Ce texte, rédigé en 1992, était destiné à un ouvrage collectif sur les femmes au Maghreb qui devait être édité simultanément dans les trois pays et s’adresser à un large public. La conjoncture n’a pas permis que ce projet aboutisse.
Nous le publions ici sous une version plus courte, mais sans en avoir changé le contenu. En effet, tenter de l’actualiser deux ans après aurait abouti à écrire un autre texte. Nous avons préféré le livrer tel quel, dans la mesure où il rend compte d’une étape dans notre tentative de formuler, sur le terrain de l’économique, certains aspects de la réalité complexe des femmes en Algérie. Notre propos était plus précisément de mettre en évidence les fondements économiques des différents discours qui se tenaient alors à propos du travail des femmes.
Les femmes dans le projet économique de l’État
L’orientation socialiste adoptée par le FLN puis par l’État algérien dans la manière dont a été conçu le développement économique, ainsi que dans celle dont l’État est effectivement intervenu dans ce processus, n’a pas manqué de déterminer la place des femmes dans l’économie et les transformations qui se sont opérées, en particulier en ce qui concerne l’emploi féminin.
Cependant, au-delà du projet étatique dans sa formulation explicite, il importe, pour notre propos, de prendre également en considération les autres déterminations qui sont intervenues pour dessiner les contours de ce qui constitue la dimension féminine de l’économie.
1. Premier constat: l’extrême faiblesse de l’emploi officiel des femmes
La première chose à relever est l’extrême faiblesse de l’emploi officiel des femmes, en particulier dans l’industrie. Le taux d’activité féminine (population active féminine/population féminine totale) de 4,4 % au dernier Recensement Général de la Population et de l’Habitat en 1987 est estimé à 5 % en 1992, avec un maximum de 16,5 % dans la tranche d’âge des 25-29 ans.
La population active féminine englobe les femmes occupant ou en recherchant un emploi. Si dans les années 70 et jusqu’à la moitié de la décennie 80 son augmentation, même faible, était due à une certaine extension de l’emploi, elle enregistre désormais :
– l’importance croissante du travail à domicile (TD) qui recoupe d’ailleurs en partie le secteur informel ;
– la réapparition des demandeuses d’emploi, surtout à partir de 1985.
En 1977, sur 268 000 femmes actives, on ne recensait que 42 000 travailleuses à domicile et 23 000 sans travail. En 1992, ces chiffres sont respectivement de 661000, 163 000 et 134 000.
La part des femmes dans la population occupée, qui avait franchi le cap des 8 % au début des années 1980, n’a pas sensiblement augmenté à la fin de la décennie (8,3 % en 1992). Son maximum est de 8,8 % en 1989. Les effectifs stagnent autour de 360 000 emplois.
Ce qui va caractériser cet emploi féminin, c’est qu’il est très qualifié. Le système éducatif a permis à un grand nombre de filles d’étudier et pour certaines de pousser assez loin leurs études. Cependant, en matière d’emploi, cela signifie surtout qu’il n’y a pas de travail pour les femmes pas ou peu qualifiées. Par ailleurs, le principal employeur des femmes est l’État, et cet emploi se concentre dans les services, en particulier les services non marchands (enseignement, santé, administration). Parmi les femmes qui travaillent, beaucoup sont célibataires ou chefs de famille (veuves, divorcées..). Peu de femmes mariées continuent à travailler, sauf si elles sont très qualifiées, ou bien lorsque le conjoint est au chômage.
Il faut ajouter que la distribution de revenus à la population masculine occupée a permis pendant un certain temps de maintenir les femmes en dehors de l’activité. Nous verrons que, lorsque ces revenus ont chuté, les femmes se sont portées demandeuses d’emploi sur un marché où l’offre était inexistante. Elles sont passées ainsi sans transition de l’inactivité au chômage, sans faire l’expérience du salariat. Bien sûr, cela a bloqué les perspectives d’individuation des femmes (HAKIKI-TALAHITE, 1992).
