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Le “modèle” allemand, l’Europe et la globalisation

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Le terme « modèle allemand » est apparu dans les années soixante-dix et selon toute probabilité, il a été créé par une agence de publicité qui devait s’occuper d’une campagne électorale pour le parti social-démocrate alors au pouvoir. Le terme était censé faire référence à une des réalités fondamentales de la société d’Allemagne de l’Ouest, réalité qu’il fallait préserver et défendre. Bien entendu dans ce genre de stratégie on reste toujours dans le vague, pour ne jamais dire exactement ce dont il est question. On peut toutefois être certain qu’au cœur de l’affaire, il y avait l’idée de relations de coopération entre les principaux groupes de la société, les syndicats et les organismes patronaux en particulier. Sur la base de relations consensuelles et de confiance, on pouvait attendre que la collaboration entre les groupes sociaux rapporte, pour la société tout entière, des bénéfices distribués ensuite sous la forme de salaires et de consommations plus élevés.

La gauche politique, pour sa part, dénonçait ce terme comme masquant des relations conflictuelles. Elle y voyait le moyen de justifier la répression étatique au nom du maintien du consensus, comme lors de l’automne de 1977, et se lamentait sur le manque de combativité des syndicats allemands, par comparaison avec ce qui se passait en France et en Italie. A la fin des années quatre-vingt, ce type de réflexion a presque complètement disparu. La République d’Allemagne de l’Ouest semble avoir acquis un visage plus avenant et dans un climat économique dominé par le néo-libéralisme, les syndicats et les travailleurs allemands semblent s’en tirer assez bien alors que leurs équivalents dans les pays voisins subissent des défaites sévères. Aussi bien beaucoup d’observateurs ont-ils pris la supériorité du « modèle allemand » pour argent comptant et se sont-ils demandé comment il pouvait être transposé dans d’autres contextes.

Ces dernières années, pourtant, les formulations du débat ont changé. S’il est admis que l’économie et les syndicats allemands de l’Ouest ont mieux traversé les transformations économiques récentes que la plupart de leurs homologues européens, il se pose de plus en plus la question de savoir si les limites du « modèle » sont atteintes. Au-delà des tendances générales au libéralisme et à la mondialisation des rapports économiques, l’intégration de l’ancienne RDA et la construction de l’Union européenne sont perçues comme des menaces spécifiques pour les pratiques allemandes (de l’Ouest) de la négociation et du compromis économiques. Dans les passages qui suivent, j’essaierai d’apprécier les réponses possibles à la question du sort du « modèle allemand[[Cette réflexion est fondée sur les analyses suivantes en essayant de sérier leurs vues parfois divergentes
– Wolfgang Streeck « More uncertainties : German Unions facing 1992 Industrial Relations, vol. 30, n°3, Fall 1991, pp. 317-349.
– Wofgang Streeck and Philippe C. Schmitter « From national corporatism to transnational pluralism : organized interests in the simple European Market », Politics and Society, vol. 19 n°2, 1991, pp. 133-164.
– Ulrich Jürgens, Larissa Klinzing and Lowell Turner, « The transformation of industrial relations in eastern Germany », Industrial and Labor Relations Review, vol 46, n° 2 january , 1993 pp. 229-244.
– Lowell Turner, Institutional Resilience in a changing world Economy, Berlin WZB, 1992 (WZB papers FSI 92.6).
– Lowell Turner « Beyond national unionism ? Cross-national Labor collaboration in the european Community », Berlin WZB, 1993 (WZB papers FSI 93-203)
– Birgit Mahnkopf, « A modernization approach of german Trade unions: further Training Through Collective Bargaining », Berlin WZB, 1991 (WZB papers FSI 91.2).
– avec plus de détails : Elmar Altvater et Birgit MahnKopf, Gerverkschften vor der eurpäischen Heransforderung. Tarifpolitik nach Mauer und Maastricht, Münster, 1993.
– Horst Kern et Charles F. Sahel « Gerwerkschaften in offenen Arbeitsmärkten. Uberlegungen zur Rolle des Gerwerkschaften in der industriellen Reorganisation », Soziale Welt, vol. 41, 1990, n°2, pp. 144166.
Je voudrais remercier Barbara Schlüter pour son aide dans les recherches pour cet article et David Soskice pour ses commentaires précieux sur une première version. ». Il faut commencer en se demandant quels sont ses caractéristiques. Pour les identifier, je vais en tracer un portrait synthétique, il est vrai peut-être trop schématique.

