Les automatismes du marché sont si prégnants que la pensée contemporaine a oublié jusqu’à l’idée même de leur possible subversion. La crise du marxisme est passée par là ! La logique de marché ne saurait être mise en cause, tout au plus s’autorise-t-on à regretter certains de ses excès. Certes, personne n’ose prétendre que le marché pourrait résumer la question de la socialité, sauf peut-être les quelques tenants du modèle réductionniste de l’homo oeconomicus. Alors, comment concilier l’affirmation de son caractère incontournable avec l’insatisfaction que suscite pourtant ce mode abstrait et fonctionnel de socialité ? en posant l’hypothèse qu’il reste, en fait, malgré les apparences, circonscrit et limité. Il assurerait une fonction centrale de régulation mais pourrait l’exercer sans toucher fondamentalement à la dynamique du monde vécu (les relations interpersonnelles, les activités communicationnelles). Il laisserait donc le champ libre à de riches formes de socialité. Les sciences sociales partent donc à la recherche de cet en-deçà du marché, à la découverte de ces espaces restés purs de toute détermination marchande.
Le marché est devenu l’horizon indépassable de la pensée contemporaine ; il ferait ainsi partie des acquis de la modernité, ces acquis que nulle personne sensée ne saurait mettre en doute. Il n’est donc plus un enjeu (pas plus que ne le serait le droit) mais constitue l’arrière-fond, obligé et naturel, de toute socialité moderne. Le marché a colonisé l’esprit du temps. Les sciences sociales, faute d’oser regarder la catégorie marchande dans son historicité, préfèrent pudiquement regarder ailleurs et évitent ainsi d’analyser les ravages que l’omniprésence marchande ne cesse de commettre. Elles cèdent à la tentation de l’en-deçà. Il en va ainsi de la sociologie du quotidien qui érige la quotidienneté en véritable sanctuaire de la société, une sorte de poche de résistance trans-historique que le marché ne réussirait jamais à entamer en profondeur. En deçà du marché, nous rencontrerions ainsi un être-ensemble irréductible comme se plaît à le développer Michel Maffesoli. Il en va ainsi chez des auteurs qu’on ne peut pourtant pas suspecter de renoncer à toute position critique. Ainsi, André Gorz constate que la société n’est plus là où on le pense, elle n’existe que dans les interstices du système, donc dans l’en-deçà du marché et de l’État. C’est dans cet en-deçà que la société retrouvera sa créativité à partir de ce que Gorz appelle des moments d’autonomie. Il en va ainsi de la philosophie de l’évitement qui caractérise la pensée libérale actuelle. La postmodernité correspondrait à une société qui aurait enfin appris à abstraire ses déterminations fondatrices (le droit, le marché) de la scène à haut risque de la conflictualité sociale. Le droit et le marché sont des catégories indépassables, ils marquent un certain achèvement de notre histoire. Évitons d’en faire artificiellement des enjeux sociaux. Dans leur en-deçà, pourront alors se constituer des espaces sociaux largement disponibles pour la libre expression des différences.
Il n’est pas dans notre intention de succomber au jeu facile de l’assimilation et de faire comme si rien de fondamental ne distinguait ces courants de pensée. Pourtant, chacun à sa façon, ils nous paraissent révélateurs de l’impuissance de la pensée contemporaine devant les rapports marchands, comme si l’omniprésence de ces rapports les rendait désormais inaccessibles à la critique, comme si les mettre en cause était devenu illégitime. Faute d’essayer de penser contradictoirement le marché, les sciences sociales vont chercher ailleurs. Que découvrent-elles dans l’en-deçà : une socialité tribale, un libre jeu des différences, des moments d’autonomie ou… la modernité du don ?
L’ouvrage de Jacques T. Godbout[[L’esprit du don, éd. La Découverte, 1992. (en collaboration avec Alain Caillé) s’inscrit parfaitement dans cette logique : « sous le marché et l’état [on trouve le système invisible du don » (p. 23), « il n’est pas dans notre esprit de suggérer l’élimination ni de l’État ni du marché. Cela serait non seulement impossible, mais aussi très néfaste, car une grande société a besoin de l’appareil étatique et du marché [… pour faire circuler les choses et les services entre étrangers » (p. 270-271).
