Maison des Sciences de l’homme, Indian Council of Social Research, Académie des sciences de Russie[[Avec le soutien de l’Unesco, du Secrétariat d’État aux Droits des femmes, du ministère de la Recherche et de l’Espace, de l’Association France-Union indienne et du C.E.D.R.E.F. (Université de Paris VII).. Compte rendu du colloque par Danièle Haase-Dubosc.
Les rencontres étaient articulées autour de 6 thèmes :
I – La situation actuelle des mouvements féministes
Si en France et, surtout, en Inde, le féminisme a pénétré toutes les couches sociales, si nombre de ses revendications ont trouvé à se concrétiser, au moins dans la législation, il en va autrement en Russie où le féminisme en serait à une nouvelle préhistoire, après 70 ans de mythe d’émancipation des femmes. Un balbutiement, au cours duquel le mouvement tente de se constituer une identité, pris dans les interrogations venues d’Occident, et en particulier celle-ci: le privé est-il politique ?
Le slogan féministe célèbre des années 70 résonne avec ambivalence pour les femmes russes, elles qui affirment avoir vécu, depuis 70 ans, avec l’incursion constante du pouvoir politique dans la sphère privée. En Inde, on s’interroge sur la notion même de « privé » dans une société principalement agricole, où pour la plupart des femmes, privé se confond avec travail domestique intense – de l’organisation du foyer jusqu’à la production familiale de subsistances.
Indiennes, Françaises et Russes se retrouvent alors dans un même désir : approfondir les notions de privé et de politique, les redéfinir et analyser plus précisément leurs imbrications.
II – Femmes et pouvoirs
Dans l’organisation du pouvoir politique, la parité hommes/femmes – dans les instances dirigeantes de l’État notamment -, souhaitée par quelques Françaises, semble, dans les trois pays, une lointaine espérance. En France, en Inde et en Russie, le pouvoir législatif compte parmi ses élus seulement 5 % de femmes. La coïncidence n’est pas due au hasard: la société patriarcale régente les trois contrées. Ici et là, chacune a analysé les causes de l’exclusion des femmes du politique, donc du pouvoir. Pour les Russes cependant, la prise de pouvoir passe par un autre champ d’action, l’économique, en appuyant l’émergence d’une nouvelle génération de femmes chefs d’entreprises (actuellement localisées dans les secteurs de services et de communication). Cette démarche provoque une question des Indiennes : à quel sorte de pouvoir accéderont ainsi les femmes ?
L’exclusion des femmes du politique est aujourd’hui renforcée par une nouvelle menace: l’intervention de plus en plus fréquente, et partout, des Églises et des mouvements religieux intégristes dans le champ politique. Cette question semble essentielle aux féministes des trois pays.
III – Femmes et travail
Le « droit au travail » pour toutes, complété du « à travail égal, salaire égal », autres slogans fameux du féminisme, se heurte à des situations, des évolutions différentes selon les pays. En Russie, où le « droit au travail » s’est progressivement transformé, pour les hommes et les femmes, en « obligation de travail », y compris dans les secteurs les plus durs (travaux publics, nettoyage industriel, etc.), les féministes russes sont confrontées à une nouvelle revendication: le droit de ne pas travailler et de s’occuper de son foyer. En France, on note une orientation similaire, mais plus subtile, avec le développement du temps partiel, du temps « aménagé », le débat autour du travail de nuit et du week-end. Ces nouvelles formes de travail, liées à l’augmentation du chômage, entérinent au fond un partage immuable des tâches entre les sexes: à la femme, les enfants et la maison; à l’homme, le professionnel et le social.
En Inde, ces discussions sont encore lointaines: le combat en est à essayer d’arracher les femmes au travail clandestin avec les risques que présente toute régularisation: la naissance de nouveaux secteurs clandestins, l’exclusion des femmes trop vindicatives de tout travail.
Enfin les unes et les autres se rejoignent dans une même constatation: la ségrégation hommes/femmes dans le travail salarié est toujours très importante, à l’identique de la division du travail domestique.
IV – Femmes et création
Femmes créatrices et femmes créées, essentiellement par la littérature, telles étaient les deux approches choisies pour entrer dans ce thème.
