exprimait le sens de la mort, ou du moins je le ressentais comme ça, et la volonté de lutter pour des objectifs de justice, de démocratie et de liberté, avec la conscience de la tragédie et du libre-arbitre humain. Il s’agissait d’une armée rebelle qui se situait au-delà des utopies du Progrès et de la libération par étapes. Sans le sens de “l’histoire de l’homme”, c’était une expression post-moderniste de la lutte révolutionnaire qui ne s’arrêtait pas avec l’indien, ni le Chiapanèque, ni même le Mexicain, et qui s’exprimait dans l’universel de ce nouveau Königsberg, qu’est la jungle du Lacandon. Mais il y avait une différence : si la Raison a crée des monstres -comme l’a écrit Goya, aujourd’hui les monstres créent la Raison. Aujourd’hui, cela pourrait peut-être arriver, qui sait.
À la fin du défilé à caractère dramatique, un soldat est passé en courant avec un mouvement de bras et de jambes qui ressemblait à un ballet. On aurait dit que c’était comme pensé par Jean Louis Barrault ou Madeleine Renault, ou peut-être par Noureïev. Il allait, pressé, presque en volant, pour résoudre un problème pratique.
Comme ça, dans le navire et la montagne, avec les délégués éveillés sans avoir bien dormi, après le défilé des bases d’appui et des forces de l’EZLN, le discours avait commencé, d’abord avec le commandant Tacho et ensuite avec le lieutenant Marcos. Il s’agissait d’un discours d’ensemble avec beaucoup de significations, parmi lesquelles chacun peut choisir pour penser et pour agir dans un ensemble merveilleusement unifié.
Le commandant Tacho a souhaité une douce bienvenue qui contrastait avec la dureté méfiante de l’accueil et le rappel guerrier des barrages. “Nous savons que vous avez beaucoup souffert en venant jusqu’ici et que malgré cela vous n’êtes pas déçus. Vous êtes arrivés à cet endroit que nous avons construit pour vous avec beaucoup d’amour”. L’émotion des participants a éclaté et le message de l’imaginaire peut se construire : “Il y a à peine quelques jours, Aguascalientes n’existait pas. Ici on ne trouvait que des plantes, des arbustes et de l’herbe. Nous avons beaucoup travaillé, et très dur d’ailleurs, pour qu’Aguascalientes devienne beau. ” Avec l’effort, l’imaginaire devient réalité, comme la lutte, dit l’ennemi comme l’ami le plus proche : “Ici, ce territoire l’est contre ce mauvais gouvernement… ” (Il faut noter qu’on ne parle pas d’État, ni de bourgeoisie, ni l’impérialisme, des mots usés, des concepts à redéfinir qui en eux-mêmes n’expriment plus de pensées approfondies, ni la réalité mondiale déconstruite jusqu’au Chiapas. )
Le commandant Tacho souligne : “Mais nous ne sommes pas en rébellion contre le peuple mexicain. ” (Dans tous les messages et symboles -hymne, drapeau, programme – l’EZLN se pense et se dit membre à part entière du Mexique) Le message s’achève avec la remise entre nos mains du navire imaginaire réel pour continuer sa construction ; les participants et les invités pourront l’utiliser en toute liberté (bien qu’avec des limites qui ne se cachent pas). Nous rendons Aguascalientes à la Convention Nationale Démocratique (CND). “Vous pouvez faire ici ce que vous voulez mais sans alcool ni drogues parce que nous ne sommes pas d’accord. ” L’imaginaire n’inclut ni l’alcool, ni le hachisch, ni la tequila, ni la marijuana de l’ancienne révolution, des poètes maudits de la Commune ou des contestataires du mai 68. (Applaudissements avec messages entrecroisés qui deviennent des bases pour penser, parler et lutter.) Fatigue avec bonne conduite.
