Le réseau de contradictions dans lequel se trouve désormais enfermée la soi-disant « révolution italienne » se resserre de plus en plus. Les fils s’emmêlent dans un nœud gordien que quelqu’un devra bien trancher un jour ou l’autre.
Conclusion banale. Ce qui s’est passé jusqu’ici n’a pourtant rien de banal. Bien au contraire. Comme avec la dictature mussolinienne des années vingt et trente, comme avec le compromis constitutionnel entre droite populiste et atlantiste et gauche socialiste et philosoviétique, composé et recomposé sous toutes les formes possibles de l’après Seconde Guerre mondiale à la chute du Mur de Berlin, une fois de plus l’Italie a anticipé pour l’Europe. Et aujourd’hui : c’est l’Italie-laboratoire des formes de gouvernement que le pouvoir capitalistique va pouvoir/devoir se donner dans une situation internationale non plus surdéterminée par un modèle de régimes duel mais gérée par une structure impérialiste unique, laboratoire de nouvelles formes d’administration pour une puissance capitaliste de dimensions moyennes.
Comme on le sait, la « révolution italienne » naît au moment où apparaissent en même temps que se relâchent les contraintes internationales, un vaste mouvement de protestation contre la corruption des partis politiques qui ont dominé le pays depuis 1945 et une demande de participation politique fortement enracinée localement exprimant tout à la fois des aspirations démocratiques confuses et des pulsions séparatistes, racistes et fédéralistes. A la base de ces mouvements, on note le rôle fondamental des couches productives du travail diffus, de la nouvelle PME, qui se sont développées à partir de 1968, surtout dans le nord de l’Italie. En un temps très bref, les Ligues des « petits patrons » ont pris la tête de l’ensemble du mouvement et ont bouleversé le paysage politique lombard, piémontais, vénitien, c’est-à-dire des régions « européennes » d’Italie. Après cinquante ans de socialisme, Milan a un maire de la Ligue lombarde. Dès son apparition, le mouvement de protestation a été bien compris et en même temps directement combattu par une alliance composite mais néanmoins puissante réunissant la grande industrie (et tout le système des médias et de la presse qu’elle contrôle) et un certain nombre de secteurs de la grande administration de l’État (en substance le Trésor et la Justice). On a confié aux tribunaux le soin de résoudre le problème de la corruption, en liaison étroite avec la grande presse : ils n’ont eu aucune difficulté à le faire, se contentant de réutiliser des moyens juridiques d’exception et bénéficiant d’un climat incroyable de délation généralisée. Peu importe si cette opération judiciaire détruit totalement les partis traditionnels, met à genoux la démocratie corporative et l’État-providence : c’est le prix à payer pour renouveler les structures politiques du pays, pour isoler les Ligues et leur protestation confuse, pour fonder et réguler une nouvelle démocratie capitaliste. En même temps, donc, qu’ils donnent carte blanche à la magistrature, le grand patronat et les autres groupes de pouvoir cherchent à coups de référendum à imposer une réforme électorale de type uninominal majoritaire à travers laquelle ils puissent contrôler le renouvellement de la classe politique en la faisant graviter autour d’un centre parlementaire représentatif de forces sociales et économiques parfaitement manipulables. Sur la base de la construction d’une nouvelle force politique centrale on peut aussi envisager une réforme du système dans le sens d’un régime présidentiel.
Si tout s’arrêtait là on pourrait sourire de notre hypothèse d’une Italie-laboratoire. Le recours à un système électoral uninominal et majoritaire et à une évolution vers un régime présidentiel représentent en effet quelque chose de trop habituel (chaque fois qu’il a fallu surmonter des crises politiques et sociales graves) dans l’histoire constitutionnelle européenne pour mériter grand intérêt, si ce n’est pour les circonstances toujours singulières dans lesquelles se réalise le processus politique.