1. Qu’est-ce que le « modèle allemand » ?

La caractéristique principale des rapports négociés de type allemand est la limitation de relations de marché totalement libres dans la société. Le marché mondial représente l’arrière-plan général des pratiques économiques, mais la société nationale est considérée dans ce cadre comme une entité dont tous les membres ont des intérêts communs. Du point de vue historique, cette conception a eu des connotations nationalistes. Après l’unité – celle de 1871 – les « maîtres-penseurs » allemands ont affirmé que la solution de la « question sociale », c’est-à-dire l’intégration des travailleurs dans l’ordre nouveau, était la tâche la plus urgente pour la nation. Les précurseurs de la cogestion apparaissent pendant la première guerre mondiale lorsque les syndicats offrent un engagement complet dans l’effort de guerre contre des droits formels de participation. Au début des années trente, Werner Sombart, économiste influent, quoique assez idiosyncratique, préconisait l’union de toutes les forces de la société sous l’égide du « socialisme allemand ».

Après le nazisme et la seconde guerre mondiale, ces tonalités nationalistes disparaissent. Le théoricien social-démocrate Rudolf Hilferding avait déjà expliqué à partir de la première guerre mondiale que la crise potentielle du capitalisme pouvait et devait être continue si les activités économiques étaient plus « organisées ». Après la seconde guerre mondiale on a vu réapparaître, sous différentes formes, ce type d’arguments fonctionnels en faveur de l’organisation du capitalisme. Selon Ludwig Erhard, longtemps ministre de l’économie dans les gouvernements conservateurs de l’après-guerre, l’« économie sociale de marché » devait être fondée sur une société « structurée » dans laquelle les forces principales auraient à concilier leurs intérêts avant d’entrer dans des relations d’interaction. Après l’adoption explicite d’une politique keynésienne de soutien de la demande dans les années soixante, le successeur d’Erhard, le social-démocrate Karl Schiller, a proposé un modèle un peu plus libéral, l’action concertée, par référence au besoin pour les syndicats, le patronat et le gouvernement, de s’entendre sur les lignes principales de la politique économique, notamment les règles en matière de salaires. Le « modèle allemand » est au fond la dernière version de cette conception, avec en supplément une certaine fierté à propos de ce qui a été accompli. Dans cette perspective historique, on peut dire que l’organisation économique allemande est une variante du « capitalisme organisé nationalement » qui s’est développé dans les conflits sociaux depuis le dix-neuvième siècle dans les pays européens, mais le cas particulier de l’Allemagne est son haut degré d’organisation intra-sociétale[[Pour une analyse détaillée voir Robert J. Flanagan, David W. sostice, Lloyd Ulman, Unionism, economic stabilization and income policies european Experience, Washington DC Brookings, 1983, pp. 275-296..

Tout cela pour dire qu’il serait faux d’affirmer que c’est seulement des idées communes sur le plan culturel qui expliquent la coopération pacifique entre les acteurs économiques. Il y a un certain nombre de règles bien précises qui déterminent les orientations de l’action du côté des syndicats et du côté des employeurs. Beaucoup d’entre elles, d’ailleurs, précisent les modalités de la coopération et toute analyse de la stabilité du « modèle allemand » doit s’intéresser aux conditions d’application de ces règles et à leurs relations d’interdépendance dans des contextes changeants[[Peter Wagner, A sociology of Modernity. Liberty and discipline, Routlidge, 1994.. La loi de cogestion (de 1976, modifiant celle de 1951) et la loi sur le statut des entreprises (de 1972, remontant à 1920 et modifiée en 1952) sont les deux lois essentielles qui règlent la participation des représentants des travailleurs dans la direction des principales sociétés à travers leur présence dans des conseils d’administration et de surveillance et au niveau de la base à travers les conseils d’entreprise élus. Bien que, pour ces dernières élections, il n’y ait pas de privilège explicite pour les syndicats, la plupart des membres des conseils d’entreprise ont toujours été des syndicalistes. Aussi modestes soient les droits de ces conseils, ils doivent être consultés sur les problèmes essentiels de direction des entreprises et ont même à donner leur avis sur certains d’entre eux. Bien que les syndicats aient combattu la loi sur le statut des entreprises, parce qu’ils considéraient certaines de ses clauses comme antisyndicales et qu’ils n’aient pas été satisfaits de la loi sur la cogestion, parce qu’elle n’instaurait pas la parité entre le capital et le travail dans les conseils d’administration, ces deux lois ont créé une infrastructure « légale » de grande importance au niveau des firmes pour donner de la stabilité aux syndicats dans les périodes d’adversité[[Dans la suite, je me concentrerai sur les relations entre « management » et syndicats. David Soskice souligne qu’il y a au moins trois éléments spécifiques dans le modèle allemand : les institutions d’éducation et de formation professionnelle, les liaisons entre banque et industrie et les relations de coopération entre les firmes au niveau sectoriel. L’entrecroisement de ces trois éléments explique mieux la grande stabilité et la permanence d’agencements nationaux dans l’adversité que toute analyse isolée de chaque élément ne pourrait le faire, comme le montre Soskice..