2. Travail, emploi, revenu: l’exclusion des femmes
La conception de l’emploi comme simple prétexte à une redistribution du revenu, et non comme générateur d’un revenu en contrepartie d’une production de biens ou de services, a été analysée comme un effet de la rente pétrolière : les mécanismes de génération d’un surplus en Algérie sont basés essentiellement sur la valorisation externe des hydrocarbures, au détriment des autres ressources. Le travail humain en particulier n’apparait pas comme un potentiel économique à mettre en valeur -une force productive dans le langage marxiste, un facteur de production dans l’orthodoxie économique-, mais plutôt comme donnant accès à un revenu qui est entre les mains de l’État, et dont ce dernier détient la clé de répartition. Masquée par le discours socialisant de l’époque qui , précisément valorisait le travail comme base de l’édification du pays (mais n’est-ce pas le propre de l’idéologie d’inverser la réalité ?), cette conception est devenue évidente au fur et à mesure que, dans la pratique, la rémunération du travail se déconnectait de plus en plus du travail lui-même et de son résultat.
On peut cependant se demander si c’est bien la seule existence d’une rente gazière et pétrolière qui a induit ce type de fonctionnement de l’économie algérienne, déterminé plus par la valorisation des hydrocarbures que des autres ressources. En d’autres termes, cela n’était-il pas déjà inscrit dans la structure de l’État colonial, celui-là même dont a hérité l’Algérie indépendante, et qui a exercé son monopole sur l’ensemble de l’économie ?
Toujours est-il que cette situation va amener une partie de l’opinion à contester le droit des femmes à l’emploi. On considérait que les femmes avaient généralement accès à un revenu par le biais d’un homme, le “chef de famille”, et que ce n’était que dans le cas où celui-ci faisait défaut – femmes veuves, divorcées, abandonnées (JANSEN, 1987) – qu’elles pouvaient légitimement prétendre à l’emploi.
Par la suite, lorsque sous l’effet de contraintes externes et internes, le revenu réel des Algériens commença à stagner puis à baisser, et que les tensions autour des modalités de la répartition s’intensifièrent, la question du chômage, absente du discours officiel jusqu’en 1988, devint un thème majeur de la rhétorique politique et économique tant de l’opposition que du gouvernement. Les femmes furent accusées d’être des voleuses d’emploi. Cependant, le débat était biaisé, car, parce qu’il n’y avait pas de relation économique apparente entre emploi et revenus, on ne pouvait pas parler de chômage, mais plutôt de l’exclusion d’une part croissante de la population de la redistribution du revenu capté par l’État.
3. Le volontarisme étatique
En apparence opposée, une autre orientation du travail féminin va se dessiner, portée par le caractère résolument moderniste et volontariste du projet économique de l’État tout au long des années 70. En effet, tant que l’économie était centralisée et que la décision était entre ses mains, la technocratie a pu inaugurer des expériences avant-gardistes, largement popularisées par les médias, comme dans le cas de ces jeunes ouvrières du complexe électronique grand public de Sidi-Bel-Abbès préfigurant l’armée future des ouvrières algériennes, employées dans de grandes firmes qui leur offrent des possibilités de formation, de qualification et de promotion. Cette imagerie naïve suggérait la transformation radicale de leur vie, la transfiguration de leur univers en un paradis de la modernité. C’est ainsi que l’Algérie a formé un grand nombre de femmes médecins, ingénieurs, techniciennes, magistrates, etc., dans tous les secteurs et toutes les disciplines.
Cependant, ces velléités de promotion des femmes se heurtaient, déjà au plan économique, à deux obstacles de taille : le caractère capital intensive des usines implantées “clé en main”, d’une part, qui ne permettait pas de créer beaucoup d’emplois ouvriers, et la pression de l’offre masculine de travail non qualifié, d’autre part. Ainsi, en dehors de quelques expériences marginales dues à la toute-puissance momentanée d’une poignée de technocrates bien disposés à l’égard des femmes, l’essentiel de l’emploi féminin induit par le développement du pays dans les apnées 70 concerne surtout des niveaux élevés de formation, là où il ne rencontrait pas la concurrence masculine. Au recensement de 1977, 85 % des hommes occupant un emploi n’avaient aucun diplôme, contre 54 des femmes. En ce qui concerne leur qualification, 61 % des hommes l’avaient acquise sur le tas, tandis que 50 % des femmes avaient dû suivre une formation spécialisée pour être recrutées.