Mais tout, précisément, ne s’arrête pas là ou, pour dire mieux, à partir de 1993 la situation s’est compliquée, la normalité du modèle a été radicalement remise en question, pour dire les choses plus clairement, si entre 1989 et 1992 tout s’est déroulé comme l’exigeait l’alliance des forces de restauration, à partir de 1993 deux obstacles de taille (insurmontables pour le moment) et une série de contradictions croissantes et irréversibles ont redéfini la situation en des termes complètement nouveaux. Les deux obstacles insurmontables sont nés : a) du fait que la lutte contre la corruption, conduite par la magistrature, a touché de plus en plus directement les grands capitalistes italiens et commence à se rapprocher de certaines grandes administrations centrales (Défense, Santé, Commerce extérieur, Industrie, etc. ; b) du fait que le nouveau système électoral, une fois mis en oeuvre, au lieu défaire apparaître un nouveau centre politique, a brisé toute illusion possible à ce sujet et entraîné la représentation parlementaire vers les extrêmes : les Ligues et une agrégation de gauche, de composition variée mais en substance sous l’hégémonie de l’ex-PC, aujourd’hui PDS. Quant aux contradictions qui apparaissent à l’horizon, elles opposent essentiellement une grande industrie à vocation multinationale, organiquement liée au capital financier et aux marchés spéculatifs, et une petite industrie, très dynamique et fortement liée à des territoires spécifiques, gardant la capacité de représenter également des couches de nouveau travail autonome, de travail diffus et décentralisé, à l’intérieur d’une nouvelle coopération politique territoriale. Cette contradiction éclate à propos de presque tous les problèmes de politique nationale, qu’il s’agisse des problèmes fiscaux, de la politique industrielle, de la politique du travail, de celle des services, etc. Ces contradictions se sont en outre fortement accentuées avec la crise européenne : il est clair, en effet, que la solution de la « révolution italienne », telle qu’elle a été pensée par l’alliance entre le grand capital et l’administration centrale de l’État, prévoyait comme « condition sine qua non » une dynamique européenne au sein de laquelle régionalisme et fédéralisme pouvaient devenir compatibles par un déplacement du niveau de commandement.
Résumons donc les éléments dont nous disposons jusqu’ici. La « révolution italienne » a atteint une limite, peut-être dramatique. Le mécanisme déclenché par certaines couches de la bourgeoisie d’État (industrielle et administrative) en réponse aux nouveaux mouvements de protestation (qui, sans être très révolutionnaires, correspondaient tout simplement, dans la nouvelle situation internationale, à des modifications réelles de la structure industrielle et productive, à la dislocation des rapports de pouvoirs et des rapports administratifs, à l’émergence de nouveaux besoins et à la requête de nouveaux services, etc.) – ce mécanisme de résorption de la crise est en train de s’effilocher et de s’égarer dans toute une série de cercles vicieux. Par son action indépendante, en effet, la magistrature a provoqué la crise de certains paramètres de l’exercice du pouvoir et de sa légitimation : ceux qui étaient fondés sur l’autorité de la grande industrie, c’est-à-dire de ce seul pouvoir qui avait produit en Italie une véritable perspective de modernité, aussi bien entre le Risorgimento et le fascisme que pendant la Première République. Quant à la solution politique envisagée dans un second temps, celle qui devait mener à une redéfinition du « centre politique » à un niveau supérieur, soit dans les formes constitutionnelles soit dans un nouvel espace politique européen, eh bien ! ceci non plus, ne marche pas. La règle électorale uninominale majoritaire, au lieu d’exercer une contrainte dans le sens d’heureuses convergences vers le centre, a poussé la représentation politique vers les extrêmes et, en ce qui concerne l’Europe, pour la première fois en Italie, s’y référer commence à provoquer plus de divisions que d’unité. Que va-t-il donc arriver ?