J.T. Godbout découvre donc, sous le marché, une modernité du don. Levons toute ambiguïté : nulle idée de gratuité ou de naïve générosité dans son propos. Il situe sa recherche dans la perspective ouverte par Marcel Mauss et aborde le don comme système social, le système social des relations entre personnes, une forme globale de socialité qui conjugue donc égoïsme et altruisme. Mais là n’est pas l’essentiel ; ce débat de valeur risque de masquer la question de fond. En remettant le don au goût du jour, J.T. Godbout est à la recherche d’un système social qui mettrait effectivement les relations de personnes au centre de la socialité. En ce sens, sa théorie du don s’oppose radicalement à la logique de marché qui, comme l’a bien analysé Simmel, multiplie les relations entre les hommes mais en les excluant pourtant du moment de l’échange. Le marché a réalisé une double exclusion. Les biens circulent hors de toute détermination subjective ; la valeur d’un bien ne dépend pas de celui qui le vend ou l’achète, seule compte la mise en équivalence monétaire qui fixe la valeur relative des objets. Les implications personnelles sont exclues du monde purement objectal et parfaitement décontextualisé de la marchandise. L’interpersonnalité est donc reléguée dans la sphère de l’intimité puisqu’elle n’est plus concernée par la circulation des biens. Les relations entre personnes sont ainsi préservées, autre manière de dire qu’elles sont réduites à de pures considérations affectives. Une véritable disjonction s’est ainsi opérée entre le monde de la circulalion marchande, monde parfaitement a-personnel, et le monde de la pure subjectivité où seuls s’échangent des sentiments. C’est à l’encontre de cette dissociation que J.T. Godbout réactive la catégorie du don. Un souci louable. La circularité donner-recevoir-rendre (le système du don) empêche d’isoler les objets échangés des individus qui sont engagés dans l’échange. L’objet ne circulera que parce que des personnes entrent en relation pour le faire. A l’inverse du marché où la relation vendeur-consommateur est complètement désimpliquée et a perdu toute tonalité interpersonnelle, le don est l’espace privilégié de l’intersubjectivité, un espace où les choses échangées restent complètement imbriquées dans les relations sociales. Le don représente l’image inverse du marché et, à ce titre, possède une réelle portée heuristique. Il révèle les présupposés de la socialité marchande, justement parce qu’il en est la parfaite antithèse. L’ouvrage comporte des passages très intéressants concernant l’analyse du don archaïque et l’émergence du marché.
J.T. Godbout essaie de concevoir une socialité où la relation à l’objet ne se constituerait pas hors d’une relation aux personnes, une socialité qui ne se développerait pas uniquement sur le modèle de la liberté marchande, car celle-ci est vide de contenu, simplement négative. Elle rejette l’emprise trop contraignante des liens communautaires, c’est là sa seule motivation. Cette perspective, exclusivement centrée sur la « libération » de la monade individuelle, introduit une vision réductrice de l’intersubjectivité : le rapport à l’autre ne sait être que contractuel, toujours renégocié et interrompu à discrétion – un rapport à l’autre à durée déterminée, en quelque sorte. Ce modèle marchand de socialité introduit une variabilité et relativité extrêmes dans les rapports et dans les échanges. L’individu peut toujours faire défection, sa présence à la société est libre de tout engagement interpersonnel. C’est le principe de la liberté de marché qui s’est ainsi généralisé : l’échange conclu (la mise en équivalence monétaire constituée), plus rien ne retient les échangistes – c’est sa fonction historique que de « libérer » les individus de toute entrave relationnelle et interpersonnelle. Le marché dissout le lien social. Réfléchir à des formes de socialité beaucoup plus personnalisée peut inquiéter car cette idée renvoie à des mécanismes de domination propres aux sociétés traditionnelles. Pour J.T. Godbout, le système du don pourrait pourtant répondre au malaise de la société contemporaine, en instituant une socialité fondée sur des interactions plus directes, où l’échange d’objets devient prétexte à communiquer et source d’intersubjectivité. Une autre présence à la société devient alors possible, une présence qui ne se jouerait plus exclusivement sur le modèle de la liberté marchande mais sur un « faisceau de droits et d’obligations, de dettes et de créances » qui viendrait ponctuer l’existence concrète (p. 197), donc sur des relations empreintes d’attachements. L’individu n’est plus considéré comme un acteur neutre (support de fonctions et de rôles) mais comme subjectivité effective, c’est-à-dire respectée dans sa diversité d’implication et dans la pluralité des appartenances qui le déterminent.