La représentation au niveau des sociétés est complétée par des réglementations sur les conventions collectives, dans lesquelles les syndicats sont directement partie prenante et qui organisent les choses de façon mixte sur le plan sectoriel comme sur le plan territorial. Elles traitent de questions comme les salaires, le temps de travail, les primes etc. Formellement, les conventions sont passées en fonction d’un principe de non-ingérence de l’État dans les négociations entre syndicats et patronat (autonomie des partenaires). Toutefois la loi comme les syndicats ont fortement structuré les négociations. La loi, par exemple, impose la paix sociale (pas de recours à la grève) tant qu’une convention est en cours et exige des discussions de conciliation avant qu’une grève de grande ampleur puisse être déclenchée. Les syndicats ont toujours essayé et presque toujours réussi à obtenir des négociations au sommet entre une délégation syndicale, dominée par une fédération de la confédération syndicale unitaire (DGB) et une délégation patronale. Les conventions collectives sont conclues par secteurs au niveau régional[[Kathleen A. Thelen, Union of parts. Labor politics in postwar Germany, Ittraca N. Y., Comell University Press, 1991, p. 2. Elles transforment les syndicats en « institutions paragouvernementales » comme le notent certains observateurs (Streeck, op. cil., p. 320).. La règle veut que les secteurs orientés vers le marché mondial donnent le signal des négociations dans une région où ils sont forts et que les autres secteurs et régions suivent l’accord avec des modifications mineures. La plupart des conventions sont des accords de référence qui laissent quelques marges pour des accords additionnels au niveau des entreprises.

Ces conventions collectives ont prouvé leur force en suscitant des accords dans l’ensemble du pays, en même temps elles se sont montrées flexibles en s’adaptant aux conditions spécifiques de certains secteurs et de certaines entreprises, au moins dans les conditions d’homogénéité relative qui ont prévalu et résulté des règles établies dans l’économie d’Allemagne de l’Ouest. La combinaison d’une infrastructure légale solide au niveau des entreprises et de procédures de négociation bien organisées au niveau sectoriel comme au niveau territorial a effectivement montré qu’elle constituait un système « duel » d’une grande solidité et d’une grande souplesse stratégique. En même temps, il faut souligner que ce système est aussi le résultat d’un investissement lourd et à long terme dans des formes institutionnelles nationales, dont les effets ou « retours » dépendent de la viabilité des dispositifs et institutions nationaux en général[[Les accords sont valides pour toutes les sociétés participantes et peuvent être étendus à toutes les firmes. En général, les délégations du patronat représentent la grande majorité des entreprises d’une région..

Dans la suite de cet article, je vais tenter d’analyser comment des changements récents, tels que, en premier lieu, les tendances à la mondialisation et le néo-libéralisme des années 80, en deuxième lieu l’intégration de l’ancienne RDA et enfin la construction européenne dans le contexte de l’internationalisation des échanges économiques, peuvent altérer les conditions de fonctionnement du modèle. Toutes ces séries d’événements ou de facteurs ont, de fait, des impacts distincts sur sa praticabilité.

2. Accepter l’impossibilité des politiques économiques nationales : les années 80

Dans la seconde moitié des années 70, on a continué à discuter beaucoup pour savoir si les gouvernements en Europe[[Sur le terme « investissement dans la forme » voir Laurent Thévenot « Les investissements de forme » in Laurent Thévenot (sous la direction de) Conventions économiques, Paris, PUF, 1985, pp. 21-71. étaient capables de stabiliser des économies nationales en recourant à des orientations keynésiennes et à des actions concertées, mais la plupart des gouvernements et des économistes ont abandonné ces idées dans les années 80. Certains gouvernements, comme le gouvernement Thatcher, l’ont fait sur des bases idéologiques, mais c’est l’incapacité du premier gouvernement Mitterrand en 1981 en France à relancer l’économie selon les recettes keynésiennes, forcé ensuite de reconnaître que son interdépendance avec les économies voisines était si forte que les effets négatifs du point de vue international de la politique suivie pesaient beaucoup plus lourd que la croissance domestique, qui a servi de leçon à des hommes d’État plus modérés. Après avoir observé cette expérience dans une économie relativement forte, il n’y a pas eu d’autre gouvernement qui ait essayé de poursuivre une politique économique contre les courants dominants[[En Amérique les choses sont tout à fait différentes puisque l’économie est beaucoup plus grande, moins orientée vers l’exportation et que la monnaie y est la monnaie de réserve la plus importante..