Pour le moment on ne voit pas vraiment comment on peut résoudre le problème. On n’entend que des bruits de bombes, menaçants, qui nous rappellent qu’en dernière instance il existe toujours un pouvoir qui décide de la vie et de la mort, et qui réapparaît toujours quand il s’agit de gérer les moments difficiles de la « démocratie » italienne et de garantir la continuité de l’État, à la barbe de ceux qui soutiennent qu’en Italie il n’y a pas d’État ! Si l’on gratte juste un peu, derrière la grande industrie, derrière les clercs de la Banque et de la Justice, on trouve les terroristes d’État. Il agissent avec la bénédiction de la puissance impérialiste hégémonique et en toute impunité. Entre 1969 et 1979 il y a eu en Italie au moins une vingtaine de massacres : aucun des auteurs de ces massacres n’a jamais été traduit devant un tribunal. Il est malgré tout bien évident que les problèmes actuels ne peuvent être résolus avec des bombes. Les bombes destinées à imposer le respect et à rappeler à tous et à chacun l’autorité de l’État. Mais comment s’acheminer vers une véritable solution du problème ?
Je crois que, pour la première fois depuis très longtemps, il faut considérer la situation avec un pessimisme raisonnable. Le pessimisme est d’abord relatif au destin même de la nation et lié à la possibilité que l’affrontement entre les « Croates de Milan » et les Serbes de Rome « se durcisse et ouvre la voie à des alternatives extrêmes. Si cela se produisait, on ne voit pas qui pourrait par la suite s’opposer à d’éventuelles dérives autoritaires de la crise. La gauche n’existe plus depuis trop longtemps. Parmi toutes les traditions qui caractérisaient le PCI, le PDS a hérité et d’un conformisme bureaucratique et d’un opportunisme sans principes qui l’apparentent davantage aux francs-maçonneries de l’administration et des lobbies qu’aux social-démocraties de centre Europe. Le vieux centre laïque et libéral n’existe plus, défait par la corruption et, comme on a pu l’observer, l’apparition d’un nouveau « centrisme » est tout à fait problématique. Le populisme catholique est privé de souffle. Les hommes des Ligues, enivrés par le succès, poussent à l’aggravation de la crise, persuadés de réussir dans tous les cas de figure à « chevaucher le tigre ». Si, par ailleurs, on se retrouvait face à des alternatives extrêmes, qui serait où ? Qui, en Italie, aujourd’hui, serait disposé à se battre pour l’unité, et qui pour la séparation ? L’Italie n’est pas la Yougoslavie, l’Italie est un pays riche, cynique et sans héroïsme : personne en réalité ne veut se battre et mettre en péril sa peau et ses biens. Mais en deçà de cette limite, en deçà de la guerre ouverte, tout est possible et, par-dessus tout, une solution autoritaire de la crise. Au fond, si l’on y réfléchit bien, c’est la solution la moins coûteuse. Cela, les hommes noirs qui posent les bombes le savent, et ils nous le disent, avec une capacité certaine à se faire entendre. C’est ce que soulignent désormais clairement tous les commentateurs politiques.
