Qui a intérêt à ce que l’Europe politique ne se réalise pas ? « Europe politique », signifie pour nous un pouvoir politique qui s’exerce sur l’espace européen et structure cette société et ce marché selon des formes politiques adéquates. Cela signifie aussi centralisation de la politique étrangère et de défense, et enfin développement de structures fédérales reliant le centre politique et administratif de l’Europe aux différentes régions qui la composent. Mais cela ne suffit pas: il s’agit en plus de la conscience de l’utilité et de la nécessité de cette unité, et donc de l’effectivité d’un nouveau processus de légitimation politique démocratique – précisément celui de l’Europe politique. Qui donc a intérêt à ce que l’Europe politique ne se réalise pas?
Il est facile de donner une première réponse, le pouvoir impérial des USA ne veut pas de cette unité. Dans la mesure où l’existence d’un marché commun européen constitue pour lui un espace utile de pénétration industrielle, financière et culturelle il considère qu’une Europe politiquement unifiée est un adversaire potentiel. Cela fait vingt ans, c’est-à-dire depuis la première crise pétrolière de 1973, programmée contre le développement politique de l’Europe, que les USA s’opposent à ce que le marché commun européen donne naissance à un pouvoir politique de l’Europe unifiée. Après la chute du Mur de Berlin cette opposition est devenue la préoccupation centrale de la politique americaine.
Mais cette réponse est insuffisante. Les processus de mondialisation, et la pression impériale qui s’ensuit, ne peuvent en effet avoir d’impact que s’ils ont une incidence sur les forces sociales, économiques et politiques constitutives du processus d’unité européenne (en y trouvant une représentation). Quelles sont les forces sociales, économiques, politiques qui, aujourd’hui en Europe, vont dans le sens (et entraînent dans ce sens une volonté de masse) du projet de l’empire américain? Quelles sont les forces qui ont intérêt à ce que l’Europe politique ne se fasse pas? Quelles sont les forces qui s’opposent à la constitution d’un espace politique dénommé Fédération européenne et aux processus de légitimation qui peuvent l’inscrire dans la réalité?
Nota Bene. Il ne s’agit pas de développer ici une théorie du soupçon, et donc une argumentation rhétorique qui impute à une action déterminée (ici, la résistance à l’Europe politique) une coupable responsabilité (ici, la complicité avec la puissance impériale). Il s’agit de poser une question simple et banale en sciences politiques: qui a intérêt et qui n’a pas intérêt à la construction de l’Europe. Reste le fait qu’il existe des coïncidences contradictoires. On peut souligner en particulier le fait que ceux qui sont contre la construction européenne au nom de la défense de l’Etat-nation (et qui, par conséquent, sont encore plus opposés aux processus de mondialisation et à la perspective de l’empire américain), en oeuvrant contre l’idée européenne contribuent à la construction de l’horizon impérial. Même si ils y sont objectivement opposés.
Le premier adversaire de l’Europe politique et le plus important ce sont ces groupes capitalistes qui vivent en « sous-traitants de l’intérêt national ». Ces groupes résistent tout autant à la construction européenne qu’aux processus de mondialisation, – et ils ont une capacité de résistance très forte et idéologiquement structurée, parce qu’ils prétendent représenter non seulement les intérêts économiques mais l’intérêt politique à la reproduction de l’Etat-nation. C’est à travers une longue histoire de pénétration réciproque (et de « pantouflage ») entre entreprise et Etat que ces couches du capitalisme national ont pu se reproduire. Karl Polanyi a montré l’importance déterminante de cette interpénétration entre Etat et capital, non seulement aux origines du développement capitalistique mais surtout dans le processus de construction du Welfare State.
Et par conséquent, ces couches capitaliste entraînent politiquement dans leur sillage toute une série de corporations, ouvrières et syndicales, nationales. Celles-ci constituent la deuxième strate de résistance forte à l’Europe politique. Une résistance particulièrement efficace. Ces corporations ouvrières se prétendent en effet – comme elles le furent en d’autres temps – encore porteuses de l’intérêt général (que ce soit en concomitance ou en opposition avec leurs patrons).