Le discours du lieutennant Marcos est beaucoup plus complexe : il est inclus dans celui du commandant Tacho mais il le contient également. Tous les deux font partie de ce qui se passe, de ce qui se pense, de ceux qui le pensent et disent, et de ce qui se veut ou se doit, des utopies et des normes qu’eux pensent, pour lesquelles ils luttent, vers lesquelles ils s’orientent, de la façon dont ils luttent, de leurs arts et techniques de guerre, de politique, de communication. Il ne s’agit pas d’un discours linéaire. Si j’avais pensé que le défilé était fini, j’avais tort : “Nous sommes un chingo “. “Qui vit? La Patrie.” Honneurs au drapeau. Des rubans blancs dans les fusils pour souligner sa vocation pacifiste. Des pas brefs qui tout-à-coup frappent le sol et font trembler la terre. “La tendre folie des sans visage”. “Aguascalientes. ” “Effort commun pour le changement”. “Effort pacifique des gens armés”. “Arche de Noé”, “Tour de Babel “, “L’Arche après le Déluge… ”
Éloge d’une Babel dans laquelle tous respectent leurs différences et retrouvent leurs points communs sans se diviser. Sensation du danger des divisions et confrontations internes, horreur du premier Aguascalientes de Villa et Zapata dans lequel les révolutionnaires n’ont pas su ou n’ont pas pu unir mots et forces. Dénonciation du “rien faire face à cette comédie qu’on appelle Patrie ” et dénonciation de ceux qui soutiennent et cherchent à prouver que “le pauvre est incapable” ou de ceux qui voudraient montrer que la non-conformité est incapable de se mettre d’accord avec elle-même pour offrir un projet de pays. “Finir avec la Comédie ; commencer l’histoire”. “Tourner la page de la honte”.
La nouvelle Convention d’Aguascalientes comme alternative. “Penser la possibilité de la victoire. Dresser cette tour de l’espérance. Aguascalientes comme alternative. “Si nous échouons, nous serons obligés de retourner à notre chemin guerrier (il ne s’agit pas du tout d’une menace, mais d’un destin) “. “Ne pas trahir nos principes, ni notre histoire. Mener à bien leurs idéaux, leur histoire”. “On ne nous a pas laissé d’autre voie”. “Nous ne voulons plus vivre comme maintenant”.
Qu’est-ce qu’ils attendent, les zapatistes de la concentration ? “Cette Convention ne doit pas être présidée par des gens armés. ” La construction d’une paix avec une justice (sérieusement) et une dignité (sans renonce-ment possible). “Le début de la fin d’un long cauchemar.” “La transition vers la paix de la nation, par la lutte pacifique. Acte à réaliser”. “Le drapeau qui nous a accompagnés à la guerre et que nous donnons à la Convention. ” “Pour qu’il soit à nouveau le drapeau national. ” (Il montre le drapeau, les gens crient: “Le Mexique ! Le Mexique ! ” sans arrêt). Cette guerre n’est pas celle des indiens, elle n’est pas celle des Chiapanèques, c’est celle du peuple mexicain, de tout le peuple du Mexique.
La paix sans claudication, une paix qui doit se gagner “dans tous les coins de la patrie “. “La seule possibilité de survivre pour ce peuple”. (On a vu la désintégration dramatique de beaucoup d’autres: la Yougoslavie, l’URSS avec son colonialisme interne, son impérialisme interne qui a servi la division). Triomphe de la paix. “Nous attendons l’opportunité de disparaître de la même façon que nous sommes apparus.” (Un premier janvier par surprise). “Le recommencement de la guerre ne viendra pas de nous. ” “Luttez, luttez, sans cesse. Luttez et vous vaincrez le gouvernement et la guerre. Luttons et nous vaincrons. Jamais la défaite ne sera si douce. ”
Un discours politique, avec ses sentiments et ses raisons, avec ses raisons et ses preuves, l’unité du peuple et des peuples, qui ont des sentiments, qui se donnent du courage pour fonder une planète anti-Borgienne, dans laquelle on dit ce qu’on pense et où se fait ce qui est promis. S’arrêter de penser (s’y exercer) ce qu’un Mexique comme ça, ou un monde comme ça serait. Essayer de penser, de dire et de faire national, universel et planétaire. Message aux politiciens… amis et ennemis, précis, exact, pour qu’ils comprennent bien ce qu’on veut et ce qu’on ne veut pas, sans équivoques ni ambiguïtés. Ce qu’on attend et ce qu’on n’attend pas de la Convention : avec un net “Non à la guerre” et un “Oui à un changement démocratique qui puisse inclure la liberté et la justice pour la majorité oubliée. ”