La principale conclusion qui en a été tirée est qu’il n’y a pas de voie praticable pour protéger les économies nationales contre les effets du marché mondial. Certaines conséquences peuvent être reportées à plus tard par des mesures de protection sélectives et des processus d’ajustement peuvent être appuyés et encouragés politiquement, mais soutenir de telles politiques à moyen ou à long terme serait trop coûteux et ne ferait qu’aggraver les problèmes d’adaptation. L’un après l’autre les gouvernements nationaux se sont résignés, souvent en maugréant, parce qu’une telle position réduisait très sérieusement leur popularité dans l’électorat.

Sans doute, des stratégies différentes pourraient-elles être pratiquées, mais les différences portent maintenant sur l’utilisation dans ce contexte des assises et du potentiel des économies domestiques. En Europe, la stratégie allemande de l’Ouest, sans se préoccuper des partis qui sont au gouvernement, peut être clairement distinguée de celle poursuivie par le gouvernement Thatcher en Grande-Bretagne. L’économie étant caractérisée par un modèle productif à hauts salaires, hautes qualifications et haute valeur ajoutée, les gouvernements allemands de l’Ouest, en large accord avec les employeurs et les syndicats, ont mis en oeuvre une modernisation orientée sur les qualifications et faisant fond sur la qualité des produits allemands vendables sur le marché mondial pour permettre le maintien d’un modèle consumériste et de protection sociale. Jusqu’à une date récente, pratiquement personne n’a proposé une stratégie thatchérienne de modernisation orientée sur les prix, se fixant comme objectif la rationalisation de la production sans tenir compte des coûts sociaux pour être compétitif par les prix avec les biens produits dans des nouveaux pays industrialisés[[Sur les problèmes rencontrés par les gouvernements sociaux-démocrates après le début des difficultés économiques, voir Fritz W. Scharpf, Crisis and Choice in European Social Democracy, Ithaca, Cornell University Press, 1991..

Si, sur le fond, l’orientation économique retenue est de jouer sur l’idée que les entreprises allemandes peuvent servir tous leurs clients en produits de grande qualité de façon satisfaisante, la mise en oeuvre de cette stratégie dépend fortement des travailleurs et de la nature des relations industrielles. Pendant les années quatre-vingt, on a souvent dit que, si la position de l’Allemagne s’affaiblissait dans certains domaines, du point de vue du consensus et de la qualification elle se maintenait ou même devenait plus forte, en tenant compte d’avantages locaux spécifiques (Standortvorteile, un terme très à la mode) pour l’économie allemande dans une économie mondiale de plus en plus ouverte et enchevêtrée[[Sur ce point : Mahnkopf, 1991, p. 7, sur les développements en Allemagne : pp. 21-23 ; la description de l’économie allemande est de Wolfgang Streeck, op. cit., p. 325. David Soskice fait une comparaison institutionnelle entre « économies de marché libérales » comme l’économie britannique et les économies de marché coordonnées comme l’économie allemande.. A la fin des années quatre-vingt il semblait bien que cette stratégie réussissait. Bien que le chômage ait considérablement augmenté[[Ces avantages de localisation sont quelquefois appelés « le climat social »., l’économie en général se portait bien et s’il y avait des signes d’affaiblissement évidents dans presque tous les autres pays en Allemagne il apparaissait que les syndicats avaient au moins maintenu leur position à moyen terme face à une compétition internationale rude grâce à une politique de « partenariat social » et de « coopération »[[Sur les effets d’exclusion de la stratégie, voir Mahnkopf, 1991, op. cit, chapitre 9..

3. Élargir le terrain d’application : l’intégration de l’Allemagne de l’Est

L’absorption de l’ancienne RDA dans la réalité politique et économique d’Allemagne de l’Ouest – appelée habituellement « unification de l’Allemagne » – posait des problèmes aux syndicats. L’ouverture à une autre réalité – surtout quand elle est forcée – d’un compromis social bien construit et fonctionnant relativement bien est en général problématique. De plus les conditions de l’absorption ayant été définies pratiquement sans implication des syndicats, il était clair qu’elles ne seraient pas favorables à leurs intérêts. Peu d’installations industrielles ont été maintenues à l’Est, et les bases pour une production de qualité à hauts salaires y étaient faibles. Si la formation professionnelle était très développée en RDA, les moyens de travail et les technologies, dans de nombreux cas, n’étaient pas de date récente, ce qui rendait difficile la poursuite d’une stratégie orientée sur les qualifications. Il fallait s’attendre à un chômage très élevé et comme les travailleurs d’Allemagne de l’Est n’étaient pas habitués à des pratiques syndicales de négociation et de marchandage, il était difficile de leur faire saisir ce qui pouvait ou ne pouvait pas être obtenu : le mécontentement était inévitable.

