L’exclusion serait la nouvelle question sociale : celle qui engage le social dans son ensemble, pose le problème de sa cohésion non plus tant en termes d’intégration globale, mais d’insertion ponctuelle, d’insertion des exclus – c’est-à-dire de résorption des processus de désocialisation qui portent, dans nos sociétés, certaines formes d’individualisation à un niveau défini comme socialement pathologique.
C’est donc à titre de concept sociologique que l’exclusion envahit l’espace discursif. Plus exactement, sa fonction de maître-mot témoigne du statut normatif dont le discours sociologique se trouve actuellement affecté. Parler d’exclusion économique – « chômage d’exclusion » – ou d’exclusion politique – « citoyenneté exclue » – c’est admettre implicitement que le social est le niveau de détermination de phénomènes qui s’avèrent au niveau politique et économique. A partir de là, on peut légitimement se demander si le vocabulaire de l’exclusion, en tant qu’il captive l’analyse, ne joue pas toujours déjà comme une occultation de procédures plus réelles d’exploitation et de domination. En deçà, une objection plus radicale se profile, qui tend à interpréter la prévalence de la conceptualisation sociale comme euphémisation souterraine, désimplication masquée par une implication de surface dans une dénonciation qui, en s’instituant, voile dans le même temps les ressorts de la réalité qu’elle dénonce.
L’extension aberrante du thème de l’exclusion dans le champ politique, au cours des toutes dernières années, suffirait à elle seule à confirmer cette disposition critique. En rester là, ce serait pourtant s’interdire de comprendre les articulations d’un discours qui, en vertu de son extension, dit certainement plus et autre chose que la réalité objective qu’il cherche à nommer. La question n’est d’ailleurs pas tant de savoir ce qui se pense effectivement, ou voudrait se penser en se nommant exclusion, que de saisir l’évolution de la pensée elle-même – évolution, il faut le souligner, qui est primordialement celle de la pensée de gauche, prise en un sens large – qui a conduit à la formulation et à l’imposition d’une telle terminologie, sa valorisation comme prisme adéquat, les modalités par lesquelles sa normativité s’est instituée sans partage. En somme, afin de ne pas s’empêcher a priori de lire ce qui se dit dans le discours de l’exclusion, et qui, en se disant, le déborde aussi nécessairement, il faut se situer au plan plus fondamental des principes épistémologiques qui ont rendu possible un tel discours. Le considérer, non simplement comme l’obstacle à un regard plus pertinent, mais comme le symptôme d’une disposition fondamentale de l’appréhension contemporaine de notre réalité socio-politique. Dans ces conditions, se demander ce qui nous a amené à parler du social en termes d’exclusion, à le penser à partir du couple exclusion/inclusion, implique que l’on reprenne la dynamique même des concepts sociologiques qui sont venus informer le débat politique.
Afin de circonscrire la notion, on fera quelques remarques préliminaires :
1 – L’exclusion suppose une détermination topologique du social où extériorité et intériorité sont dans un rapport d’intégration, produisant l’espace paradoxal d’une extériorité intérieure – le lieu des « exclus de l’intérieur », les banlieues principalement. Cette détermination, les théoriciens de l’exclusion la justifient par le développement de l’espace urbain et les disjonctions spatiales qu’il entérine. Plus précisément, ce que l’urbanisation a produit, c’est le passage d’un espace organisé en vue de la gestion des forces productives – espace affecté d’un sens économique – à un espace où les lieux de vie sont à la fois discriminés socialement et coupés de la production, engendrant nécessairement des situations d’enclavement qui préparent le terrain aux processus d’exclusion[[J. Donzelot, introduction à Face à l’exclusion, Ed.Seuil/Esprit, 1992..
2 – Il n’y a d’exclusion que des individus. L’exclusion n’affecte des groupes qu’en tant qu’elle qualifie à l’intérieur de ces groupes des situations individuelles – des vécus d’exclusion, qui renvoient primordialement à eux-mêmes. De ce point de vue, on s’attachera à analyser des effets d’individualisation aboutissant à une négation du social : individualité négative, désaffiliation, rupture avec des dynamiques collectives où une certaine indentification positive de l’individu était assurée. Cette vision individualisée recoupe la lecture topologique qui insiste sur l’enclavement urbain: les lieux se disséminent et dessinent l’espace où les désaffiliations individuelles peuvent se produire.