Il faut quand même souligner que, aussi limités qu’en furent les effets, ce volontarisme concernant l’emploi des femmes a rencontré des échos dans la société, tant du côté des jeunes filles qui ont profité de l’occasion pour acquérir une formation et accéder à un emploi, que des familles, qui ont consenti d’énormes sacrifices pour faire étudier leurs filles et qui espéraient, comme tous les parents du monde, qu’elles auraient une vie plus heureuse qu’eux ! Il est donc inexact d’expliquer la faible participation des femmes à l’emploi officiel en Algérie par la résistance de la société. On ne comprendrait alors pas pourquoi la scolarisation a pu avoir tant de succès. Si l’hostilité à l’emploi féminin est devenue un thème idéologique dominant, c’est parce qu’il fut l’un des chevaux de bataille dans la lutte contre la technocratie et son projet.
Les changements opérés après 1980
1. La restructuration des entreprises
En 1980, la restructuration des entreprises vient remplacer chaque Société Nationale par plusieurs entreprises de taille plus réduite.
On pourra discuter les objectifs économiques de cette réforme, conçue pour lutter contre le gigantisme des grandes entreprises, alléger et faciliter leur gestion. Certains considèrent que le résultat en fut un démantèlement du secteur public, et une désorganisation des circuits de production et de commercialisation, consécutive à la multiplication des centres de décision. Ce qui est sûr, c’est que tout au long de cette période les entreprises ont accumulé des déficits, malgré l’importante aide financière de l’État.
Quant aux objectifs politiques, moins explicites, ils étaient probablement liés à la menace que représentait le nouveau pouvoir des technocrates, basé sur ces grands groupes industriels dont le plus puissant était la SONATRACH, véritable “État dans l’État” selon une expression de l’époque. Ainsi, après leur démantèlement, le Pouvoir se fondait de nouveau essentiellement sur deux puissantes institutions, l’armée et le parti, celles-là mêmes qui avaient été à l’origine de la fondation de l’État algérien indépendant. Il est vrai que, de par leur nature et leur organisation, ces structures se prêtaient moins à la contestation que le monde du travail, lequel, malgré l’absence de libertés, était de plus en plus secoué par des mouvements de grève et de revendication.
Ainsi, en même temps qu’il se recompose, le Pouvoir resserre ses rangs, s’appuyant plus nettement sur les bases qui risquent le moins d’être entamées, et les technocrates sont mis à l’écart.
Il apparaît que, au fur et à mesure que les fondements de sa légitimité s’affaiblissent, l’État, tout en gardant le monopole sur les ressources du pays, abandonne progressivement son projet économique pour se retrancher dans ses places fortes.
De cette véritable trahison de l’État par rapport au discours et à la politique qui avaient accompagné et porté son édification, découlèrent des conséquences tragiques pour les femmes. En particulier, tout le volet juridique de leur entrée dans la modernité fut lâchement occulté. Nous avons déjà décrit (HAKIKI-TALAHITE, 1991) cette longue marche des femmes algériennes, sommées d’un côté d’adhérer par les études, le travail, l’engagement militant, au projet moderniste de l’État, mais privées par ailleurs de leurs droits élémentaires de citoyennes. Nous avons montré comment ce processus a évolué vers la montée de la violence contre les femmes actives, parce qu’elles étaient devenues les emblèmes sans défense d’une modernisation ratée, et comment cette situation a amené nombre d’entre elles, perdues dans un univers hostile qui n’était ni celui de la modernité -du moins telle qu’elles se la représentaient à travers les images qui leur avaient été transmises, à l’école notamment- ni celui des traditions de leurs mères, à adhérer au mouvement islamiste.
