1. Le Parti contre les mouvements
Deux ans après le début de la “révolution italienne”, il est sans doute possible d’en tirer un premier bilan. Dans l’état actuel des choses, l’important n’est pas de considérer cette “révolution” comme l’expression directe d’une transformation sociale ou, au contraire, comme une simple mystification capitaliste des conflits. Il faut par contre remarquer que l’Italie se présente encore une fois comme un véritable laboratoire politique, dans lequel se détachent deux dynamiques propres aux politiques post-fordistes, qui se manifestent d’ailleurs dans la plupart des pays capitalistes avancés. Nous pensons en particulier à la crise irréversible des partis fordistes et keynésiens et à la nouvelle constitution médiatique de la représentation politique.
Dans ce cadre général, la gauche et la droite subissent des transformations profondes et substantielles : en effet, en Italie, depuis plusieurs années, un débat est en cours sur la définition et la pertinence même de ces catégories[[Cfr le texte de N. Bobbio, Destra e sinistra. Ragioni e significati di una distinzione politica, Turin, Donzelli Ed., 1994, qui contient une très riche bibliographie sur le sujet.. Nous ne pouvons pas ici discuter d’une manière adéquate tous les éléments concernant ce débat, ce qui serait sans doute préalable à toute analyse approfondie. Ce qui nous intéresse avant tout, en admettant le sens de la distinction traditionnelle, c’est plutôt de montrer comment la gauche est restée fidèle aux formes politiques fordistes, tandis que la droite a su transformer profondément ses dynamiques : le parti de gauche contre la droite en mouvement.
Contrairement à ce que la plupart des écoles d’économie politiques, de gauche en particulier, affirment à ce sujet, la crise du fordisme et du Welfare-State, dans les années ’70, est déterminée par des dynamiques subjectives plutôt que par le développement interne et objectif du mode de production[[Cfr. G. Cocco et C. Vercellone, “Les paradigmes sociaux du post-fordisme”, Futur Antérieur n° 4, 1990; G. Cocco et M. Lazzarato, “Au-delà du Welfare State”, Futur Antérieur n° 15, 1993.. Nous faisons référence aux conflits industriels de l’OS (ouvrier-masse) et aux nouveaux mouvements sociaux qui les ont suivis (mouvements écologistes, mouvements des femmes et des étudiants). Les configurations institutionnelles et les équilibres politiques des différents pays capitalistes, dans les années ’80, ont été déterminées par la réponse étatique à cette émergence subjective. Chaque parti, de gauche ou de droite, comme chaque secteur de la classe politique, nationale et internationale, a fourni une réponse spécifique a ce problème.
La gauche italienne, en particulier, surtout à partir de 1973, a adopté une ligne de conduite essentiellement conservatrice face à l’émergence des mouvements sociaux ; contrairement à d’autres partis de la gauche européenne, le PCI a rarement mis à disposition ses structures pour les militants des mouvements, et, au même titre, il a empêché toute ” contamination “, en son sein, de la part de ces mêmes mouvements. Au contraire, il a essayé d’en subsumer les énergies dans ses structures organisationnelles et idéologiques, afin de les utiliser pour ses propres buts politiques.
Sans se référer aux événements des années ’70 (et notamment au conflit ouvert entre le PCI et les organisations de la gauche extraparlementaire), il sera suffisant de rappeler quelques exemples et tout d’abord celui du mouvement écologiste, qui a connu un développement assez important au début des années ’80, tant du point de vue de la militance que du point de vue de sa diffusion dans l’opinion publique. Devant cette expansion, le PCI a suivi deux stratégies parallèles. D’un côté, il a construit sa propre organisation écologique (La Lega per l’Ambiente) ; de l’autre, face à la naissance d’une organisation écologiste autonome, sur l’exemple des Verts allemands, il a réussi, après plusieurs années, à l’intégrer dans sa propre orbite politique.
Un autre exemple est constitué par l’attitude du PCI vis-à-vis du mouvement universitaire de la Panthère (1989-1990). Après avoir soutenu l’occupation des Universités contre le projet de réforme proposé par le gouvernement socialiste et chrétien-démocrate, le PCI a par la suite traité de manière autonome, avec le gouvernement, une modification du projet qui ne tenait pas compte des propositions des étudiants. De cette manière, à travers la FGCI (Jeunes Communistes), il a voulu imposer cette modification au mouvement, en déterminant ainsi sa rupture politique.
2. Après Yalta : la fin du “compromis historique”
Pour analyser l’actuelle situation italienne, il ne faut pas, entre autres, oublier l’importance géopolitique de l’effondrement des pays de l’Est en 1989. On sait que les équilibres politiques de la régulation fordiste dans l’Italie de l’après-guerre ont été surdéterminés par les accords de Yalta. Dans ce cadre, le fonctionnement du système politique était réglé par un compromis entre la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste. La première détenait le monopole du gouvernement, tandis que le second détenait celui de l’opposition sociale : cette complémentarité (Consociativismo) entre en crise après la chute du mur de Berlin.
