La France est décidément un pays admirable. Elle traverse une des crises les plus profondes qu’elle ait connue depuis 1958. Sa politique monétaire a été mise à mal au cours de l’été. Les suppressions d’emploi s’accumulent à un rythme soutenu, alors que nul ne sait quand l’économie sortira de la récession. Les droits du travail, acquis au prix de longues années de lutte, sont, les uns après les autres, remis en cause. Au même moment, la droite officielle, ultra-majoritaire au parlement, s’avère incapable de définir une politique cohérente : le chef du gouvernement ne fait guère autrement que ses prédécesseurs socialistes ; il marque seulement sa différence en frappant davantage les consommateurs par toutes sortes d’impôts inédits ; et, dans son propre camp, se développe une opposition farouche qui, par la voix de Philippe Séguin, ci-devant président de l’Assemblée Nationale, hurle au changement de politique.
N’était l’absence de toute guerre coloniale, on pourrait se croire dans les dernières années de la Quatrième République, époque qu’avec une lucidité sans égale, Mendès France caractérisait en proclamant « Nous sommes en 1788 ». Pour un peu, nous serions tenté de dire : « Nous sommes en 1916 », à la veille d’un bouleversement que rendent possible aussi bien la détérioration des rapports sociaux que la crise de la politique et de ses sommets. Pourtant, ce pronostic ne saurait être énoncé. Les Français – et c’est là le miracle – ont trouvé le moyen de traverser des temps difficiles : ils s’identifient à Édouard Balladur qui, costume trois pièces, voix suave et diction châtiée, est un parfait maître des cérémonies du deuil de l’espoir. Plus de 60 % d’entre eux lui font confiance ; un bon nombre l’imagine fort bien à la présidence de la République (ce qui risque de ne pas améliorer le climat au sein de la droite).
Laissons de côté cependant l’aspect vaudevillesque de l’affaire, la France a souvent vécu la politique courante sur le mode du théâtre de boulevard et, en définitive, Balladur est bien dans la peau du père de famille, cocu mais noble et bien disant, omniprésent dans ce genre de représentations. Jusque dans ses excès bien tempérés, la farce est révélatrice. Elle nous confirme d’abord l’ampleur de la crise du système politique (au demeurant commune à toute l’Europe). Les citoyens, aux mains desquels la souveraineté est censée reposer, ne savent plus ce que signifie la citoyenneté. Et ce désarroi est due, pour une bonne part, à la faillite, encore menaçante mais déjà bien avancée, des organisations politiques autour desquelles s’agençait la représentation : les élus semblent jouer leur propre partie (que Bernard Tapie nous pardonne cette allusion au football) dont les règles ne concernent pas le bon peuple. Dans de telles conditions, l’abstention sous toutes ses formes (du refus de voter – qui a été le fait de 30 % des inscrits lors des dernières législatives – au désintérêt affirmé pour la politique) prend une dimension institutionnelle.
Aussi bien l’électeur moyen – celui dont les aspirations très générales ne se traduisent pas dans une vision nette de l’avenir est-il réduit au régime du choix minimum : il peut sanctionner ceux qui n’ont pas été à la hauteur de leurs promesses (ce fut le cas du Parti socialiste, en mars dernier) ; il peut soutenir ceux qui, à un moment donné, apparaissent comme l’incarnation d’un moindre mal, d’un possible changement – d’hommes et de méthodes et non d’orientations. Mais il ne peut rien dire sur les décisions politiques essentielles. Le politique est devenu peau de chagrin. C’est là ce qui fait la force présente de Balladur : sa modération apparente, née d’un souci d’équilibre, lui-même engendré par une conscience aiguë des difficultés de la conjoncture, rassure à l’heure où toutes les pratiques dirigeantes rivalisent de nullité. Avec un pareil homme, l’aventure et le scandale paraissent bannis. Cette certitude étriquée vaut mieux que rien, dans le désert désolant de l’espace public français. En son temps, Pétain fit de la similité un moyen de gouvernement. En cette fin de siècle, le conformisme sagace apparaît comme sagesse aux yeux d’une société qui a perdu son avenir. Par-delà sa fragilité dans le temps, (il serait étonnant que la popularité de Balladur résiste tant à la montée du chômage qu’aux coups sournois de ses « amis » chiraquiens). Ce relatif soutien populaire révèle plus de faiblesses qu’il n’offre de garanties. En retard sur l’Italie dans la croissance de l’industrie de la corruption, la France n’est guère en reste sur sa voisine sur la voie de l’enlisement politique.