2. Les réformes économiques
L’inefficacité croissante des entreprises du secteur public à assainir leur gestion et résorber leurs déficits, malgré les importants moyens financiers qui leur furent injectés durant près de dix années de “restructuration”, imposait une réforme de fond de l’économie. Cette nécessité se fit plus pressante lorsque, dès la deuxième moitié des années 80, les prix des hydrocarbures ainsi que la valeur de la monnaie américaine – dans laquelle est libellé l’essentiel de nos exportations – amorcèrent une chute quasi simultanée.
Faisant partie d’un projet d’ensemble présentant une relative cohérence (HADJ NACER, 1990), une batterie de lois furent promulguées entre 1986 et 1988, dont la portée était assez large puisqu’elles touchaient à la fois au statut juridique des entreprises, aux institutions économiques de l’État, au commerce, au secteur bancaire, aux échanges extérieurs, bref non seulement à l’entreprise publique mais également à tout son environnement.
La gageure était d’introduire la norme de la rentabilité financière dans la gestion des unités économiques publiques, sans toutefois remettre en cause le caractère étatique de la propriété.
Ces réformes rencontrèrent dès le début de grandes résistances, d’abord au sein de la frange “dure” du FLN qui refusait que soit entamée la mainmise de l’État sur l’économie.
Ces luttes d’appareil et la nécessité pour les “réformateurs” de faire appel à la rue pour donner plus de poids à leur position en l’absence de toute institution représentative ont pu être avancées comme l’une des causes explicatives du déclenchement des émeutes d’octobre 1988.
Effectivement après la crise, c’est l’équipe des “réformateurs” qui prend la tête du gouvernement, et elle s’attelle à la réalisation de son programme, lequel avait déjà pris passablement de retard.
Il faut dire que, d’un point de vue strictement économique, il n’est pas évident que le meilleur choix à faire était de ne mener que très progressivement ce que l’on appelle aujourd’hui la “transition vers l’économie de marché”. En effet, la situation des entreprises et de l’économie en général se dégradant très rapidement, en réduisant au minimum cette période difficile, on aurait peut-être pu créer plus vite les conditions d’une relance, tout en sauvant le patrimoine des entreprises d’une plus grande détérioration. Certes,. il fallait amortir le coût social des réformes, mais là encore, le temps jouait contre, car les possibilités de dégager des ressources à allouer au financement de ce volet social s’amenuisaient au fur et à mesure que le pays s’enfonçait dans la crise. C’est pourquoi il nous semble que la tendance à temporiser, à freiner la mise en oeuvre de réformes, vient avant tout de ceux qui bénéficient de positions de rente, qui ont des privilèges dans ce système et ne veulent pas les perdre.
Or si le volet économique des réformes a pu constituer un projet à peu près cohérent porté par une équipe de technocrates qui bénéficiaient au départ d’une certain soutien de la part d’une population en attente de changements, les autres aspects (social, politique, institutionnel) n’ont pu être maîtrisés, ce qui a largement compromis leur application et mené à une inquiétante paralysie de l’économie. Mais, ce qui est plus grave, cela a provoqué une fuite en avant du Pouvoir, qui a mené le pays à la catastrophe.
Ajoutons enfin que les réformes, du fait, à la fois, de la dynamique propre qu’elles engendraient et de la conjoncture générale qui les a accompagnées, se sont éloignées du projet initial et sont devenues à la fois plus radicales dans leur orientation vers l’économie de marché, et plus difficiles à mettre en oeuvre du fait de la grave crise politique et institutionnelle, ce qui a plongé l’économie du pays dans l’inertie.