Dans les années ’80, le PCI affronte une modification culturelle profonde ; ses intellectuels abandonnent le marxisme orthodoxe pour adhérer aux nouvelles tendances philosophiques d’origine anglo-saxonne : individualisme méthodologique, néo-contractualisme, néo-utilitarisme. Entre-temps, la propagande du Parti et sa base militante restent fidèles aux valeurs du labourisme fordiste. A partir de là, on peut comprendre les ambiguïtés du ” virage ” (svolta) proposé par le secrétaire A. Occhetto en novembre 1989, entre les événements de la place Tian An Men et la chute du Mur.
Le PCI a en effet été le seul parti communiste européen à n’avoir pas subi passivement le bouleversement provoqué par les révolutions contre le socialisme réel. Il a été aussi le premier parti italien à présager les enjeux de la transformation déterminés par la fin de l’ordre de Yalta dans le contexte du système politique. Mais au cours du XIXe Congrès du Parti à Bologne (février 1990)[[C’est dans ce congrès que le PCI modifie son nom en devenant Partito Democratico della Sinistra ( PDS ), et en déterminant ainsi la scission des “durs et purs” de Rifondazione Comunista., le débat sur le ” virage “, largement idéologique, n’arrive pas à conjuguer les transformations du système politique avec les dynamiques structurelles, subjectives et de composition de classe. La déclamation du ” nouveau ” reste un simple slogan, tandis que l’ancien groupe dirigeant, en alliance avec les ” nouveaux ” intellectuels, conserve son contrôle sur les structures du Parti et sur l’ensemble de la gauche[[Cfr les articles de I. Dominijanni et A. Colombo dans Il cerchio quadrato, supplément au Manifesto du 15/6/94..
Le programme adopté par le PDS est ainsi un mélange éclectique de réformisme social-démocratique et de libéralisme utilitariste, caractérisé par l’acceptation
inconditionnée des contraintes économiques du Nouvel Ordre Mondial et par le défaut d’attention vis-à-vis de toute subjectivité sociale, ancienne et nouvelle (mise à part la grande entreprise). Le terrain de l’initiative politique du parti est défini par le binôme normes/développement, dans un horizon strictement étatique.
Le PDS, confronté dans l’Italie du Nord à la croissance de la Ligue Lombarde, mouvement qui se situe bien au-delà de l’opposition gauche/droite, n’arrive pas à comprendre l’efficacité du lien exprimé de façon ambiguë par la Ligue, entre revendications néo-ethniques et pulsions anti-étatiques (celles-ci provenant directement de l’antagonisme social des années ’70)[[Cfr l’article de Cocco – Lazzarato, op. cit; et celui de G. Ballarino et I. Moresco, “Lega Lombarda. Il partito nella crisi della rappresentanza”, dans Riff-Raff, Padoue, avril 1993.. Face à cette nouvelle réalité, le parti ne fait rien d’autre que récupérer les anciennes identités, en accusant la Ligue de fascisme et en écartant, a priori, toute possibilité d’alliance avec elle.
La seule réponse concrète du PDS au bouleversement du panorama politique et à la demande de changement populaire est représentée par le soutien complet à l’opération Mains propres (février 1992), menée par la magistrature milanaise contre les partis au gouvernement. Le groupe dirigeant du PDS s’en remet à elle sans hésitation, en attendant que les clefs du pouvoir lui soient offertes par l’action des juges.
Dans l’impasse globale de la gauche italienne du début des années ’90, la droite accomplit une véritable “révolution culturelle “. Elle s’approprie de nouveaux désirs subjectifs, de l’auto-entreprenariat et de la performance, sédimentés par les mouvements sociaux, molaires et moléculaires, en les réduisant à la dimension individuelle. Le paradoxe est constitué par le fait que la droite italienne devient hégémonique, comme elle ne l’avait jamais été depuis 1945, juste au moment où le modèle néo-libéral entre en crise dans les pays qui l’avait imposé au niveau mondial : les États-Unis et l’Angleterre.
L’attentisme et l’aphasie du PDS, et de la gauche en général, sont confirmés par la victoire aux élections administratives d’octobre 1993. Cette victoire est déterminée, dans la plupart des villes, par la popularité des différents candidats, parmi lesquels se trouvaient des personnages (L. Orlando, M. Cacciari) ne provenant pas de l’ancien PCI. Mais cette situation échappe à l’analyse du PDS, qui croit plutôt à un large consensus attribué à la nouvelle alliance électorale des Progressistes. De la même manière, on ne s’aperçoit pas de la lourde défaite de la gauche à Milan, ville qu’elle administrait depuis vingt ans et qui a souvent représenté un laboratoire politique pour l’ensemble du pays. Ici, le candidat progressiste, N. Dalla Chiesa, est battu, même dans les quartiers ouvriers de la ville, par le candidat de la Ligue, l’insignifiant M. Formentini. Tout en confirmant sa position subalterne à l’idéologie de droite, le PDS soutient le gouvernement libéraliste de C. A Ciampi, ancien directeur de la Banque d’Italie.