La résistance de ces groupes est décuplée par l’opacité des processus de constitution politique de l’Europe actuellement en acte pour ce qui est des exigences démocratiques – et surtout par le fait que celle-ci est apparue jusqu’ici en tant que locomotive de la logique libérale du marché. Une exigence de démocratie interfère donc dans cette résistance, à côté de la logique brutale des capitalistes nationaux : il semble que la démocratie, et surtout la démocratie du Welfare, ne puisse vivre qu’à l’intérieur de l’Etat-nation. Europe et mondialisation deviennent le grand Satan.
Y a-t-il par contre d’autres catégories de la population qui ont intérêt à ce que l’Europe se fasse?
Il est plus difficile de répondre à cette question. Il y a en effet beaucoup d’entreprises européennes qui se sont restructurées dans l’espace multinational, européen et/ou mondial, et qui ont par conséquent modifié leur figure productive et financière. Ce processus de transformation s’est développé intensément de la fin des années 70 à aujourd’hui. Il a connu deux très fortes impulsions successives : la première avec l’entrée sur le marché des pays latino-américains et asiatiques, donc avec la réorganisation post-coloniale définitive du marché mondial; la seconde avec la fin de la mise à l’écart du marché mondial de l’espace soviétique. Mais cet intérêt à la construction européenne n’est pas univoque : l’industrie multinationale européenne ne voit pas dans la construction de l’Europe la condition exclusive de son propre développement. Elle a appris à louvoyer entre marché mondial en tant que réalité actuelle et l’éventualité d’une Europe politique. Nous sommes bien loin de ces situations historiques dans lesquelles, par exemple, le capitalisme allemand ou japonais voulurent l’unité nationale ou la restructuration moderne de l’Etat (y compris en acceptant des compromis avec la caste féodale qui s’opposait à leurs projets) comme base du développement. Pour les forces du capitalisme multinational européen, la construction de l’Europe politique aujourd’hui constitue plus un mieux qu’une condition absolue.
Les couches de la bourgeoisie technocrate et intellectuelle qui font partie de l’administration des Etats-nations européens constituent une seconde catégorie de population qui a intérêt à l’Europe politique. Elles se rendent compte du cours irréversible de la mondialisation, et donc des difficultés qui s’opposent à la reproduction de l’Etat-nation dans ces conditions. Elles considèrent donc l’unité politique européenne comme un terrain de transfert (et de consolidation) du privilège technocratique et administratif. Ces couches sociales tremblent à l’idée de devoir se confronter à la mondialisation, elles voient se définir pour elles dans la constitution de l’Empire un destin de vassalité, elles préfèrent donc l’Europe politique. Mais là aussi, l’aspiration à l’Europe politique reste, quoiqu’il en soit, précaire: elle émerge d’une situation de subordination, quand elle n’est pas tout simplement parasitaire, en regard des lignes directrices de développement du capitalisme. Les groupes de l’intelligentsia et de l’administration dont nous parlons, entraînent toutefois avec eux dans leur européanisme perplexe de larges couches de ce qu’il est convenu d’appeler, « classes moyennes ». Mais à ce propos il est bon de souligner que, dans les sociétés actuelles, « classes moyennes » devient un concept de plus en plus indéfini et imprécis; la révolution technologique (et les conséquences sociales qui l’accompagnent) déstabilise et fait en effet éclater ces groupes sociaux désignés comme un tout sous le paradigme de « classes moyennes » ; ils se diluent souvent dans la nouvelle composition du travail dépendant (immatériel et indépendant) du régime post-fordiste. Comme Christian Marazzi l’a amplement démontré, il n’est pas cohérent de prétendre que ces groupes sociaux puissent avoir un comportement politique univoque, si – pour définir la tendance – on se base sur la matérialité de leurs intérêts actuels et non sur l’image idéologique fruste et obsolète qu’ils ont eu d’eux-mêmes.
N’y a-t-il donc aucune force sociale en Europe qui ait radicalement intérêt à la construction de l’Europe politique?
Notre réponse est: qu’il y a des forces sociales qui ont un intérêt fort et croissant à la construction de l’Europe politique. Ces forces sont celles qui constituent le prolétariat européen du post-fordisme.
Pour démontrer cette thèse il va nous falloir faire un petit détour, en abordant brièvement (infra 4) la thématique de la transformation du mode de production en liaison avec les nouvelles formes de régulation étatiques ; (infra 5) la thématique de la recomposition des luttes prolétariennes au niveau européen; (infra 6) enfin nous chercherons à comprendre quel type d’intérêt doit porter le nouveau prolétariat à la construction de l’Europe.