3. La dérive de l’entreprise publique
Il faudrait faire un détour par les études diverses sur ce sujet pour tenter de comprendre pourquoi et comment l’entreprise algérienne, de fer de lance d’une modernisation prométhéenne, en est devenue le bastion menacé, pour finir un piteux îlot immergé dans l’océan de la société concrète. Les réformes successives, “restructuration”, “assainissement” puis “autonomie” des entreprises, sans réussir à leur imposer les normes de la rationalité économique, ont favorisé le déplacement à leur niveau des modalités de négociation de la distribution multiforme de revenus. Dès lors pour les femmes l’emploi, le salaire, la position et le statut dans le travail vont dépendre de plus en plus des rapports de force directs au niveau de l’entreprise ou dans son environnement, ce qui englobe les réseaux familiaux élargis, et d’autres formes plus occultes de groupes d’influence. Certes, les femmes vont adapter leurs stratégies à cette nouvelle donne et certaines pourront y trouver leur compte. Mais on est loin désormais du salariat féminin comme vecteur de la promotion des femmes. La rupture que femmes et jeunes filles croient faire en venant à l’usine débouche sur un cul-de-sac puisqu’elles y retrouvent, sous les oripeaux de la modernité, les fantômes grimaçants du patriarcat familial et tribal. Piégées, si elles ne veulent pas renoncer à leurs stratégies d’autonomisation, elles sont contraintes de composer, de jouer sur plusieurs tableaux, d’exploiter les contradictions multiples qu’offrent à la fois un espace familial qui a perdu sa cohésion et un monde du travail qui n’arrive pas à se structurer autour de normes explicites. Telle est la complexité de la situation des travailleuses en Algérie. Car les espaces qu’elles réussissent à conquérir forment une espèce de patchwork des petits moments de liberté ou de plaisir volés ; un no man’s land lové dans les interstices de la vie d’usine et de la vie familiale ; une certaine satisfaction à dépenser un revenu en toilettes, coiffeur, cosmétiques ; un peu de pouvoir conféré par l’élargissement de leur horizon, les liens sociaux qu’elles ont pu tisser, les relations ; une expérience, des connaissances, un savoir-faire éclatés glanés au gré des humeurs de l’activité de l’entreprise, qu’aucun système de rémunération ne vient valoriser et qui ne servent pas à asseoir une carrière, un métier ; bref rien de suffisamment solide pour risquer un projet de vie radicalement différent de celui des autres femmes qui sont à la maison, pour être capable de s’assumer financièrement, socialement, pour modifier sérieusement sa vision des choses et se poser en tant que citoyenne qui revendique ses droits.
Leur personnalité constitue un puzzle impossible à reconstituer, leur passage à l’usine n’aura été que velléités et possibilités non réalisées, et elles finissent par se fixer comme objectif ultime le mariage et le retour au foyer.
Cette situation se rencontre dans les autres secteurs de l’activité économique. Combien de femmes travaillant dans l’administration, les services, ne peuvent assumer la double journée de travail que grâce au laxisme qui leur permet d’arriver en retard, de partir avant l’heure et de s’absenter souvent. La conséquence en est que d’une part les femmes ne s’organisent pas pour poser ces problèmes à la société. Mais le plus grave est que les solutions qu’elles trouvent à l’échelle individuelle et par des procédés illégitimes ne peuvent être revendiquées pour être légalisées. Alors que rien ne garantit à ces femmes qu’elles pourront continuer à profiter de telles situations, aucun acquis n’est transmis aux générations suivantes, et les problèmes spécifiques aux travailleuses ne sont pas formulés et traités dans un cadre institutionnel.
C’est ainsi que de victimes d’un système, les travailleuses en deviennent les complices et ses défenseurs objectifs lorsqu’il est menacé. On pourrait multiplier les exemples pour montrer que telle est la situation générale des travailleurs du secteur public en Algérie, ce qui explique leur résistance aux réformes économiques.