En France, on est passé de l’affirmation d’une écriture féminine à la revendication d’une littérature et d’un espace culturel mixte. Mais l’idée d’une « schizophrénie » des créatrices occidentales, du refoulement du féminin chez ces femmes pour pouvoir s’imposer en tant que créatrices, semble délicate à transposer en Inde où l’on préfère analyser là place de la littérature de femmes dans une évolution historique donnée. L’histoire de l’histoire – heurs et malheurs – d’un poème érotique bengali écrit au siècle dernier sous l’angle du plaisir des femmes, est à cet égard exemplaire. Les censures, les rééditions, les interprétations, abondantes, successives dont il fut l’objet, ont toujours découlé des changements structurels de l’Inde depuis cent ans.
L’image des femmes, des rapports -de sexe, construite et véhiculée par la littérature ou la presse permet de mesurer l’ampleur des stéréotypes et l’enjeu de telles constructions. En Russie, on est ainsi passé d’une femme masculine et puissante, modèle révolutionnaire, à une femme belle (style poupée Barbie) et ouvertement croyante, fruit de la libéralisation du pays.
V – Sexualité, violences contre les femmes, droits de la personne
Le harcèlement sexuel, le fossé entre théorie et pratiques, les violences contre les femmes sont communes à toutes les sociétés. Les différences résident dans la temporalité, la localisation et la reconnaissance de ces violences.
En matière d’information ou de législation – libéralisation sexuelle et pénalisation des violences -, les Françaises ont gagné nombre d’avancées, mais qui souvent restent théoriques – on peut le constater au nombre important d’affaires judiciaires de violences contre les femmes, classées sans suite.
En Russie, le mythe de l’émancipation féminine, édifié par la Révolution d’octobre, reste très vivant et il est toujours périlleux pour une femme de se plaindre de violences ou de harcèlement sexuel, de surexploitation au travail par les hommes. Ceux-là ont ainsi retourné la domination de l’État à leur profit privé, en idéalisant la femme objet, voire la prostitution, nouveau mythe d’une femme libre. Cette domination est renforcée par celle de l’argent, incarnée aussi par l’homme occidental débarquant en Russie pour « acheter » des femmes russes.
En Inde, si les violences extrêmes comme l’immolation des veuves, leur chasteté forcée ont régressé, d’autres pratiques traditionnelles se perpétuent, s’étendent à toutes les couches de la population, comme le droit de cuissage ou les mariages arrangés… Dans le contexte d’un pays du tiers monde, prostitution, violences et dominations sexuelles se sont internationalisées, elles sont liées aux rapports de domination Nord/ Sud. Ce qui incite à dire que la première des violences faites aux femmes est la pauvreté, et mener le combat contre ces violences le seul prisme de la différence des sexes semble insuffisant aux femmes venues d’Inde.
Enfin, si la lutte contre les violences reste un enjeu essentiel du féminisme, des Françaises souhaitent dépasser ces dénonciations systématiques, sortir d’un rôle unique de victime, pour aller vers l’affirmation des désirs des femmes, de leurs plaisirs.
VI – Recherches féministes: courants et débats, réseaux et échanges, projets à construire
Recherches et mouvements féministes ont depuis toujours avancé de conserve. En même temps qu’il s’imposait dans la société comme courant de pensée, le féminisme a étendu son champ d’investigation au sein de l’Université: histoire, sociologie, psychologie, psychanalyse… Mais cette percée est surtout évidente en France et en Inde. Les chercheuses russes se heurtent, pour leur part, aux difficultés de la transition et de la reconversion des secteurs de recherche, des programmes d’enseignement en même temps qu’à la quête d’improbables financements.
Le colloque a ouvert nombre de possibilités, de pistes de recherches conjointes, tant pour redéfinir des méthodologies comparatives que pour explorer des sujets communs (recomposer un canevas afin de comparer des femmes en rupture radicale mais dans des sociétés différentes comme la Française Madeleine Pelletier et l’Indienne Cornelia Sorabji, contemporaines et féministes ; ou approfondir l’étude des liens entre féministes russes et françaises au XIXè siècle).
Après un abondant échange d’adresses, d’associations, de journaux, de réseaux, les participantes des trois pays ont proposé de prendre date pour de prochaines rencontres, éven tuellement élargies, consacrées cette fois aux « Femmes face aux intolérances religieuses ».
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Annexe : retombées dans la presse écrite et audiovisuelle française :
TV5 Europe (chaîne publique francophone émettant en Europe, au Maghreb et au Moyen-Orient) : interview de Svetlana Aïvasova dans le journal télévisé du vendredi 22 mai, à 18h30 ;
Radio France Internationale: interview de Svetlana Aïvasova pour une émission matinale du week-end du 23-24 mai ;
Contacts avec l’A. F. P. et Asphalte (production de magazines d’information) en vue de réalisations futures.