3 – Un lien étroit unit lutte contre l’exclusion et solidarité, conçue comme schème de la cohésion. L’exclusion n’est dénoncée et dénonçable qu’à partir d’une valorisation préalable du social comme ce qui solidarise ses membres et les intègre à une totalité organique qui n’admet pas d’autre dehors que l’asocialité pure et simple. Aussi la caractérisation des processus d’exclusion est-elle interprétée nécessairement, dans ce dispositif, comme péril de la socialité, ou comme désocialisation – au point que l’ancien concept d’anomie ne demande qu’à resurgir. Le principe de cette caractérisation est clair : on est exclu de quelque chose qui fonctionne, ce qui veut déjà dire qu’il y a quelque chose qui fonctionne, et dont le fonctionnement même revêt un statut normatif, indiquant tout ce qui lui est extérieur comme dysfonctionnement.
4 – L’exclusion est un concept dynamique. C’est ce qui désolidarise: d’où la volonté affichée par les sociologues de la décrire non en termes d’état (en lui-même inqualifiable), mais en termes de processus[[Sur ce point insiste particulièrement R. Castel (Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995)., comme si l’on ne pouvait parler de l’exclusion que dynamiquement, en tant qu’elle indique dans son procès la destruction d’un état, et non pas un autre état. Destruction d’un état, parce que l’exclusion est apparue à partir d’une inclusion antérieure : les « nouveaux pauvres », les « nouveaux chômeurs », sont les figures privilégiées de l’exclusion, non pas oubliés de la croissance mais enfants de celle-ci, qui, en fonction de leurs qualifications et de leurs positions sociales, n’ont aucune raison objective d’être considérés comme exclus. Ce sur quoi s’interroge alors l’exclusion, c’est sur l’exclu, en tant qu’il dispose d’un potentiel d’intégration inemployé.
5 – Enfin, il faut souligner que l’exclusion est avant tout un thème hexagonal, et tendanciellement un thème européen. Il s’est d’abord forgé en France, dans un contexte politique spécifique, et suivant une ligne théorique elle aussi fortement située. Ce qui ne veut dire évidemment ni que la réalité qu’il tente de désigner ne se retrouve pas ailleurs ni qu’il ne puisse être mis en corrélation avec des phénomènes qui excèdent ce cadre géographique – avec la mondialisation, principalement. Ce qui est seulement en cause ici, c’est la forte localisation du mode de désignation.
En prenant appui sur ces premières remarques, on peut tenter de recomposer les grands axes du parcours qui a conduit à formuler l’idée d’exclusion et à lui conférer puissance et rayonnement idéologique. On admettra alors, à titre d’hypothèse de départ, que l’exclusion n’a pu être pensée qu’à partir du moment où, dans un certain espace théorique, on a conféré à la notion de cohésion du corps social un statut dominant – c’est-à-dire à partir du moment où l’on a accepté de revenir, moyennant certains aménagements, à une conceptualité de type organiciste. Or, pour comprendre comment ces aménagements se sont effectués, il faut certainement reprendre le mouvement de plus haut et le retraduire dans les termes de l’opposition sociologique à l’intérieur de laquelle une pensée de gauche, inscrite dans le contexte républicain, est venue se déterminer. Opposition entre d’un côté une figure qui intégrait au social le clivage essentiel et structurant entre des classes en lutte, de l’autre une vision qui subordonnait toute compréhension du corps social au schème de l’harmonie dont l’organicisme fournissait le modèle prééminent. L’organicisme, dans sa version évolutioniste spencerienne, était le support explicite de l’idéologie libérale : pour cela, il lui était absolument nécessaire de désamorcer, au plan philosophique et scientifique, l’élément conflictuel contenu dans les théories darwiniennes sur lesquelles il s’appuyait. Dans son opposition au libéralisme, le socialisme républicain en France, quant à lui, proposait bien moins une prise en compte des conflits sociaux qu’une autre image de l’harmonie : celle de la « solidarité organique », concept indissociablement moral et social, nettement distinct de l’harmonie des intérêts individuels bien compris et seul à même de réaliser l’unité des sociétés industrielles. Or c’est dans ces conditions très particulières que le marxisme s’est introduit en France: « introuvable » dans la sociologie officielle du début du siècle, comme on a pu justement le souligner[[Cf. D.Lindenberg, Le marxisme introuvable, coll. 10/18, 1978., sa pertinence s’est construite par des voies détournées et complexes, au prix de synthèses parfois inattendues et souvent fécondes. La double histoire du marxisme et de la pensée républicaine, du développement du premier dans le contexte politique établi par la seconde, est encore presqu’entièrement à écrire. C’est pourtant seulement si l’on s’efforce d’y déceler certaines lignes de force que l’on se met en position pour définir le rôle structurant d’une conceptualité dont l’idée d’exclusion est l’extrême pointe.