4. Les effets de la crise sur l’activité féminine
Nous l’avons évoqué à propos de l’entreprise, et plus précisément lorsque nous avons abordé la politique de l’emploi et des revenus, l’économie algérienne connaissait déjà une crise structurelle lorsqu’en 1985 elle reçut deux violents chocs d’origine externe : la baisse du prix des hydrocarbures et la dépréciation du dollar. Cela se traduisit immédiatement par un rétrécissement de la demande de travail: le nombre global d’emplois créés annuellement, de 125 000 en 1980, chute à 60 000 à partir de 1985. L’emploi féminin, déjà très faible, va se réduire encore entre 1985 et 1989, alors que l’emploi masculin augmente quand même de plus de 8 %, le solde des flux d’emploi féminin devient négatif : moins 9595 emplois.
En fait, cette crise ne fait qu’accentuer les caractéristiques de cet emploi féminin :
– le taux de salarisation passe de 95,8 % à 96,5 % ;
– le principal employeur des femmes reste l’État (en 1989, 70 % des femmes sont employées dans l’administration, contre 68 % en 1985) ;
– dans l’industrie, l’emploi féminin stagne. Le solde de 53 000 emplois créés a bénéficié aux hommes. La branche qui concentre le plus de main-d’œuvre féminine, le textile (32 % de l’emploi industriel féminin en 1989), est particulièrement touchée par la crise.
5. Le chômage au féminin ou les “hittistes de l’intérieur”
Les gestionnaires chargés d’appliquer les réformes se plaignent de ne pouvoir décider de licenciements. En effet, malgré les mesures poussant les entreprises publiques à assainir leur gestion, le gouvernement use de son pouvoir de tutelle pour sommer les gestionnaires de recourir à de coûteux découverts bancaires pour payer les salaires, quitte à dégager par la suite des moyens financiers afin de les aider à éponger leurs déficits. Ce qui fait reculer les autorités, en l’absence d’une politique de traitement du chômage, c’est le risque de tensions sociales, voire d’émeutes, que peut représenter un gonflement brutal de la population inoccupée. On pourrait penser qu’au lieu de distribuer des subventions aux entreprises afin qu’elles puissent rémunérer des travailleurs en surnombre, l’État ferait mieux de mettre en place une allocation chômage. Ainsi, libérées des sureffectifs, les entreprises pourraient envisager d’améliorer la productivité du travail.
Mais cela n’est pas simple. Il ne s’agit pas en effet de passer d’un mode de traitement du chômage à un autre, mais de passer d’une absence de politique du chômage à un traitement de celui-ci. Car toute politique de traitement du chômage est institutionnelle. Elle suppose d’abord un recensement régulier des chômeurs, leur suivi et leur mobilisation permanente pour les inciter à trouver un emploi. Il est donc important, même s’il doit durer, que cet état soit considéré comme passager. C’est pour cette raison que les chômeurs sont définis comme partie de la population active. S’ils doivent renoncer à l’activité, alors ils deviennent des “inactifs”. En Algérie, mettre en place une allocation chômage risque de n’être qu’une modalité de plus de redistribution de la rente.
En Algérie le chômage n’a jamais été traité économiquement, ni socialement d’ailleurs. A la limite, on peut dire que cette question est traitée politiquement, dans le sens où, nié tout au long des années 70 et jusqu’à la moitié des années 80, il est devenu aujourd’hui un moyen de pression voire de chantage politique, et l’image qui le symbolise est le “hittiste”, émeutier potentiel … ou réel.
On comprend que dans ces conditions le chômage au féminin ait été longtemps considéré comme inexistant dans la mesure où l’on supposait que les femmes, traditionnellement, étaient à la charge des hommes (père, frères, mari, oncles..). Aujourd’hui, l’augmentation du nombre de femmes chefs de famille, les tensions sur les revenus et d’autres causes encore induisent une attitude nouvelle des femmes par rapport à cette question. Le taux de chômage féminin, de 2,8 % en 1985 passe à 27 % en 1992. Une grande partie d’entre elles sont jeunes et n’ont jamais travaillé. D’autre part, ces femmes qui se déclarent sans emploi sont nettement plus instruites que les hommes : en 1991, 52,6 % des femmes au chômage avaient un niveau scolaire secondaire (contre 23 % des hommes) ; 18,8 % un niveau supérieur (4,6 % des hommes), tandis que 26,2 % des hommes et 9,8 % des femmes étaient sans instruction.
