Libération le jeudi 12 mai 2005
Pourquoi le débat sur la Constitution européenne prend-il parfois l’allure pathétique du tout ou rien, du combat de la dernière chance, alors qu’on reproche à la formulation de ses articles de n’être pas suffisamment claire et mobilisatrice ? Parce qu’il traduit et révèle un intense sentiment de perte, le deuil d’une époque où la politique «nationale» trouvait des solutions, des compromis.
Les groupes sociaux qui s’apprêtent à voter non sont en majorité ceux qui se vivent comme perdants depuis trente ans. Ils ont subi la destruction des solidarités ouvrières, des filets de sécurité, bref une large précarité vantée sous le nom de flexibilité. La financiarisation, autre nom de la mondialisation, n’a pas seulement fluidifié les capitaux, elle l’a étendue aux salariés eux-mêmes. Reconnaissons que les Etats nations, pas plus que l’Europe, n’ont guère tenté de s’opposer à cette tendance, qu’ils soient de droite ou de gauche : les politiques s’avouent parfois explicitement impuissants ou entendent simplement accompagner ce mouvement ; le politique s’en trouve déconsidéré. L’hostilité vis-à-vis de la Constitution se nourrit de ce scepticisme à l’égard de la politique et d’un ressentiment extrême à l’encontre de la classe politique : peu importe qu’un ensemble politique européen plus cohérent limite les pouvoirs des financiers, ce sont de bien plus vieux comptes qui se règlent ainsi dans cette envie furieuse et mélancolique de dire le mot de Cambronne.
Mais ceux qui parlent le plus fort contre cette Constitution ne sont pas nécessairement les plus laissés-pour-compte (les perdants avérés sont souvent hors jeu politique et risquent de s’abstenir une fois de plus) : ce sont les bataillons du secteur public ou protégés qui craignent de perdre ce qu’ils ont, en particulier une certaine sécurité. D’où une focalisation sur les services publics et sur leur réduction à leur substitut européen, les services «d’intérêt économique général», qui suscite sans doute le plus d’inquiétude. On entend là-dessus et sur le reste, tout et son contraire. L’Europe, qui était critiquée pour sa volonté de régulation tatillonne (slogan antieuropéen classique), se trouve désormais présentée comme la championne de la dérégulation ! La troisième partie serait écrite «dans le marbre» et impossible à changer puisqu’il faut l’unanimité pour une révision, même si l’on oublie que c’était la règle pour tous les traités précédents (la Constitution est encore un hybride juridique interétatique). Dans le même temps, ce qui devrait être considéré comme antilibéral (la solidarité entre les régions par exemple) est taxé de purement verbal. On exprime, par exemple, la crainte de ne pouvoir plus faire fonctionner les services publics français, ou de ne plus pouvoir reprendre la gestion de l’eau en régie, si une collectivité locale le souhaite. Le texte devient tout-puissant, rien ne sera plus possible contre lui et si vous faites remarquer que le flou de certains passages devrait laisser la possibilité à la Cour de justice de Luxembourg de trancher, cela devient encore une preuve de plus de la toute-puissance du texte ! Le premier réflexe est de taxer pareille lecture de malhonnête, d’insuffisante ou biaisée. Erreur, elle dit seulement qu’une bonne partie des citoyens de gauche en France a perdu prise sur la société, qu’ils se sentent impuissants et qu’ils craignent que le peu d’espace et de rêve qui leur restent leur soient définitivement ôtés.