Beaucoup de chefs d’entreprise n’ont pas vu d’un bon oeil cette augmentation non souhaitée des capacités productives (même s’ils se sont emparés des marchés) mais certains ont sauté sur l’occasion. Après qu’une stratégie mixte de destruction et de reprise des sites leur a donné l’assurance qu’il n’y aurait pas une concurrence fort peu souhaitée venant de l’Est, certaines sociétés ont essayé de profiter de la nouvelle situation pour remettre en question les compromis et accords anciens de la République fédérale. Certaines remarques occasionnelles sont allées jusqu’à remettre en question le modèle orienté sur les qualifications en faveur de la production à bas prix, tout en proposant des éléments de dès-institutionnalisation. Mais ce qui s’est passé concrètement n’a rien eu de dramatique. Dans des établissements nouvellement construits, on a introduit des technologies modernes beaucoup plus rapidement qu’on ne l’aurait fait dans des usines déjà existantes. Il y a eu aussi des tentatives pour demander des limitations de salaires en raison de la disponibilité d’une force de travail à bon marché et des négociations beaucoup plus différenciées sur les salaires pour tenir compte de cette situation particulière et transitoire.

Il semble bien que les syndicats aient décidé de ne même pas essayer de défendre le niveau ancien de l’emploi en Allemagne de l’Est et ont décidé de ne pas s’opposer à la fermeture d’usines. Ils ont au contraire accepté une réduction radicale de l’emploi pour sauvegarder le modèle de négociation dans les établissements subsistant à l’Est et, bien sûr, à l’Ouest. En réduisant la taille de l’économie de l’ancienne RDA, il devenait possible de construire une représentation par des conseils d’entreprise et en même temps de systématiser les négociations sur les salaires selon les lignes du modèle déjà établi et éprouvé[[Mahnkopf 1991, op. cit., p. 2 ; Streeck, op. cit., p. 318-319..

Les analyses des conséquences de l’intégration font quelquefois la distinction entre les effets de marché, qui tous travaillent contre les syndicats, et les effets de l’adaptation institutionnelle qui sont beaucoup plus favorables, notamment depuis qu’un certain nombre de règles sont étendues légalement à l’Est et peuvent être imposées dans les relations sociales[[Sur les salaires, il a été convenu que les salaires allemands de l’Est recevraient un pourcentage des salaires de l’Ouest qui augmenterait graduellement jusqu’à la parité. Ces accords sont toujours en vigueur et la parité n’a pas encore été atteinte.. En bref, on peut dire que le modèle a survécu presque intact, précisément parce que les facteurs institutionnels – légaux – pèsent beaucoup. Il n’y pas eu de changements formels dans son fonctionnement, le champ d’application des règles a simplement été étendu sur le plan territorial de façon bien précisée. En même temps, il est vrai qu’il a été partiellement affaibli puisque ses conditions de mise en oeuvre se sont détériorées. Et cette détérioration renvoie également à un processus déjà en cours auparavant. C’est pourquoi le pronostic de Birgit Mahnkopf selon lequel « l’extension de ces institutions à l’Allemagne de l’Est va accélérer un déclin qui a déjà commencé » pourrait bien se réaliser[[Jürgens, Klinzing et Tumer, op. cit. ; Mahnkopf, 1993, op. cit., page 6.. Mais les effets les plus forts ne viennent pas de l’absorption de la RDA, mais de développements européens et mondiaux.

4. Une menace pour le modèle : l’unification européenne

Comparée à la construction de l’Allemagne de l’après-guerre froide, la construction européenne est un processus tout à fait différent, spécialement du point de vue des syndicats allemands. Alors que la première était essentiellement l’extension d’un système institutionnel à un territoire plus grand, la deuxième, par contre, signifie une érosion des agencements institutionnels nationaux à travers un processus général de « dévaluation des ressources politiques nationales »[[Mahnkopf, 1993, op. cit., page 7..

Au cours des années 70, les syndicats allemands – en accord avec la confédération syndicale européenne (ETUC), fondée en 1973 dans un contexte précis de restructuration politique – ont essayé de proposer leur système de négociation et de concertation au sommet combiné avec la cogestion dans les entreprises comme modèle pour la communauté européenne. Leur idée était de réagir à la crise de la concertation nationale dans une économie de plus en plus mondialisée par son extension dans un cadre de corporatisme européen. Cette tentative, toutefois, a été un échec, principalement parce que les partenaires professionnels (du côté patronal) ont fait défaut. Le monde des affaires trouvait ses intérêts bien représentés par le lobbying et ne pensait pas nécessaire que ses intérêts en tant qu’ensemble d’employeurs soient traités au niveau européen. Il n’y avait pas, de toute façon, quelque chose de ressemblant à un État central capable et désireux d’imposer des règles communes contre de telles résistances. Le projet européen, en conséquence, s’est assoupi pour toute une période[[Streeck, op. cit., p. 334. Les passages qui suivent reposent essentiellement sur cet essai lucide. Ecrit à l’apogée de la nouvelle dynamique de la construction européenne autour de 1990, il sous-estime peut-être la permanence de dispositifs nationaux..