En passant de l’inactivité au chômage, les femmes deviennent visibles dans l’espace économique. Elles interpellent la société et l’État pour qu’ils prennent en charge leur existence.
La technocratie et les femmes
1. L’ouvrière: une image d’Epinal
Nous l’avons vu, la technocratie n’est pas nécessairement défavorable à l’emploi des femmes. Au contraire, elle peut y trouver son compte, non seulement d’un strict point de vue productiviste, si l’on considère que, sous certains aspects, la main-d’œuvre féminine présente des avantages, mais également à un autre niveau, qui n’est pas du tout négligeable : une certaine image du travail féminin fait partie de l’idée qu’elle se fait de la modernité, du développement économique, de l’industrie, et ces messieurs ont une réelle satisfaction à contempler des armées d’ouvrières au travail, têtes baissées sur leurs machines à coudre ou à écrire, ou devant un écran d’ordinateur. Cela fait partie des images d’Épinal tant du socialisme que du capitalisme, bref, de l’idéologie industrialiste. On se demande s’il n’y aurait pas quelque chose de rassurant dans cette féminité disciplinée, mise en rang, matée, une manière d’occulter la zone d’ombre du féminin, ce côté que les hommes ne maîtrisent pas et qui les terrifie malgré leur pouvoir social et légal sur les femmes, parce qu’il échappe à leur contrôle, à leur rationalité.
Dès lors le “retour du refoulé”, dans l’économie, serait l'”informel”: une multiplicité d’activités lucratives diverses qui ont en commun de ne pas figurer dans les images d’Épinal du développement. Quand les ouvrières de l’électronique se mettent, jusque sur les lieux et pendant les heures de travail, à pratiquer le commerce d’objets de contrebande divers liés à la vie féminine et que le planificateur n’a pas cru bon prévoir dans la nomenclature des biens jugés indispensables à l'”homo algerianus”, rien ne va plus pour les technocrates !
2. En tournant les pages du livre d’images l’ouvrière en hijab
Nous avons vu comment, initiées par une nouvelle race de technocrates qui ont fait le pari de rétablir les mécanismes du marché tout en préservant le secteur public, les réformes économiques ont rencontré une vive opposition de la part des conservateurs du FLN. Les émeutes d’octobre 1988 et les bouleversements politiques qui suivent vont amener l’équipe des technocrates “réformateurs” à la tête du gouvernement. De nouveau le Pouvoir, en panne de projet pour la société, fait appel à eux. Mais cette fois la situation est grave, et il a dû sacrifier en chemin la participation institutionnelle du FLN au fonctionnement de l’État.
Il serait trop long de décrire l’héroïque marche des réformateurs, leur persévérance à tenter de réaliser leur vertueux projet au milieu des perturbations de toutes sortes qui ont agité cette période de tempête.
A la lumière de ce qui s’est passé par la suite, il n’est pas impossible d’imaginer qu’à la vue des immenses et impressionnantes manifestations dirigées par le FIS, de la discipline et du degré élevé d’organisation qui s’y sont révélés, ils n’aient caressé le rêve fou de réussir un jour à mettre ces compétences, cette technique, au service de leur idéal de toujours : voir l’Algérie devenir un pays industrialisé, et les Algériens et les Algériennes rebelles rallier enfin les rangs de la digne humanité laborieuse, de Tokyo à Berlin. Eux ne puisent pas leur inspiration dans la Propagande soviétique, mais se tournent désormais vers la Corée du Sud, Singapour et l’Indonésie. Ils ont pu voir là-bas de sages musulmanes en hijab rejoindre chaque jour les usines et les ateliers, et passer de longues heures courbées sur leurs machines.