Est-ce par la faute de la Constitution ? Pas vraiment. Ce qui est cruellement en cause, c’est l’impuissance des forces de gauche à faire gagner les salariés et les précaires contre le rouleau compresseur des logiques du capitalisme financier. La vilaine ironie du sort tient à ce que ceux qui portent la parole de tous ceux qui se sentent impuissants, soient encore les partis et les organisations qui ont produit ce triste bilan de la gauche, les mêmes qui ont organisé les défaites successives des forces issues du mouvement ouvrier. Que nous proposent, en effet, le gauchisme trotskiste, le PCF et même Attac ? «Votez non, et demain nous imposerons un nouveau texte.» Et d’élaborer force propositions de Constitution alternative, toutes plus louables les unes que les autres, sans souffler mot néanmoins de leur stratégie pour l’imposer. A ce petit jeu du «yaka», chaque parti, dans chaque pays européen, aurait dû défendre sa Constitution et attendre le déluge pour que l’une d’elles soit sélectionnée. On rivalise d’audace pour proposer un autre texte (que personne n’a écrit d’ailleurs, preuve que le travail de rédaction de la Constitution a constitué un pas en avant considérable) : mais comment parvenir à convaincre ceux qui ne sont pas d’accord ? Comment les amener à négocier, comment faire pour que les Etats nations cèdent certaines de leurs prérogatives par des votes à la majorité comme le prévoit la Constitution ? On se lamente aisément des secteurs qui ne sont pas soumis à la règle de la majorité qualifiée ; on oublie de dire qu’avec Nice, presque tout demeure à l’unanimité.
On oublie que des abandons volontaires de souveraineté, comme ceux que les Conventionnels ont réussi à faire ratifier à l’unanimité des 25 exécutifs des Etats membres, sont des événements historiques qui ne se répètent pas aisément, et qu’à eux seuls, ils valent que l’on vote oui. Si l’on souhaite aller vers une Europe fédérale, évidemment ! Car il y a double jeu et double langage, chez beaucoup des organisations qui prônent le non. Le PCF n’a jamais caché son nationalisme et c’est bien la perte d’influence de la France qui agrège ces hétéroclites tenants du non, même lorsqu’ils ne sont pas souverainistes et se bornent à vouloir «simplement» (on goûtera la modestie de cette exigence !), imposer la laïcité «à la française», la République «à la française» et les services publics «à la française» à tout le continent. La nostalgie du cercle du gaullisme disparu se lit tout aussi aisément à gauche qu’à droite !
La responsabilité des organisations qui prônent le non (à bien distinguer de celle et de ceux qui votent) est redoutable : elles s’apprêtent à encourager ce cri d’impuissance des perdants, pour les laisser perdre à nouveau demain. Car, après le référendum, quel qu’en soit le résultat, aurons-nous pour autant avancé dans l’analyse des rouages du capitalisme financier, mais aussi et surtout dans la construction de dispositifs capables d’en modifier les effets ? En aurons-nous terminé avec le réflexe conservateur qui consiste à défendre les seuls salariés en ignorant les précaires ou les consommateurs ? En aura-t-on fini une bonne fois avec les recettes éculées d’une supposée économie sans marché ? Que le camp du oui fasse attention, lui aussi : se contenter d’un vote conformiste, fataliste et sans projet européen ne vaudrait guère mieux. Si la gauche majoritaire dans 13 pays sur 15 en 1998, n’a pas réussi à infléchir les politiques économiques et s’est contentée de faire l’euro (ce qui est très bien) sans mesurer que nous avions changé d’époque et de type de capitalisme avec, on peut craindre le maintien durable de ce couple infernal : une gauche institutionnelle impuissante quand elle a le pouvoir, et une gauche protestataire incapable d’organiser des luttes et des alliances gagnantes.
Si nous votons oui, c’est parce que chaque occasion de récupérer du pouvoir politique au niveau européen (le seul efficace aujourd’hui) pour réguler l’espace économique, est bonne à prendre, contrairement à ce que disent les perdants impuissants du non. Ce que le non incarne sans doute de pire pour l’avenir, c’est d’accréditer l’idée que l’on a fait avancer la cause antilibérale en fédérant des protestations qui sont autant d’aveux d’impuissance. On sait, depuis le 21 avril 2002, qui tirera les marrons du feu d’une telle confusion populiste. Quelle que soit l’issue du référendum, dès le 30 mai, il faudra nous dire comment on met en oeuvre les rapports de force qui redonneront confiance aux groupes sociaux, qui leur permettront d’augmenter leur puissance d’agir, de peser dans les institutions, bref d’accélérer l’Europe politique dont nous avons et nous aurons de plus en plus besoin.