C’est sous des auspices très différents qu’il y a eu relance au milieu des années 80. Fondamentalement les mêmes raisons qu’auparavant militent pour et contre la construction européenne, mais les raisons en sa faveur étaient devenues plus fortes, compte tenu de l’internationalisation de l’économie et. des pertes de souveraineté dont faisaient l’expérience les États-nations les plus forts[[Voir Streeck et Schmitter, op. cit.. Et c’est dans cette situation qu’a été inventée une formule qui permettait d’aller au delà des hésitations et de la méfiance des milieux d’affaires et de l’incapacité de l’État, à savoir l’intégration par la dérégulation[[Streeck, op. cit., p. 318.. Le principal instrument pour aller dans ce sens a été le principe de la reconnaissance mutuelle. Ce principe, qui s’applique explicitement aux produits et aux diplômes, dit que tout ce qui est permis dans un pays doit l’être dans les autres pays de l’Union européenne. Ce principe sape effectivement la souveraineté nationale par l’ampleur de ses applications. En outre, il menace l’idée de la souveraineté en général, puisqu’il met implicitement en question la légitimité de toute régulation politico-administrative.

Wolfgang Streeck a utilisé la métaphore monétaire pour caractériser la construction européenne. Les ressources politiques organisées dans et autour de l’État-nation y ont été fortement dévaluées. Une telle dévaluation est peut-être un ajustement inévitable, mais elle a aussi la conséquence additionnelle que les possesseurs de cette monnaie sont frappés plus durement que les possesseurs de biens réels. « Dans les États-nations européens d’aujourd’hui, avec leurs sédiments successifs de droits politiques, industriels et sociaux acquis par les luttes des dix-neuvième et vingtième siècles, c’est clairement le travail qui est dans la première position et le capital qui est dans la deuxième »[[Streeck et Schmitter, op. cit., p. 42..

Ces dernières années, nous sommes les témoins du point culminant d’un procès à long terme dans lequel « la cohérence des systèmes productifs nationaux » dépérit graduellement[[Streeck, op. cit., pp. 339-340.. Historiquement, l’État-nation a joué un rôle important dans la mise au point de cette cohérence, mais, maintenant, la majeure partie des élites politiques nationales en Europe ne voit pas d’autre moyen pour répondre aux changements dans les structures des échanges économiques que de renoncer à ses prétentions à la souveraineté sur des territoires et des populations. Cela se passe essentiellement selon trois modalités – le transfert des parcelles de souveraineté au niveau supranational comme dans l’Union européenne et l’organisation du commerce mondial, – le transfert d’éléments de souveraineté au niveau infra-national, comme dans la régionalisation et la décentralisation ; – la renonciation complète à des visées de régulation dans certains domaines, c’est-à-dire ce qu’on appelle la dérégulation[[Pierre Dockés et Bernard Rosier, L’histoire ambiguë. Croissance et développement en question. PUF, 1988, p. 182..

Du point de vue de l’action, cela signifie qu’il n’y pas de lien entre le phénomène social massif de l’extension desstructures d’échange et un acteur collectif qui chercherait à observer, contrôler et diriger ce phénomène, c’est-à-dire l’État sur son territoire. Actuellement on assiste en fait à la destruction des politiques nationales sans que soient mis au point des dispositifs politiques du même type au niveau de l’Europe ou ailleurs. Le problème crucial est qu’au fond il ne se présente pas de niveau collectif qui puisse jouer le même rôle que l’État national au dix-neuvième siècle, quand on faisait les premiers pas sur la voie de ce que j’appelle la modernité organisée[[Pour une discussion en termes de théorie politique voir David Held, « Democracy, the nation-state and the global system » in David Held (sous la direction de), Political theory today, Cambridge Polity, 1991, pp. 197-235..