Si l’on en croit la plupart des commentateurs autorisés, la crise est liée à la conjoncture. La récession qui frappe l’Europe et le Japon réduit les marges de manœuvre des équipes dirigeantes. La reprise, qui vaudra bien un jour ou l’autre, leur donnera un peu plus d’espace pour se mouvoir et émouvoir leurs concitoyens. L’explication n’a à peu près aucune valeur. La tourmente actuelle est le produit d’une détérioration globale des rapports de production et de domination dans le monde entier. Les effets de conjoncture ne font que révéler en les aggravant des dysfonctionnements structurels de l’ensemble des sociétés existantes. Les mésaventures des politiques françaises illustrent bien la situation et viennent montrer le caractère illusoire de ce qui nous est proposé, à gauche comme à droite.
La France, des socialistes aux gaullistes et aux centristes divers, a toujours tiré grande fierté de sa politique monétaire : le « franc fort » flottait sur les Bourses comme le drapeau tricolore de Lamartine sur le monde. Laissons de côté les conséquences économiques et sociales de cette orientation pour ne retenir que le mécanisme de la crise qui, en août dernier, a mené la monnaie nationale au bord de la dévaluation et mis à mal le Système Monétaire Européen. La « spéculation » s’est révélée plus efficace que les interventions des gouvernements européens. Et la dite « spéculation » avait une double connotation : géographique (son origine première est aux États-Unis et en Grande-Bretagne) et économique (elle a été le fait d’entreprises ou d’institutions financières qui agissent directement au niveau mondial). La construction européenne, que certains voyaient pourtant raffermie par les accords de Maastricht, a pris dans l’affaire un rude coup et les perspectives d’union monétaire ont toutes les chances d’être sérieusement retardées.
Le replâtrage qui s’est opéré a et aura peut-être une efficacité temporaire. Mais la grande leçon de cet été où le franc a eu chaud est que la mondialisation croissante de l’économie rend précaire le statut des États-nation, surtout lorsqu’il s’agit, comme c’est le cas de la France, de puissances économiques moyennes. Le triomphe du libéralisme planétaire assure le triomphe du rapport de forces comme moyen de règlement politique. Les plus alléchantes perspectives de coopération régionale ne sauraient empêcher chaque gouvernement de vouloir protéger les intérêts de ses investisseurs. De là découle une contradiction presque absolue : on ne peut rien faire sans dépasser le cadre national auquel la concurrence redonne par ailleurs une vie sans cesse renouvelée. La position de Balladur, obligé par des motifs socio-électoraux de défendre une paysannerie française frappée par les accords du GATT alors que ceux-ci sont dans la logique du nouvel ordre mondial, montre les impasses dans lequel peut s’engager quiconque respecte les principes du libéralisme sans frein.