3.1994 : un ” nouveau ” mouvement
A la veille des élections politiques de mars 1994, la gauche se présente divisée, tant du point de vue de l’organisation que de celui de l’idéologie. Nous avons affaire à trois segments différents : 1) l’alliance entre le PDS, les autres petits partis ” progressistes “, la Presse, secteurs du gouvernement de Ciampi, et une bonne partie de la grande entreprise, tous unis sur le programme à la fois étatique et libéral du PDS ; 2) l’alliance entre Réfondazione Comunista, une partie des syndicats et la majorité de l’autonomie[[Cfr art731 de B. Caccia et L. Casarini publiée dans ce même numéro de Futur Antérieur: rub249.. Cette alliance, minoritaire et idéologiquement encore liée à un marxisme-lénisme résiduel, est néanmoins très présente, avec ses militants, dans les grandes villes du pays ; 3) un réseau très large d’associationnisme de base, qui comprend, des mouvements féministes, des groupes d’étudiants, une partie de l’autonomie, des associations culturelles et de volontariat d’inspiration écologiste ou catholique. Les idéologies communautaires, post-libérales et néo-marxistes qui caractérisent ce segment, sont souvent assez confuses : cela, entre autres, limite ses possibilités autonomes d’expression.
Une telle fragmentation rend problématique une cohésion hégémonique de la gauche, tant dans une perspective d’organisation horizontale des rapports politiques que dans une perspective verticale. Dans la première, la gauche est incapable de créer un tissu subjectif suffisamment cohérent et expansif, le seul en mesure d’envisager un renouvellement du Welfare State plutôt que sa destruction néo-libérale. Dans la seconde, la gauche est incapable de créer une communication biunivoque entre la base et le sommet, et de réaliser ainsi des centres d’initiative politiques et de programme adéquats aux nouvelles formes médiatiques de la représentation.
Du côté de la droite, S. Berlusconi réussit, en quelques mois, à constituer un rassemblement qui est à la fois un parti et un mouvement[[Cfr A. Abruzzese, Elogio del tempo nuovo. Perché Berlusconi ha vinto, Costa e Nolan, Genova, 1994.. Pour utiliser une terminologie wébérienne, on peut dire qu’il accomplit une opération “rationnelle” et “charismatique”. L’opération rationnelle consiste à unir, autour de son groupe dirigeant personnel, provenant directement de ses entreprises télévisuelles et publicitaires, des segments politiques très divers : 1) le personnel des anciens partis du centre (DC et PSI) qui a survécu à l’opération ” Mains propres “; 2) la structure d’organisation du MSI (le parti néo-fasciste), limitée quant au nombre de militants, mais très répandue au niveau national et bien enracinée à Rome et dans le Sud ; 3 ) la Ligue Lombarde ; 4 ) les soi-disants radicaux de gauche de M. Pannella.
L’opération charismatique consiste à fournir une image médiatique de sa personne et de son mouvement, capable de synthétiser définitivement les nouvelles pulsions subjectives dont nous avons parlé auparavant. Cette synthèse se constitue sans doute sur le terrain de la continuité de l’État capitaliste, mais, en même temps, sur le nouveau terrain de la définition médiatique de la subjectivité[[Cfr M. Lazzarato, art727, dans ce même numéro de Futur Antérieur: rub249..
Il semble que le projet de Berlusconi puisse tenir ses promesses, en représentant le Thermidor de la ” révolution italienne “. “Forza Italia” se présente désormais comme la nouvelle DC, c’est-à-dire en tant que parti-État, avec un contrôle et un monopole globaux (mais pas “autoritaires ” dans le sens fasciste du terme) sur les institutions. Cependant il y a une différence par rapport à la situation précédente : le nouveau centre peut en effet renoncer au compromis avec la gauche institutionnelle. Cela marque définitivement la fin du groupe dirigeant de l’ancien PCI, toujours proche du modèle fordiste et des rapports géopolitiques de force de Yalta. A notre avis, la continuation de l’hégémonie idéologique et politique de ce groupe sur l’ensemble de la gauche italienne représente le premier obstacle pour une réelle alternative au projet néo-capitaliste de Berlusconi. Cette alternative pourra se concrétiser à condition de rassembler les forces de la gauche italienne dans les deux directions (horizontale et verticale) dont nous avons discuté auparavant. Si les militants et les structures de base de la gauche sont en mesure de parcourir radicalement ces deux voies, le laboratoire politique italien pourra nous étonner une fois de plus.