L’effondrement des conventions sociales nationalement sanctionnées libère en fait les acteurs – les employeurs comme les salariés, les producteurs comme les consommateurs – de l’obligation de suivre des règles qui pourraient ne pas bien s’appliquer à leur cas, et cela même si ces règles ont été établies pour les protéger efficacement. Il n’y a pas de raison de nier que la « déréglementation » crée effectivement de nouvelles occasions pour agir, comme le disent ses partisans. Ces occasions, toutefois, partant de rapports de force différentiels, ont un impact direct sur les agents (personnes ou sociétés), car elles ne s’appuient pas sur des agencements collectifs en vue d’opérer des médiations entre les intérêts en présence – des médiations qu’on peut considérer comme l’argument principal en faveur de la construction systématique des agencements de la modernité organisée. De façon plus précise, la restructuration en cours a des conséquences négatives sur les possibilités de pilotage économique par ces acteurs collectifs qui ont développé leurs formes particulières d’organisation en fonction des impératifs du capitalisme organisé, l’État national et les syndicats. Le problème se pose naturellement avec une acuité particulière dans les pays où, par suite des stratégies syndicales, le capitalisme est très organisé, par exemple en Allemagne[[Pour plus de détails, cf. Wagner, op. cit., chapitre 8..

Les syndicats allemands se sont résignés au fait que l’extension à l’Union européenne des réglementations auxquelles ils sont attachés est politiquement impraticable, au moins pour le moment. En réalité, ils essayent de développer des stratégies essentiellement défensives pour éviter une érosion complète des agencements et des dispositifs sociaux sur le terrain national et pour s’adapter à une situation qui a vraiment changé. A cet égard, un élément décisif est la défense du principe de la territorialité. Cela implique, pour prendre un exemple mentionné dans les media, que des ouvriers portugais du bâtiment travaillant à Berlin auraient à être payés sur la base des conventions collectives passées à Berlin entre patronat et syndicats, sans qu’on tienne compte de la localisation nationale de leurs employeurs. Il n’est pas certain d’ailleurs qu’une telle politique pourra survivre à un examen par les instances de l’Union européenne.

Si une telle stratégie échoue, le seul autre mode d’adaptation possible semble être la transposition du modèle allemand d’une base territoriale à une base sectorielle (au niveau des sociétés ou des branches). Cela signifierait que le modèle, à hauts salaires, à haute qualification et à haute valeur ajoutée, avec forte présence syndicale, ne serait maintenu que dans certains secteurs, autant que possible importants, de l’économie allemande. Cela signifierait aussi la fin de l’homogénéité relative des conditions de vie et de travail en Allemagne et une segmentation sociale beaucoup plus forte qu’auparavant, ce que les syndicats et beaucoup d’hommes politiques de tous les partis ont toujours essayé d’éviter.

A l’heure actuelle, des réorientations stratégiques semblent être en cours dans toutes les parties. Dans le patronat, il y a une querelle à peine cachée sur le fait de savoir s’il est possible de développer un secteur à bas salaires, à horaires de travail flexibles dans l’économie allemande ou si, au contraire, une telle orientation heurterait les syndicats et les travailleurs au point de faire disparaître consensus et coopération comme avantages appréciés, ce qui entraînerait à moyen terme des pertes plus importantes que les gains. Le ton agressif dans lequel le débat est mené dans le camp favorable au patronat est une bonne indication de ces incertitudes.

Chez les théoriciens proches des syndicats, une proposition tendant simultanément à régionaliser les négociations et à élargir leur champ mérite une attention particulière. L’idée de départ est que, comme les entreprises, les syndicats pourraient profiter d’une stratégie plus flexible relâchant les contrôles formels et faisant fond sur des arrangements plus souples. Concrètement, il s’agit de développer des modalités régionales de négociation analogues à ce qui se passe au niveau des branches, tout en se donnant un rôle plus large (problèmes de formation et d’éducation par exemple) pour se faire l’avocat de tous les intérêts liés au monde du travail[[Il ne faut pas seulement déplorer ces développements mais les analyser en rapportant les institutions, l’Etat et les syndicats à leurs idées directrices. L’Etat interventionniste est parti de l’affirmation qu’il y a un intérêt commun de la collectivité nationale qui a sa légitimité et qui a besoin d’être organisé. De même l’idée sous-jacente à l’organisation des syndicats à l’échelle nationale est qu’il y a un intérêt commun des salariés. Ces conceptions ont donné à l’Etat et aux syndicats leurs formes spécifiques dans le contexte de pratiques sociales organisées par des conventions. Et c’est maintenant ces formes, avec tous leurs mérites et leurs défauts, qui sont en question. « C’est la forme « fordistekeynésienne » de cet Etat qui est en crise ». Mais ce que cela signifie pour l’organisation des intérêts maintenant n’est pas très clair. « L’enjeu est certes une nouvelle synergie entre intéressement individuel, droits sociaux et efficacité économique » (Robert Boyer, « Conclusion – Capitalismes fin de siècle » in Robert Boyer, Capitalismes fin de siècle, Paris, PUF, 1986, pp. 233 et 236). Mais l’issue en termes de nouvelle synthèse stable est tout à fait ouverte.. Aussi intéressantes soient ces conceptions, il semble douteux que ce type de « logiques de l’action » qui ont été utiles pour la réorganisation du monde patronal puissent être adoptées facilement par les syndicats, particulièrement si fait défaut un cadre politico-légal significatif au niveau régional[[Kern et Sabel, op. cit. Cette proposition semble défendre le retour au rôle historique des syndicats avant l’organisation à l’échelle nationale de l’économie, voir Bénédicte Zimmermann La mise en forme d’une catégorie de politiques publiques : le chômage en Allemagne (1871 – 1927), en préparation.. De toute façon, de telles propositions ouvrent la perspective de nouveaux modes de traitement des problèmes généraux liés aux problèmes du travail et contrastent de façon positive avec des propositions dangereuses comme celles faites dans le syndicat des services publics de limiter les avantages obtenus dans les accords collectifs aux seuls membres des syndicats. Cela montre dans quel état désespérant les débats syndicaux risquent de tomber.