La forme de l’Etat (c’est à dire de l’organisation du pouvoir souverain) est toujours en relation étroite avec la forme de la mobilisation, de l’organisation et de la division du travail.
A l’heure actuelle le passage du fordisme au post-fordisme, qui est directement lié à l’organisation de la force de travail, implique de profondes modifications du mode de production: elles ne sont cependant pas telles qu’elles puissent mettre en question sa nature capitaliste. Au contraire, ces modifications intensifient la nature capitaliste du mode de production. Nous nous trouvons au sein d’un processus de restructuration qui allonge démesurément la durée de la journée de travail et élargit au-delà de toute limite le champ de l’exploitation. La subsumption de la force de travail globale dans le mode de production capitalistique est tout à la fois intensive et extensive: intensive parce qu’elle transforme toute la journée vécue en journée de travail en mobilisant la force de travail sur toute sa durée; extensive parce qu’elle s’étend à toutes les composantes de la société y compris les moindres interstices et intègre dans le cycle de production le plus petit segment de la surface de la planète. On a pu parler à juste titre, pour définir la transformation actuelle du mode de production capitalistique, d’une nouvelle phase d’« accumulation primitive » à l’échelle mondiale (Gomez).
Du point de vue de la régulation, la mondialisation du mode de production capitaliste, a pour conséquence le fait que le contrôle, dans ses nouvelles dimensions, échappe à l’Etat-nation cantonné dans ses limites territoriales; lui échappe justement ce qui le fait exister en tant que souveraineté. Mais, comme le capitalisme, bien éloigné des fables du « marché libre et s’autodéterminant lui-même » qu’il prétend affectionner, abhorre le vide de régulation, et même, ne pourrait vivre sans régulation (Max Weber, Karl Polanyi, etc.), – il est donc obligé de se donner une nouvelle source de pouvoir, de droit et donc de régulation. Nous appelons Empire cette nouvelle forme de souveraineté.
Cette tendance une fois posée comme hypothèse, notre problème sera de comprendre comment se situe la force de travail dans cette nouvelle régulation. Ou mieux, comment la subjectivité du nouveau prolétariat agit à l’intérieur même des formes du commandement capitaliste restructurées sur l’espace mondial. Il ne faudra jamais oublier en effet que, le rapport du capital étant un rapport contradictoire, en même temps que le mode de production capitaliste et la nouvelle organisation du travail se diffusent de manière universelle se diffusent aussi la résistance et la lutte de la force de travail dans l’espace mondial de l’exploitation.
Espace mondial: le mot est lâché. De là découlent en effet tous les concepts qui désignent les comportements et la nature du nouveau prolétariat. Un prolétariat déterritorialisé et/ou dématérialisé, attiré en tant que tel dans la nouvelle circulation productive globale de la plus-value. Harvey a montré de manière tout à fait juste les types de rapports spatiaux inclus dans la nouvelle figure de l’exploitation : en extensivité la production post-fordiste se diffuse spatialement par « réseaux » et « just in time »; en intensivité la production revêt de plus en plus un caractère intellectuel, immatériel et communicationnel (Lazzarato, Negri, Virno etc.). La vieille classe ouvrière fordiste devient largement minoritaire au sein du nouveau prolétariat et n’est plus capable – si elle n’est pas recomposée politiquement avec d’autres strates – de représenter l’intérêt général.
D’autre part, comme le rappelle cependant Schumpeter, “si le succès du système capitaliste est tel qu’il empêche que la crise économique le ronge et le détruise par son seul impact”, il est également vrai que « ce succès même mine les institutions sociales qui protègent le développement capitaliste et crée inévitablement des conditions qui en rendent la reproduction impossible ». Donc: flexibilité temporelle et mobilité spatiale, dans la mesure où sont elles sont intégrées par le nouveau prolétariat, peuvent devenir des éléments de déstabilisation du développement capitaliste et apparaître comme des forces qui en liquident progressivement la capacité de contrôle; intellectualité et immatérialité de la force de travail productive peuvent devenir des puissances de liberté, qui attaquent la volonté capitaliste de commandement. La nouvelle qualité de la force de travail provoque de toutes façons la crise des institutions sociales qui protègent le capital. Au rythme mondial de l’exploitation et de l’accumulation capitaliste commence à s’opposer un sujet subversif (dont nous faisons l’hypothèse, une sorte de fantôme) qui agit sur cet espace de mobilité et de flexibilité tout entier. « Une puissance énorme » – comme l’a appelée Marx dans les Grundrisse, dans quelques pages prophétiques.