En quoi peut donc consister aujourd’hui la solution autoritaire de la crise ? Fondamentalement à maintenir la crise ouverte et à la dramatiser jusqu’à ce qu’un nouveau centre politique se soit affirmé. L’État veut créer lui-même son nouveau personnel politique et ne veut se le laisser imposer par personne. On peut parfaitement imaginer qu’au moins dans les deux années qui viennent les élections vont se succéder, que les partis politiques, des Ligues au PDS, en passant par ce qui reste de la DC et des groupes laïco-centristes, vont être appelés à démontrer leur disponibilité à siéger au centre. Le processus de rénovation s’est agencé de manière telle qu’à travers toutes les contradictions, au-delà des obstacles et des cercles vicieux, l’État se redéfinit comme le seul centre possible de la vie politique et demande donc aux partis, anciens ou nouveaux, de représenter non pas l’intérêt du peuple vis-à-vis de l’État, mais celui de l’État vis-à-vis des citoyens. Derrière le problème politique, apparaît ensuite le problème économique. A partir de là, l’urgence c’est alors de plier la dynamique de la production diffuse et du travail autonome aux règles de l’internationalisation de la production et de la mondialisation financière. Le nouvel ordre mondial ne concerne pas seulement l’Irak mais aussi les petits producteurs indépendants de la plaine du Pô…
C’est ainsi que nous parvenons à la réponse à la première question posée dans cet article : pourquoi ce qui est en train de se passer en Italie représente-t-il un modèle ? Pourquoi peut-on parler encore une fois d’Italie-laboratoire, comme dans les années vingt ou dans les années cinquante ? Et la réponse est la suivante : en Italie, pour la première fois en ce qui concerne les puissances capitalistes moyennes, on est en train de chercher à mettre en place une forme politique adéquate au nouvel ordre de l’impérialisme mondial. C’est une quête difficile parce que la crise de la sortie du vieil ordre duel, du système de Yalta, a été en Italie, en raison de l’histoire, tout à fait représentative de la lutte des classes dans ce pays, absolument dramatique. Cette quête anticipe des conditions et des situations, des crises et des contradictions, qui seront celles de toutes les puissances capitalistes moyennes. Que personne ne croie pouvoir éviter ces problématiques. Et pourtant nous pensons que les autres puissances capitalistes moyennes concernées aujourd’hui par la crise pourront peut-être éviter la solution mise en oeuvre en Italie. Dans les années vingt, dans ce pays, on a voulu répondre à un problème de modernisation sociale devant le défi bolchevique : mais le fascisme ne fut certes pas la bonne réponse, même s’il ne faut pas sous-estimer son efficacité modernisatrice. Dans les années cinquante, en Italie, on a voulu absorber le mouvement ouvrier dans une alliance pour la reconstruction, dans le cadre du fordisme : mais la démocratie corporative (en italien « consociativa ») devint un cancer qui détruisit les énergies du pays, en corrompant la classe entreprenariale elle-même et en dégradant l’énergie productive de la classe ouvrière. Dans les années quatre-vingt-dix, dans le cadre de l’hégémonie des USA sur le marché mondial, on est à la recherche d’une nouvelle forme politique : mais le centre de pouvoir autoritaire qui nous est proposé n’est certainement pas la bonne réponse. Il porte en lui la vocation du grand capital à se subordonner au centre américain et à faire le choix de la violence contre les classes productives qui ne veulent pas accepter cette loi.
Est-il possible de faire quelque chose pour s’opposer à la direction qu’a prise la « révolution italienne », ou plutôt, la contre-révolution ? Nous n’en savons rien. Il ne nous semble pas non plus qu’il existe au niveau européen de nouveaux sujets politiques qui aient la maturité nécessaire pour poser ces problèmes. La contre-révolution italienne anticipe en réalité les temps de réponse au problème de la modernisation de l’économie et des processus de légitimation politique et démocratique tels que les ont découvert ces derniers temps les autres puissances capitalistes moyennes. La contre-révolution italienne défie les sujets politiques sur ce terrain et ridiculise les nouvelles options nationalistes, qu’elles se définissent aux niveaux des anciens États-nations ou au niveau européen. Le laboratoire Italie fonctionne donc bien : c’est un laboratoire de la réaction, c’est (de quelque manière qu’on le regarde) un formidable terrain d’expérimentation du « nouvel ordre mondial ». Nous, nous ne sommes pas capables de définir une alternative opératoire et politique efficace à cette involution. Nous savons seulement qu’il faut résister : qu’il faut résister sans aucune illusion, sans aucune réminiscence d’autrefois, sans penser qu’il y a quelque chose à sauver. Le seul avantage que présente ce laboratoire de la réaction, c’est qu’il oeuvre dans des conditions et avec des matériaux complètement nouveaux. C’est là tout son intérêt pour notre étude et pour la lutte de tous ceux qui n’aiment pas le nouvel ordre mondial et ses applications aux États capitalistes de puissance moyenne de l’Europe.