Lorsqu’on envisage ce mouvement au plan de l’évolution des concepts sociologiques, un constat s’impose: le schème de la lutte s’est en fait intégré, en France, au discours totalisant de la restauration ou de l’instauration de l’harmonie, sous une forme spécifique : celle de la distinction et du continuum social qu’elle suppose. Telle est l’hypothèse qu’on s’efforcera ici de tester : l’introduction du continuum de distinction est l’un des axes qui a rendu possible un retour au schème organiciste dans une version remaniée – dysharmonique, mais toujours organique -, schème sans lequel le couple inclusion/exclusion n’aurait pu s’instituer au niveau théorique. Entendons bien souligner cela, ce n’est en aucun cas se donner pour objet l’œuvre de Bourdieu, dans laquelle on sait bien que l’idée de distinction a occupé une place centrale, ni même l’instituer en point d’origine d’une forme de pensée qui devait s’avérer largement prééminente. Au reste, Bourdieu n’est pas, loin s’en faut, le tenant actuel le plus fort des théories de l’exclusion – et cela en dépit des analyses que proposent la Misère du monde. En marquant l’importance épistémologique du concept de distinction, il s’agit seulement de décrire l’économie d’un discours qui n’est, dans sa généralité, attribuable en propre à aucun auteur et à aucune oeuvre, mais qui joue souterrainement un rôle déterminant dans les productions sociologiques effectives – alors même que celles-ci se distribuent suivant des pôles nettement opposés. Or, de ce point de vue, il est certain que le terme de distinction, considéré en lui-même, constitue un angle particulièrement favorable pour appréhender la nouvelle logique qui prend forme, dans les conditions précédemment évoquées.
La distinction, c’est ce qui justifie une conception tendue et agonistique du rapport social, tout en maintenant l’unité du corps social. Dans ce cadre épistémologique, la lutte des classes s’efface et laisse place à la lutte pour le classement[[Voir R. Castel, op.cit., chap.VII., lutte taxinomique où l’enjeu fondamental est défini comme l’insertion dans un tissu continu, traversé de tensions qui ne déterminent pas des positions collectives contradictoires mais des positions individuelles qui se solidarisent en se distinguant. Conflictualité sociale nouvelle en ce qu’elle ne marque des oppositions qu’en instituant une intégration, la distinction est au sens fort un lien social : elle ne se décline pas selon une opposition binaire mais selon un processus d’évaluation réciproque des individualités où elles se classent elles-mêmes les unes par rapport aux autres, s’insèrent dans un classement généralisé qui répartit les oppositions – et donc les désamorce aussi tout en les instituant. Se distinguer, c’est s’intégrer dans la tension, c’est faire de la tension un mode de l’intégration. Dans ce schéma taxinomique, peut-on alors parler d’exclusion? Pas directement, mais on se met déjà en position pour pouvoir en parler. Et cela pour deux raisons :
– d’abord parce que le schème sociologique de la distinction vaut comme individualisation de la conflictualité sociale. La distinction a certes le sens de l’appartenance à un groupe, mais elle implique aussi une dynamique de singularisation qui joue à l’intérieur même de ce groupe. Il y a des individus qui se distinguent, et c’est cette distinction individuelle même qui joue comme socialisation des individus.