Faisons le point et raisonnons maintenant différemment.
Si nous voulions nous en tenir à cette description tendancielle de la genèse du nouveau prolétariat et jugions utile d’y faire correspondre à titre d’hypothèse des formes de l’Etat, nous ne trouverions pas de réponse à la question posée précédemment (existe-t-il des forces sociales qui ont intérêt à l’Europe politique?) et encore moins de confirmation à la réponse hypothétique que nous avons ébauchée (il existe un nouveau prolétariat qui veut l’Europe politique). En effet, loin de penser l’Europe politique, ce nouveau prolétariat – de plus en plus immatériel et de plus en plus immergé dans des réseaux mobiles universels – semble se couler dans le moule de la mondialisation (même de manière antagonique). Et il semble même, à sa manière – mobilité, flexibilité, mais aussi nomadisme, « marronage », etc. – anticiper directement les orientations du capital multinational et les pousser vers des formes politiques de mondialisation. « Le prolétariat n’a pas de patrie » , disait-o_u autrefois; aujourd’hui ce mot d’ordre utopique a donné naissance à une pratique adéquate. Le travail intellectuel s’échange et coopère dans les réseaux immatériels; le travail matériel s’agglutine autour des métropoles ou se presse sur les frontières des Etats post-modernes, se concentre dans les mégalopoles agressives aux confins des USA, de l’Europe et du Japon. Si nous considérons du point de vue statistique les migrations internationales, nous restons stupéfaits devant la puissance quasi irrésistible du désir de se libérer de toutes les anciennes territorialisations, de tous ces épouvantables systèmes d’exploitation archaïques, qui accompagne les grands mouvements de population à la surface de la planète. Et ils sont tristes, quand ils ne sont pas comiques, les argumentaires qui opposent à ces migrations, à ces mobilités endémiques les vieux Etatsnations, réactionnaires par essence, lâches par vocation, et aujourd’hui inévitablement fascistes devant cette réalité! Ceci dit, il faut toutefois souligner que, vue dans cette perspective, notre hypothèse qu’un nouveau prolétariat européen, à la hauteur du post-fordisme, ait intérêt à une Europe politique, ne tient pas.
Mais il existe d’autres points de vue qui peuvent nous permettre de considérer qu’il y a un intérêt éventuel du nouveau prolétariat européen pour l’Europe – en partant non pas tellement de sa composition technique (c’est-à-dire de la position qu’il occupe dans le nouveau cycle de l’organisation du travail) mais plutôt de sa composition politique (c’est à dire de l’ensemble des comportements et des désirs qui peuvent dessiner un sujet politique).
Certes, un discours sur la composition politique du nouveau prolétariat est aujourd’hui extrêmement difficile. Autrefois, quand le socialisme était omniprésent dans les masses et que le « mouvement ouvrier » campait solidement sur la scène politique, quand on parlait de « composition politique » on savait de quoi il était question. On pouvait partager ou pas les idéologies et les hégémonies qui s’étaient implantées dans le prolétariat ou qui y subsistent encore – mais quoiqu’il en soit on ne pouvait en faire abstraction. Aujourd’hui le socialisme est en net déclin, quand il n’a pas disparu, en tant qu’idéologie hégémonique. Et ces quelques composantes du socialisme qui subsistent encore dans la composition politique du nouveau prolétariat sont davantage des stratifications géologiques que des éléments porteurs d’avenir. Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel c’est au contraire de s’emparer du nouveau, de saisir des désirs et des comportements, irréductibles peut-être au socialisme, mais agissants.
Mais comment percevoir ce nouveau? Comment le mettre en évidence de manière à ce qu’il soit possible de saisir les dispositifs réels de production de subjectivité?
Le seul élément de référence sur lequel nous puissions nous appuyer pour avancer sur ce terrain, ce sont les luttes.