Pour ce groupe de technocrates préoccupés par le sauvetage de l’économie algérienne, un partage du pouvoir avec les islamistes était jouable : aux uns la gestion rationnelle de l’économie, aux autres la responsabilité d’assurer la paix sociale ; aux uns le budget et les finances, aux autres la tâche de remettre les Algériens au travail ; aux uns la Banque centrale et la gestion de la dette extérieure, aux autres le système éducatif et la justice ; aux uns l’État et l’armée, aux autres les communes et l’Assemblée. Appelés à la rescousse par un Pouvoir aux abois, ils subiront le même sort que ceux qui les avaient précédés.
3. La modernité n’est pas un livre d’images, ou lorsque les images deviennent menaçantes
Il apparaît aujourd’hui que ce qui fut engagé en Algérie – des programmes d’investissement, l’importation systématique d’équipements sophistiqués, le scientisme érigé en dogme dans les écoles et les universités, au lieu de déboucher sur le développement du pays, a provoqué au contraire sa déstructuration et son démantèlement.
Dès lors, au lieu de parler de développement, nous évoquerons plutôt une conjoncture : d’abord, à l’indépendance, la récupération des richesses du pays, en particulier la nationalisation des hydrocarbures, s’inscrit dans une vaste mouvement de naturalisation de l’investissement étranger dans le tiers monde qui dure jusqu’à la moitié des années 70 environ. Mais dès les années 80, les flux de capitaux, à l’échelle mondiale, s’orientent désormais de préférence vers les pays industrialisés et quelques pays d’Asie du Sud-Est en particulier- où l’investissement direct étranger est possible. C’est ainsi que dans le tiers monde, les pays qui deviennent exportateurs de produits manufacturés sont ceux précisément où les firmes multinationales sont présentes en grand nombre. Certains de ces pays, que l’on a appelés “pays semi-industrialisés” puis “nouveaux pays industrialisés”, sont en passe de devenir de véritables puissances industrielles, comme la Corée du Sud par exemple.
Le deuxième élément de cette conjoncture exceptionnelle fut la cartellisation du pétrole, qui permit aux pays exportateurs de maintenir les prix à un niveau élevé pendant un certain nombre d’années. Mais là encore, les pays industrialisés importateurs, après avoir fortement accusé le choc, purent mettre en place une stratégie multiforme pour se protéger des pressions sur ce produit essentiel et réussirent à annuler pratiquement l’impact de l’OPEP. Plus encore : la masse des pétrodollars créée en contrepartie, par la multiplication du crédit international est considérée aujourd’hui comme l’une des causes explicatives de l’endettement du tiers monde.
Cette conjoncture, si elle fut envisagée par certains comme l’occasion propice à la réalisation d’un projet de modernisation accélérée et avant-gardiste du pays, a été saisie par d’autres comme le moyen de capture de la richesse et du pouvoir. Il est difficile aujourd’hui de séparer les deux car, en fait, les stratégies s’imbriquèrent.
Mais on ne manipule pas impunément les sociétés, et la réponse à cette brutale déstructuration (à tous les niveaux économique, institutionnel, juridique, culturel, psychologique, etc.) de la société algérienne fut la lame de fond islamiste.
Si l’on peut dire que la scolarisation des filles, l’accès partiel des femmes au salariat et, plus largement, d’autres bouleversements liés à l’urbanisation et à la modernisation, sont irréversibles, nous sommes bien forcés de reconnaître que ces changements, qui étaient recherchés comme vecteurs de la modernité il y a 20 ans, sont aujourd’hui appréhendés en termes d’augmentation inquiétante du nombre de chômeurs, de besoins insatisfaits, de tensions sociales…
Il n’existe pas d’indicateur permettant d’évaluer les dégâts de la “modernisation”, mais que reste-t-il aujourd’hui de tout cela sinon des carcasses de constructions gigantesques inachevées, des usines transformées en cimetières de matériel sophistiqué et déjà obsolète, et une population désemparée, arrachée à ses classiques trajectoires et placée sur une direction unique et sans issue ?
Tout se passe comme si les belles images avaient laissé la place à d’autres, en négatif…
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