– Ensuite, il faut souligner que la conflictualité distinctive présente déjà un processus de socialisation qui s’affirme comme production continuelle d’extériorité, cette production jouant comme mode paradoxal d’intégration générale. En toute rigueur, la distinction engendre par elle-même du rejet. Dans cette mesure, tout porte à croire que le terme même d’exclusion viendra précisément marquer un dérèglement de la distinction envisagée sous cet aspect : une impossibilité de se classer, d’entrer dans le classement, de se distinguer, c’est-à-dire de faire jouer le régime d’évaluation qui distribue les positions sociales dans un espace à la fois conflictuel et intégré.
En se plaçant à ce niveau de formation des théories, il est clair que c’est l’ensemble du discours de gauche depuis les années 60 qui se trouve pris à partie. Dans les formes diverses de dénonciation des figures modernes de l’aliénation, la lutte taxinomique et la dynamique d’exclusion/inclusion qui la structure ont constitué un mode de conceptualisation privilégié. Que l’on pense seulement à l’impact de l’appréhension topologique en termes de marginalité. La marginalité des exclus, c’est ce qui borde l’espace des classements en étant classée à partir de lui comme inclassable. A ce compte, le classement de l’exclu comme exclu serait l’exclusion elle-même. Dans cette voie, l’exclusion serait alors susceptible d’être interprétée comme symptôme du classement dans sa globalité plutôt que comme son effectuation ponctuelle – et donc à terme comme motif d’une critique d’autant plus radicale. Sur cette base peuvent se constituer diverses formes de discours : les sociologies de la déviance, comme les discours d’inspiration foucaldienne qui en sont souvent la source. Dans ces conditions, penser la formation de l’hégémonie du terme d’exclusion, ce serait surtout revenir sur ce qui constitue l’héritage de cette pensée de gauche qu’on entend refonder de toute part. Ce qui implique d’abord, dans le cadre que l’on s’est fixé ici, que l’on comprenne les conditions d’élaboration du schème sociologique de la distinction.
L’une d’entre elles – sans doute la principale, lorsque l’on se place précisément au plan des thématisations sociologiques – a été suffisamment remarquée : il s’agit de la mise en cause de la pertinence du concept d’exploitation, sur lequel s’articulait principalement l’opposition binaire du social, et dont le sens se constituait rapporté au fait économique primordial du mode de production capitaliste. Dans une problématique régie par la catégorie d’exploitation, notons-le, il n’y a pas d’exclus et il ne peut pas y en avoir. Précisons : il n’y a pas d’exclus conçus dans le cadre du fait social structurateur, le travail, et l’exploitation que lui imprime sa détermination par le capital. Le capital, c’est par définition ce qui n’admet pas de dehors, pas d’extériorité, puisqu’il se définit par une dynamique sans cesse reconduite d’intégration à l’intérieur d’une structure contradictoire qui détermine en elle de l’exploitation[[Cf. à ce sujet E. Balibar, “Inégalités, fractionnement social, exclusion”, in Justice sociale et inégalités (dir. J. Affichard, J.-B. de Foucault), Seuil/Esprit, 1992.. Les exclus sont ceux qui sont hors du capital, parce que sans travail – les vagabonds, les « inutiles au monde ». Mais resitués dans le mode de production capitaliste, ils s’inscrivent dans un devenir prolétaire qui les inclut, ou tout au moins pose bien plus le problème de leur inclusion comme exploitation que le problème de leur exclusion.
Un glissement notable a affecté la vision du social, dès lors que l’équilibre de notre interprétation de l’aliénation s’est déplacé de l’exploitation à la domination. Face à une catégorie qui marque l’enracinement du social dans l’économique, par la présupposition d’une position spécifique dans le mode de production, s’est alors affirmée la prééminence théorique et critique d’une catégorie de type socio-politique, qui lie une certaine position sociale à son inscription dans un régime de pouvoir. Considérer que le capital n’est capital que dans la mesure où il est dispositif de pouvoir, c’est dire que les modes de la domination recèlent en eux-mêmes le sens primordial de l’exploitation. Glissement décisif, en ce qu’il opère une redistribution des instances à partir desquelles les perspectives sont alors amenées à se situer : car, ici, le mouvement significatif est moins celui qui va de l’économique au politique que celui de l’émergence du social comme espace privilégié de manifestation et d’effectuation de l’aliénation. Dans ce contexte, le politique n’est qualifié comme tel qu’en tant qu’il se trouve disposé à une lecture sociologique qui déchiffre, au plan des relations interindividuelles, les procédures concrètes de la domination dont Weber bien plus que Marx a su faire la typologie. Ou, pour le dire autrement, la dénonciation du pouvoir trouve sa place dans une lecture du social plus que de l’État, ou encore de l’État comme impliqué dans le social, lequel est le niveau privilégié où s’actualise la domination.