Certes, les nouvelles luttes sont déterminées en premier lieu par la composition technique, ce sont des luttes spontanées, des ripostes immédiates aux problèmes du salaire et aux difficultés économiques du nouveau prolétariat. Elles ouvrent cependant les portes de la subjectivité, et offrent aux analystes (et aux groupes de militants les plus avancés) la possibilité de les franchir. Donc, c’est sur les luttes qu’il nous faut porter notre attention si nous voulons comprendre la crise qui se joue au sein du rapport composition technique/composition politique du prolétariat et les figures et les orientations selon lesquelles se manifestent la tendance et son mouvement de constitution.
Mais la phénoménologie des luttes, elle aussi, a changé. Ce qui signifie que, une fois dissipées l’idéologie socialiste et les formes d’organisation qui la concrétisaient, les luttes de classes se présentent aujourd’hui de manière éparpillée, et – à première vue – irréductibles à un dénominateur commun. Ce que l’on identifiait autrefois comme un « cycle de luttes », c’est-à-dire la communication et la circulation des objectifs et des formes de lutte, tant à l’intérieur des différents pays qu’au niveau international, semble aujourd’hui avoir épuisé sa capacité de référence. Le dernier grand cycle de luttes offensives, qui amène à l’extinction du modèle fordiste d’organisation du travail, est sans aucun doute celui des années 60, qui se prolonge dans certains pays jusqu’à la moitié des années 70: on y trouvait réunis les effets de crise de l’organisation d’après-guerre de l’économie, l’ensemble des luttes anti-impérialistes et les luttes du prolétariat (ancien et nouveau) des pays capitalistes avancés. Et après? Après c’est la fluidification mondiale de la régulation capitaliste, la capacité capitaliste d’intervention systématique dans l’isolement des luttes qui s’affirme: en somme, le capital, avec une énorme capacité d’anticipation, bloque toute possibilité de reconstruction du cycle des luttes au niveau international – et fonde sur ce blocage la restructuration actuelle de sa domination.
Mais est-ce vraiment la fin de l’histoire? La lutte des classes a-t-elle vraiment fini d’être le moteur des transformations historiques du monde capitaliste?
Ce n’est pas ce qui nous semble. Si aujourd’hui il est impossible d’identifier des cycles de luttes de classes au niveau international, et même s’il faut reconnaître la capacité d’anticipation capitaliste dans la régulation systémique des processus de transformation, reste le fait que la lutte des classes se présente de manière continue, sous des formes éparpillées, séparées, locales, et pourtant avec une forte intensité et une grande radicalité. Il semble presque que ce que les luttes perdent comme force de transmission d’objectifs et comme incidence sur le cycle global du contrôle capitaliste, elles le gagnent en radicalité d’objectifs, implantation locale et articulation politique.
Prenons comme exemples un certain nombre de luttes de classes des années 90: la révolte de Los Angeles, l’insurrection des Chiapas, les luttes françaises de décembre 95. L’assymétrie de ces luttes, quand on les confronte les unes aux autres, est hors de discussion et ne vaut même pas la peine d’être soulignée. Il est évident qu’elles ne préfigurent pas un cycle commun. Mais il y a quelque chose qui les rend malgré tout semblables: c’est la transformation du local en problème politique. A Los Angeles le problème des émeutiers et des bandes est celui de la réappropriation de la ville, contre la mondialisation immédiate du territoire et son organisation répressive (Mike Davis, Michael Dear). Dans les Chiapas l’objectif de l’action insurrectionnelle est tourné vers la constitution d’un contre-pouvoir indigène contre l’accélération de l’intégration répressive des nations mexicaines dans le grand marché nord-américain. En France, le thème fondamental de la lutte c’est la réappropriation de l’administration, la résistance au néo-libéralisme mondialisant et la constitution d’un nouvel espace public démocratique. En somme, dans chaque cas, la caractéristique centrale est la recherche du politique en tant que radicalité et irréversibilité, en tant que réappropriation et alternative: dans chaque cas, les luttes se présentent avec des caractères constituants.
Luttes constituantes – cela signifie recherche d’un espace et d’un temps adéquats quant à la possibilité et au succès des luttes. Luttes constituantes – cela signifie tentative de réappropriation démocratique de l’espace public. La défaite qu’ont connu les luttes du cycle des années 60-70 (luttes au sein du fordisme et contre lui) a scellé la disparition de l’espace politique adéquat à l’expression politique de l’ouvrier-masse fordiste et n’a ouvert aucune perspective pour le prolétariat post-fordiste. La qualité constituante des luttes concerne donc aujourd’hui avant tout l’élaboration et la gestion d’un nouveau dispositif d’agencement entre composition technique et composition politique d u nouveau prolétariat. La qualité nouvelle du désir de transformation qui est organiquement inhérent à la nouvelle composition technique, doit aujourd’hui constituer matériellement le paradigme politique du « possible ».