5. Vers une re-nationalisation ?

Les incertitudes stratégiques reflètent les difficultés à cerner ce qui constituera le contexte essentiel à venir de l’action, la construction européenne. Schématiquement on peut retenir trois possibilités fondamentales. En premier lieu, l’Union peut en définitive devenir un grand État-nation avec des institutions unifiées. Si c’était le cas, on peut penser que ces institutions seraient étroitement intégrées et fortement régulatrices, un peu comme les institutions françaises et allemandes[[Kern et Sabel, op. cit. Cette proposition semble défendre le retour au rôle historique des syndicats avant l’organisation à l’échelle nationale de l’économie, voir Bénédicte Zimmermann, La mise en forme d’une catégorie de politiques publiques . le chômage en Allemagne (1871 – 1927), en préparation..

C’est exactement pour ces raisons qu’un tel développement est peu probable dans un avenir proche, dans la mesure où les résistances augmentent dans les élites politiques nationales, dans la mesure également où l’élargissement de l’Union va à l’encontre de son approfondissement. En second lieu, ce qu’on peut appeler une Europe américanisée se profile clairement à l’horizon, au moins à long terme. Elle pourrait être unifiée mais plutôt par la disparition de réglementations et d’agencements nationaux sans qu’ils soient remplacés par des institutions d’ambitions comparables. C’est ce qui semble être la dynamique sous-jacente à la construction actuelle de l’Europe, cependant. Mais plus ce processus progresse ces derniers temps, plus les oppositions deviennent fortes. Fort peu désireux de s’ouvrir pleinement aux exigences du marché mondial et aux effets des tendances à la mondialisation culturelle – sous hégémonie américaine au moins partiellement – et incapables de construire un État et une société européens, de nombreux acteurs politiques et économiques européens sont tentés, et c’est la troisième solution, de revenir à quelques formes de re-nationalisation.

Même s’il faut souligner que les attitudes allemandes par rapport à l’Union européenne restent plus favorables dans tous les groupes sociaux que dans beaucoup d’autres pays d’Europe, la question d’un retour éventuel à une base nationale de l’organisation économique et aux agencements de négociation et de redistribution des revenus comme à quelque chose de praticable et de désirable se pose aussi en Allemagne. Cela dit, il faut reconnaître que les tentatives pour reconstruire des dispositifs nationaux, même si c’est possible, ne peuvent mener très loin sur le plan économique. Les syndicats pourraient contribuer à rendre les entreprises concurrentielles sur le marché mondial, comme cela s’est passé lors de la restructuration de sociétés importantes comme Daimler Benz et Volkswagen grâce à la réduction massive de la force de travail ou des salaires. Et s’il n’y a pas de raisons économiques décisives contre la re-nationalisation il y en a de bonnes sur le plan politique, du moins d’un point de vue allemand.

Contrairement à la France, la nation allemande n’a jamais été le contenant imaginaire d’un espace politique démocratique et libéral. Aussi critiqué ait-il été à l’époque, je pense que Jürgen Habermas avait tout à fait raison quand il portait une appréciation positive sur l’orientation pro-occidentale de la République fédérale après la seconde guerre mondiale, en dépit des tendances à la restauration qu’on pouvait y déceler. Pendant la décennie et demie après 1968, des changements culturels dans le sens d’attitudes politiques plus ouvertes se sont effectivement produits, mais les débats les plus récents ont montré que les libertés étaient établies sur une société profondément conservatrice, potentiellement autoritaire. Il est vrai qu’il serait ridicule de qualifier les institutions de l’Union européenne de démocratiques et le mode d’intégration par la déréglementation exacerbe le besoin de se redonner des bases pour la délibération politique et l’action collective. Aussi difficile et improbable que cela puisse paraître en ce moment, d’un point de vue allemand et dans les conditions actuelles de la mondialisation, il semble bien préférable – et moins anxiogène – de tenter de le faire dans le cadre européen.