Balladur ni quelque politicien que ce soit dès lors qu’il se préoccupe d’abord de gérer ce qui est, n’est en mesure de proposer d’autre modèle que celui du danseur de corde, plus préoccupé d’équilibre que d’efficacité. Le problème du chômage vient compléter le tableau. Depuis quinze ans, partout dans un monde où la France occupe, cette fois, une place de choix, les courbes du non-emploi augmentent régulièrement. Ces derniers mois, les rythmes vont s’accélérant, ce qui a suscité de la part du gouvernement français un plan quinquennal pour l’emploi dont la platitude est telle que l’UDF elle-même l’a constatée. Chacun sait d’évidence que d’ici l’an 2000, chômeurs, travailleurs précaires et autres exclus auront nom légion. La conjoncture dépressive n’y est que pour peu : ici encore, elle ne fait qu’accentuer les traits d’une crise structurelle, définitive. Les mutations de l’appareil productif entraînent des bouleversements de la productivité qui poussent les entreprises – privées et publiques – à « dégraisser » leurs effectifs. C’est toute l’organisation du travail, son statut social et légal qui est aujourd’hui sens-dessus-dessous. Toutes les pratiques d’aide aux entreprises, si chères au cœur balladurien, ne peuvent rien changer de fondamental : contrairement au célèbre théorème d’Helmut Schmitt, les profits, s’ils entraînent éventuellement des investissements ne génèrent plus automatiquement d’embauches. La seule solution envisageable, à quelque terme que ce soit, est de modifier de fond en comble la place et l’organisation du travail, dans l’entreprise comme dans l’ensemble de la société. Pour des raisons de classe, Balladur, pas plus qu’aucun de ses pairs, ne peut le faire.
La conscience de ces problèmes se fait jour, péniblement. Pour le moment, elle a suscité surtout les discours des « républicains nationaux » – Séguin à droite, Chevènement à gauche. Ils réclament le changement et n’hésitent pas à parler du social. Mais les moyens que, parallèlement, ils développent sonnent le creux. Sans simplifier exagérément, on peut résumer leurs propositions à une demande de repli sur l’État-nation, face à une Europe supranationale où les intérêts français sont soumis aux diktats du grand capital. Un tel choix est pratiquement intenable à moins d’instaurer, sur les bases d’un nationalisme sans limites, un régime autoritaire capable de pallier l’échec économique par l’austérité politique.
Et la gauche ? Elle continue. Le Parti socialiste se rénove autour d’un consensus mou qui ne privilégie pas les idées neuves. Le Parti communiste entend se rénover ; il mène bataille – à juste titre – contre les licenciements, pour les droits sociaux acquis ; il attend un développement du mécontentement populaire à partir duquel l’offensive redeviendra possible. Les écologistes, de leur côté, pansent leurs plaies électorales, sans que tous soient convaincus qu’il ne suffit pas de quelques idées sur le productivisme pour transformer la société. Partout, la réflexion est balbutiante. Pour ne prendre qu’un exemple, on est encore à débattre de la réduction de la semaine de travail, mesure nécessaire mais insuffisante au moment où se pose la question d’une rénumération sociale non liée au travail effectué. Quant à une politique européenne véritable, fondée sur l’unité d’action des mouvements sociaux, quant à une réflexion sur les formes nouvelles que peuvent prendre les luttes contre le pouvoir existant, elles sont quasi-absentes des ordres du jour.
Bref, rien ne va plus du côté du subjectif : la gauche peut espérer remonter quelque peu dans les prochaines années ; on ne voit pas qu’elle soit en mesure d’esquisser la perspective d’une autre société. Ce manque à gagner contribue à l’endormissement général. Il n’y a sans doute pas à tabler sur de grandes ruptures. Mais le pourrissement menace : un éventuel échec de l’ « expérience » Balladur donnerait du champ à la droite nationaliste et xénophobe (qu’avec ses lois et ses projets de révision constitutionnelle Pasqua caresse dans le sens du poil). Il pourrait en résulter l’apparition d’un combiné obscur qui, avec ou sans alliance avec le Front National, donnerait droit de cité à ce qui tient lieu d’idées à Le Pen.
Face à ce risque, que l’on ne doit sous-estimer à aucun prix, deux obligations s’avèrent pressantes. Mener à tous les niveaux la bataille contre le racisme et l’exclusion. Poursuivre la réflexion sur les voies de la transformation sociale. Deux tâches complémentaires. Futur Antérieur continuera à apporter sa contribution.