Le discours est encore plus riche. Dans sa forme d’expression, il comprend les participants et aussi l’endroit de la Convention, ce qui s’est passé et ce qui pourra se passer, la crise des utopies modernes et du marxisme-léninisme, de l’humanisme eurocentriste et du post-modernisme opportuniste et même officiel, la critique du langage dogmatique et pompeux, le recours à l’humour et à la dénonciation du drame provoqué par les puissants qui ne veulent pas comprendre, les nouveaux chœurs d’un Zeus technocratique absolument insensible face à l’appauvrissement de l’humanité, étant donné les politiques appliquées au nom de la science, du sens commun, du réalisme et de la nécessité voulue sans alternative alors qu’il y a bien l’alternative de l’imagination, de la lutte et de l’œuvre. Le discours est magnifique. Instrument de communication politique. Mais il laisse l’espace nécessaire à l’expression de la joie de l’homme, à ses drames et à son espoir…
Un orage tropical éclate quelques minutes après la fin de l’allocution. Le grand toit qui surplombe le navire tombe, les participants s’échappent comme ils peuvent. Aucun blessé. C’est un miracle démocratique et populaire. Tous, ou presque tous, sont mouillés, saturés d’eau et sans toit, sans sol sec, sans habits de rechange. Tous, avec l’étrange volonté des Mexicains qui ont souffert (“admirable peuple”) se rassemblent le lendemain, sur le large flanc de la montagne, pour que le discours dAguascalientes Chiapas recommence, discours qui débute dans l’autre Aguascalientes et qui va précéder une nouvelle révolution peut-être différente, peut-être pacifique, ou avec des alternatives de guerre, de médiations, de négociations et de paix. Comment faire la démocratie dans un pays où la majorité de la population est pauvre ou très pauvre, exclue ou exploitée? Comment la faire avec justice et dignité ?
Heureusement, l’orage est arrivé quand c’était à moi de parler. J’aurais l’occasion de penser un peu plus à ce que je dirais tout en écoutant les craquements des cordes, des câbles et des toiles, des branches et la pluie qui frappe le corps des femmes et des hommes, les étangs, les ponchos, les feuilles, et les soldats zapatistes qui courent, crient et se démènent pour empêcher de plus grands dommages. Ce délais m’a tranquillisé.
Le lendemain, sous le soleil, le forum était plein, de bas en haut du versant de la montagne, là où certains se plaçaient avec plus de discipline. Leur résistance était impressionnante. Ils auront compris quelque chose au discours. Les ennemis aussi auront compris. Ils auront compris notre décision de lutter pacifiquement et légalement, mais la question de la paix juste et digne, très peu la comprendront. Nous-mêmes, nous ne la comprenons pas encore très bien. Nous aurons du ménage à faire jusqu’au jour où nous pourrons dire : c’est à cela que nous voulons parvenir et c’est comme ça que nous voulons lutter. Nous ne sommes pas encore arrivés au paradis. Nous aurons imposé la paix avec dignité. Nous disons : “Oui, nous ne pourrons pas comprendre de quoi nous parlions, jusqu’au jour où nous aurons fait ce dont nous parlions. ”
À ce moment-là, nous comprendrons ce que ‘paix avec justice” veut dire ainsi que les limites de ce concept. “La lutte continue, Zapata vit ! Vive Zapata!” L’expression s’entend au loin et se répète. Si la raison a créé des monstres, les monstres vont créer la raison. Le nouveau Königsberg se trouve dans la jungle du Lacandon. Peut-être qu’un jour il sera dans tous les coins du pays – comme le souhaite Marcos – et du monde. C’est la seule façon qu’a le Mexique de se sauver -dit-il-, et la planète aussi.
Aguascalientes, Chiapas, 9 août 1994
(Traduit de l’espagnol par Luis E. Gomez avec la collaboration de Virginie Boutin)