Si l’on s’attache à décrire cette polarisation sociologique du discours, on remarquera qu’elle est commandée en fait par trois principes :
– d’abord la prise en compte de l’État comme État social, État-providence dont l’une des dimensions essentielles est de faire du social, et qui trouve dans le social le sens de son être politique.
– ensuite la situation de dissipation de l’exploitation qui est interprétée comme l’acquis incontestable de la croissance : dans le cadre de la société salariale, il n’y a plus d’opposition économique binaire prolétariat/capital, mais il y a le salariat qui déploie ses gradations en instituant, dans son cadre totalisant, des micro-dominations – d’autant plus complexes qu’elles se différencient à chacune de leurs instances. C’est sur cette base de conflictualité lisse et continue que la grille de la distinction peut se déployer.
– enfin, la prise en compte des effets sociaux d’individualisation de cette combinaison société salariale/État-providence : l’individu replié sur ses droits, rivé à la position singulière que la gradation salariale s’attache à qualifier en propre. Bref, c’est l’individu comme sujet social qui serait le nouveau sujet politique. Ce qui ne veut évidemment pas dire que ce centrage du regard sociologique soit en lui-même individualiste – il peut effectivement le devenir, mais ce n’est pas là l’important – mais seulement qu’il suppose la prise en compte de la conflictualité sociale à un niveau individuel.
Lorqu’on dit qu’il y a eu glissement sociologique du discours, on devrait plutôt dire qu’il y a eu pour la première fois possibilité d’un discours sociologique de gauche – d’inspiration marxiste, disons – puisque la sociologie n’était possible qu’à condition que la thématisation économiciste cesse d’être exclusive, et que l’on cesse de dénoncer dans son principe tout discours sur le social comme purement idéologique, voile jeté sur les conditions réelles. A cet égard, il est certain que le concept de domination, de provenance wébérienne, a ouvert la possibilité d’une sociologie marxiste que Marx lui-même ne permettait pas de penser, et qu’en tout cas il nous interdisait de penser avec Durkheim, c’est-à-dire précisément avec une pensée sociologique coextensive de l’idéologie républicaine, qui prétendait dévoiler la solidarité organique dans lequel le social, pour ce qui concerne les sociétés modernes, a son véritable fondement. Un chassé-croisé devait alors se produire : la dénonciation du clivage qui s’ancre dans Marx, devait forcément composer avec l’organicisme durkheimien, c’est-à-dire reconnaître au social à la fois une consistance propre et une composition relativement unitaire, tout en concevant l’élaboration de cette unité comme une actualisation capillaire de la lutte. Cela, c’est le concept wébérien de domination de manière paradigmatique qui le rendait possible, non qu’il ait joué directement et de manière exclusive, mais seulement en ce qu’il a permis de circonscrire un espace de débat. Dans ce débat s’inscrivent les problématiques liées à l’interactionisme, les thématisations foucaldiennes sur la discipline et le contrôle, les travaux sociologiques qui ont suivi – Castel sur le pouvoir psychiatrique, Donzelot sur la famille – et enfin, à titre d’incarnation assez accomplie de cette synthèse singulière, les travaux de Bourdieu, dont l’un des principaux traits est de mettre en place le continuum de la distinction comme forme de socialisation.
Comment, à partir de là, devait-on passer à l’exclusion, et comment devait-on y passer nécessairement? La quasi-totalité des ouvrages récents sur la question isolent une cause précise : la crise de la société salariale : c’est-à-dire la crise du travail salarié comme intégrateur social dominant. Pourquoi spécifiquement le travail salarié? Parce que le travail salarié était précisément ce qui, durant la croissance, était parvenu à définir, au fil de ses gradations continues qui épousaient l’ensemble de la stratification sociale, la propriété sociale majeure des individus. Du capital aux prolétaires, le salariat jouait sans rupture – avec pour zone de suture essentielle, les cadres, la « constellation centrale » de Mendras. Dès lors que le salariat est touché, deux niveaux de réalités sont donc touchés, qui conduisent à l’exclusion :
– d’une part l’intégrateur social général promu par l’État-Providence, qui avait trouvé dans le salariat son oeuvre maîtresse et qui donc manifeste lui aussi désormais ses propres carences.