La théorie du don – donner, recevoir, rendre – rompt effectivement avec l’esprit du marché, non pas parce qu’elle serait plus morale (là n’est pas le propos) mais parce qu’elle s’oppose à la figure marchande de l’individu « gestionnaire », c’est-à-dire à l’hypothèse d’un sujet gérant sa socialité, évaluant le pour et le contre de ses implications. Cette théorie ose donc reposer la question des appartenances, pour ne pas dire des dépendances interpersonnelles, à partir de l’idée que la socialité se construit aussi par une dette volontairement entretenue.
L’ouvrage de J.T. Godbout est empreint de romantisme critique. C’est ce qui en fait son charme mais aussi son intérêt théorique. Le point de vue (romantique) du don offre une perspective critique convaincante. Mais pourquoi faire du don la modernité occulte de nos sociétés ? Que le don puisse retrouver une modernité, pourquoi pas ? Mais cette modernité est à inventer. Ce que J.T. Godbout évacue avec une facilité déconcertante, c’est bien la confrontation, pratique, concrète, effective (politique) avec le système marchand sans laquelle le don ne sera jamais que résiduel, ce qu’il continue à être. Comment un autre système de relations entre personnes pourrait s’imposer sans être mûri et revendiqué par un mouvement social ? « Nous pensons que les autres systèmes [le marché et l’État doivent globalement être soumis au système de don » (p. 271). Une affirmation tout à fait inconséquente si elle ne mesure pas les résistances à affronter. Mais en fait, il n’y a pas à s’en soucier puisque le système du don est déjà présent (cette argumentation a quelque chose de magique), tout prêt à s’imposer… si on a l’intelligence de le découvrir là où il se cache, dans l’en-deçà du marché : raccourci théorique qui permet à bon compte de développer une critique du capitalisme en évitant soigneusement d’en tirer les conséquences.
La tentation de l’en-deçà. Un nouveau positivisme s’impose, qui cherche l’ailleurs hors de toute détermination pro-jective, pour le découvrir dans la positivité d’un en-deçà.
Cette position s’appuie en fait sur deux postulats, très discutables – là est sa faiblesse. Premier postulat: la logique du marché pourrait être circonscrite. Il est difficile de le prouver dans les faits, puisqu’au contraire cette logique ne cesse de coloniser l’ordinaire de la vie. « On doit non seulement les maintenir, mais faire en sorte qu’État, marché et don s’interpénètrent et se nourrissent mutuellement. Ne sommes-nous pas en train de (re)découvrir que les systèmes mixtes sont les plus efficaces ? » (p. 271). Cette proposition suppose que le marché ne fonctionne pas comme méta-système de référence pour notre société mais comme simple système susceptible de se coordonner à d’autres et donc à vocation limitée – il n’organiserait qu’une dimension de la vie et laisserait les autres libres de développer leur propre mode de régulation (leur propre infrastructure systémique). Second postulat : le marché a un caractère essentiellement fonctionnel. Il serait le meilleur système pour réguler les relations entre étrangers dans une société de grande échelle. C’est oublier que le marché synthétise un rapport social, qu’il ne correspond pas seulement à l’espace fonctionnel de la circulation sur-accélérée des marchandises mais qu’il suppose l’institution du rapport salarial sans lequel il n’a aucune possibilité d’être. Le critiquer ne saurait se réduire à l’évaluation critique de son efficience fonctionnelle mais pose directement la question de la structure des rapports sociaux. La tentation de l’en-deçà se fonde donc sur une compréhension réductrice du fait marchand. Que le marché ne réussisse pas à coloniser l’ensemble du monde vécu, même si tendanciellement il s’y emploie, que lui résister soit possible, c’est heureusement le cas mais cela reste encore résiduel. Une alternative au système marchand n’est pas disponible dans son en-deçà, comme s’il suffisait de savoir s’en saisir. S’il y a alternative – et le don ouvre des perspectives en ce sens – elle est bel et bien à inventer.