En posant ces thématiques, nous sommes insensiblement revenus au problème du rapport entre la composition technique et la composition politique du prolétariat d’aujourd’hui, c’est-à-dire du passage de la première à la seconde. Ce qui signifie que, si la composition technique du nouveau prolétariat le pousse à se définir en tant que flexibilité et mobilité, en tant qu’immatérialité et coopération, le mouvement politique met l’accent sur ces éléments, tentant de rendre politiquement efficaces cette mobilité et cette flexibilité mêmes, en tentant de trouver une localisation spécifique de la puissance qu’exprime le nouveau prolétariat. La détermination constituante du politique est une opération matérielle : elle vise à mettre en place les conditions de l’expression d’une nouvelle conscience de classe. Une conscience de classe à même de concrétiser le grand désir de réappropriation des nouvelles conditions productives du capital socialisé ne pourra donner naissance à un projet politique que dans un espace déterminé.
En Europe les luttes sont à la recherche d’un espace adéquat à la puissance de la nouvelle constitution du prolétariat, donc à la recherche d’un espace suffisant et efficient, dans le processus de construction d’une subjectivité révolutionnaire capable de s’opposer à la mondialisation – non pas à la mondialisation en tant que telle mais au sens libéral et répressif qu’elle a prise dans l’anticipation capitaliste du cycle. L’Europe politique peut constituer une médiation adéquate entre mondialisation et localisation, entre mondialisation du pouvoir capitaliste et localisation de la résistance prolétarienne.
La détermination européenne est donc constitutive: il ne s’agit pas de s’attacher à un fétichisme géographique, il n’y a pas une « petite Europe » (France et Allemagne) à préférer à une « grande Europe » (de l’Atlantique à l’Oural); il ne peut s’agir que d’un espace qui permette une réappropriation démocratique de l’administration, à partir d’une capacité de résistance au commandement impérial du libéralisme. L’Europe n’existe pas en tant que telle, elle doit être construite par les luttes du nouveau prolétariat.
Mais, et il faut insister là-dessus, les luttes de nouveau prolétariat seront constitutives d’un espace politique européen, dans la mesure même où elles détruiront des filières imperiales/libérales de la domination capitaliste.
Tant qu’on ne concevra pas l’Europe en termes de lutte de classes, elle restera une « grande illusion » de petites couches du capitalisme et de l’intelligentsia technocratique. Seules les luttes du nouveau prolétariat peuvent rendre réels l’idée et l’espace européens – c’est-à-dire les définir, et tout en les constituant détruire l’implantation, qu’elle soit vassalisée, ou bien impériale, des petits et grands Etats nationaux européens et de leur union économico-libérale.
Nous sommes donc pour l’Europe et contre l’Europe. Nous sommes pour l’Europe comme seul lieu sur lequel puisse se constituer un potentiel de luttes et de pratiques d’appropriation démocratique de l’administration qui, en se fondant sur la nouvelle composition de classes des exploités, attaque la domination impériale au niveau mondial. Nous sommes contre l’Europe dans la mesure où les groupes dirigeants du capital multinational veulent en faire un simple point de passage dans le processus d’accumulation mondiale.
Le problème est donc d’anticiper sur l’Europe des capitalistes et des technocrates. De construire un projet européen qui s’étende sur le réseau des luttes, qui coordonne les luttes en tant que moments d’une organisation coopérante de projets de réappropriation démocratique de l’administration. Il y a de nouveaux critères de Maastricht à proposer : critères de convergence des luttes et des objectifs, salariaux, fiscaux, monétaires, sociaux, du nouveau prolétariat. Pour sortir de l’utopie de la résistance à la mondialisation libérale, il faut définir des espaces non utopiques, des espaces locaux, sur lesquels la résistance puisse devenir efficace – efficace parce qu’en adéquation avec la masse des populations, des désirs, des luttes qu’elle exprime.
L’Europe est le seul espace adéquat aux luttes du nouveau prolétariat européen pour se libérer du capitalisme. Voilà donc qui a intérêt à l’Europe politique.