– d’autre part la forme de socialisation individuelle que le salariat avait constitué, en tissant une hiérarchie continue où chaque espace trouvait son sens par rapport au tout, selon la dynamique spécifique du continuum de la distinction.
Du point de vue de la conceptualité sociologique et de l’orientation qui la commande, la caractérisation de la crise du salariat, on le voit, est investie d’une signification spécifique. Elle désigne en somme la crise du continuum social que la prévalence du concept de domination sur celui d’exploitation avait rendu à nouveau concevable pour une pensée de gauche. Or c’est seulement en se plaçant de ce point de vue qu’on comprend la nécessité d’un terme comme celui d’exclusion – la nécessité du signifiant exclusion, si l’on veut. Par l’exclusion, il s’agit de penser une contraposition de l’existence sociale dans un pur dehors, pur dehors où ne se déploient que des individualités désocialisées. Or que sont les individualités désocialisées, dans le schéma construit ici ? Précisément celles qui se caractérisent par le fait qu’elles ne parviennent pas à s’individualiser à l’intérieur du continuum de la distinction – individualités qui signifient par elles-mêmes une discontinuité du social, qui dérogent au mode d’individualisation que le continuum social était parvenu à instituer sur la base du travail salarié. Dès lors, le social apparaît à nouveau comme scindé, mais plus du tout de la même manière que par le passé : il n’est plus porteur d’une scission de classes mais d’une expulsion du classement. Il n’est plus coupé en deux, mais percé en de multiples points du tissu continu que la conflictualité de la distinction, schème conforme a la société salariale, était parvenu à instituer. La difficulté avouée de classer les exclus, et de les classer autrement que comme exclus, tient à cela: au fait qu’il apparaissent comme une vulnérabilité disparate sur fond d’une socialité unifiée: « Qu’ont en commun, demande Castel, le chômeur de longue durée, le jeune en quête d’emploi et consommateur de stages, l’adulte isolé qui s’inscrit au RMI, la mère de famille monoparentale, le jeune couple étranglé par l’impossibilité de payer traites et loyer? ». Réponse : un mode particulier de dissociation du lien social, appelé « désaffiliation ». A ce niveau, la précarité économique est indissociable d’une désocialisation, et c’est cette désocialisation qui définit le problème majeur auquel insertion et intégration auront à répondre. Les polarisations collectives que l’exploitation pouvaient encore engendrer deviennent ici complètement inopérantes : la culture du pauvre, pour reprendre le titre de l’ouvrage phare de Richard Hoggart, n’a plus le sens d’une opposition entre « eux » et « nous » où se noue la socialisation du nous : elle est le renvoi de l’individualité à elle-même, comme exclue d’une socialité univoque. Pour le dire autrement, et toujours en se plaçant au niveau du discours sociologique: c’est l’exclusion qui donne son sens à la pauvreté, et non l’inverse.
Allons au bout de l’argument. Quelle solution sociale est induite dès lors qu’on parle d’exclusion? Celle qui consiste à trouver de nouveaux modes d’intégration des exclus. Plus précisément, il s’agira de reconnaître que cette intégration doit être préparée par des démarches d’insertion individuelle, c’est-à-dire de restauration de la socialisation des individus eux-mêmes, individus que le salariat a contribué à constituer et qu’il n’est plus en mesure de soutenir. A l’intérieur de cette forme de problématisation, se déclinent plusieurs positions par rapport à l’ancien intégrateur du travail qu’avait su instituer la société salariale :
– soit que l’on pense sa crise sous la forme salariale comme réversible ; et l’on pensera, suivant des modes variables, la restauration du salariat.
– soit on la considère irréversible, et l’on situera le travail intégrateur hors du salariat, dans des formes du travail non salarié – ici s’inscrivent les réflexions actuelles sur la flexibilité.
– soit, la considérant comme irréversible, on la considère aussi négatrice du travail même – l’intégration est dans le non-travail, au seuil de la disparition de la valeur travail.
Ces options, aussi différentes qu’elles soient, se situent dans un même espace de questionnement que notre parcours permet d’identifier, espace dans lequel le pivot du travail est pris comme une catégorie sociologique, bien plus que comme une catégorie économique ou politique: en lui se joue la constitution des identités, comme position dans un tissu social où les individus s’insèrent et se reconnaissent – où les individus se distinguent, c’est-à-dire existent socialement comme individus. Quant au problème lié à l’exclusion, il est en son fondement un problème sociologique au sens de l’intégration à une configuration sociale dont le caractère unitaire est admis par principe. De sorte que je ne crois pas du tout, comme le dit Donzelot[[“L’avenir du social”, Esprit, mars 1996., que ce soit la « crise philosophique du concept de solidarité » qui a produit la montée du thème de l’exclusion. C’est le contraire qui est vrai : dans le concept d’exclusion, une certaine forme de conception solidariste est à l’œuvre, où le sujet se trouve qualifié exclusivement comme sujet social. Le solidarisme, rappelons-le, était, au début du siècle, une sorte de supplément d’âme du radicalisme qui servait avant tout à insuffler à l’esprit républicain une image du social qui lui était conforme: celui d’une existence collective pacifiée. On a vu comment le discours sociologique s’est frayé un passage dans ce contexte : il l’a fait en constituant un schème où la lutte devenait facteur de socialisation et d’unification du corps social au niveau de ses tensions intersubjectives. Bref, il a mis en place un dispositif théorique pour lequel le schème de la domination capillaire a subsumé lutte et harmonie et a fait apparaître le caractère intégrateur de la dysharmonie elle-même. Même si l’on se mettait en position pour dénoncer cette intégration dysharmonique des individus, on reconnaissait le poids de l’intégration elle-même, et, par là, on traçait une nouvelle figure de l’unification du corps social. Or c’est précisément en privilégiant un schème conceptuel, dont le propre était précisément d’exclure tout en incluant, qu’on ouvrait la voie à une caractérisation de l’exclusion comme déficit d’intégration, comme désolidarisation.
En somme, comme on le voit, le discours sur l’exclusion apparaît comme un piège – l’un des plus visibles aujourd’hui – que la pensée de gauche, dans l’histoire récente qu’elle a connu en France, s’est tendue à elle-même. Car ce discours n’est devenu nécessaire et obsédant qu’à une condition: celui de la secondarisation des déterminations économique et politique du sujet, essentiellement défini comme sujet social, c’est-à-dire d’un sujet foncièrement disposé à son intégration à une configuration sociale globalement cohérente. Plus fondamentalement, le discours sur l’exclusion est le produit direct d’une hyspostase du sujet social qui a été acceptée, sans que les difficultés que comportaient ses attendus soit suffisamment examinées et évaluées. C’est bien cette hyspostase qui était ouvertement à l’œuvre dans le développement social des quartiers et dans la politique de la ville : développer localement la reconstitution d’identités sociales par le développement d’activités autogérées, relancer les formes associatives, c’était passer, au plan de la philosophie sociale, d’une « conception passive de la sécurité à une volonté active de solidarité »[[Donzelot, Face à l’exclusion, op.cit., p.29.. A partir de là, et à partir de là seulement, une « implication » politique devait se constituer. Au principe de cette conception, la recomposition du lien social – quel qu’en soit le nouvel intégrateur – est posée comme la clef du ressourcement du sens politique, sinon du sens de la politique elle-même. Et c’est la valorisation du sujet social au sens de l’individu susceptible d’être intégré qui tient effectivement lieu de sujet politique. Inversement, ce que le discours sur l’exclusion disqualifie toujours déjà, c’est une prise de position qui revendique l’originarité du politique, laquelle est dénoncée par avance comme une vision abstraite qui s’inscrit au-delà des relations sociales concrètes pour prétendre les déterminer en retour. La question qu’on est cependant en droit de se poser est de savoir si cette idéalité de la subjectivité politique n’est pas la condition même d’un discours critique sur le fait même de l’intégration, sur les principes qui la commandent et l’organisent dans une situation politique donnée. Question de philosophie politique, et non plus de sociologie – mais question où résident cependant entièrement la possibilité et le sens d’une sociologie critique.