Les racines des coordinations.

Le problème de la centralité dans l’animation d’un conflit: l’exemple du conflit de la sidérurgie de

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Je voudrais, dans cet article, défendre une thèse.

Cette thèse est que tout conflit d’une certaine ampleur est placé devant un problème de centralité. J’entends par centralité la construction et la mise en oeuvre immédiate, dans la temporalité particulièrement serrée d’une lutte sociale, d’un point de vue d’ensemble sur les enjeux du conflit et la tactique à mener pour le faire aboutir positivement. La construction de cette centralité ne relève pas simplement d’une vision “spatiale” du conflit, c’est-à-dire de la faculté à développer une vision large de toutes les parties en lutte, sur l’ensemble du territoire. Elle relève de manière plus décisive d’une vision de l”‘ historicité” de la lutte. Par vision de l’historicité, j’entends compréhension du mouvement social tel qu’il est porteur, dans ses déterminations et son vécu propres, d’avenir et donc de propositions sur la transformation de la société. Et c’est bien en fonction d’un avenir qu’une centralité peut être élaborée, au moment même où le conflit se mène et où une série de décisions s’enchaînent, au quotidien. Se placer du point de vue de la centralité, c’est, d’une certaine manière, être toujours en avance et au-delà du conflit, c’est saisir les événements, non dans leur factualité, mais dans leur portée.

Cette centralité ne s’improvise pas. Elle se construit, avec un maximum de lucidité sur ses conditions d’émergence. Et j’ajouterai aussitôt : le sens profond d’une pratique démocratique dans un conflit de cette dimension est de faire en sorte que le problème de la centralité soit approprié par les acteurs directs du conflit, qu’ils se saisissent eux-mêmes de la portée d’avenir de leur propre engagement.

Que le conflit soit animé par des syndicats ou par des coordinations, je suis persuadé que, dans les deux cas, le problème se pose.

1. Centralité et négociation industrielle

Je m’appuierai sur l’exemple du conflit de la sidérurgie qui s’est développé de décembre 1978 à juin 1979 et que l’on peut considérer comme l’un des derniers grands conflits industriels, en date[[Je ferai l’économie, dans cet article, d’expliciter à partir de quoi je parle. Il suffit de savoir que j’ai eu à suivre ce conflit de très près et pendant toute sa durée..

Le conflit démarre sur l’annonce faite en décembre 1978, par les dirigeants des groupes Usinor et Sacilor, d’un plan comprenant la suppression de 20 500 emplois dans la sidérurgie, soit près de trois fois plus si l’on compte tous les emplois induits. Ces dirigeants avaient été nommés peu de temps auparavant par l’État, devenu majoritaire dans le capital de ces groupes, et il n’est pas douteux que le plan annoncé a été élaboré par une concertation entre les nouvelles directions et le gouvernement de l’époque.

Le conflit démarre de manière très forte, en particulier dans les bassins de Longwy et Denain. Il occupera le devant de la scène pendant trois mois, c’est-à-dire jusqu’à la fin du mois de mars qui marque un tournant décisif dans sa dynamique. Il durera jusqu’au mois de juin, conclu par une négociation sur la Convention de protection sociale (CGPS), qui réglera les modalités de suppression des effectifs grâce, en particulier, à un accord sur les départs en préretraite à 50 ans.

Un conflit donc d’une durée totale de 6 mois, qui se conclu pour l’essentiel par un échec: le plan annoncé en décembre 1978 est appliqué, même si l’accompagnement social de ce plan est important et peut être considéré comme un acquis positif.

A quels problèmes de centralité est-on confronté au moment de l’annonce du plan et du démarrage du conflit ?

a. D’une attitude de rejet à une force de proposition

D’abord, et cela me semble prioritaire, nous sommes placés devant la question suivante : le conflit démarre, et ne pouvait que démarrer, par la négative: par le rejet du plan annoncé. La mobilisation se crée sur ce rejet. C’est ce qui fait sa force, et d’une certaine manière: son unanimité. Et le premier problème de centralité qui se pose est le suivant: comment transformer un mouvement de rejet en un mouvement positif, se battant sur une option alternative à ce plan ?

La mobilisation sur le rejet a une portée qui dépasse son apparente négativité. Dans des lieux comme Longwy ou Denain, elle exprime toute la profondeur des rapports sociaux qui s’y sont construits et la volonté de prolonger l’édification d’une vie sociale que l’on voit brutalement mise en cause. Dès l’annonce du plan, la population se mobilise dans son entier, faisant voler en éclats les fragiles séparations entre les installations qui vont fermer et celles qui sont supposées rester, entre les usines et la ville, entre la ville et le bassin. C’est la globalité de la mise en question qui ressort dans ce réflexe de survie et qui provoque un élan d’autant plus fort que toute la vie s’organisait et se projetait autour de la sidérurgie. Néanmoins la lucidité oblige à dire aussitôt que cet élan va se briser contre un mur, s’il reste au stade du rejet. Le mot d’ordre qui apparaît à Longwy : “pas un boulon ne bougera”, s’il reflète l’état d’esprit immédiat, est totalement suicidaire et inconséquent. Il est évident, non seulement pour des raisons de rapports de force, mais compte tenu de ce que tout le monde sait des installations sidérurgiques existant dans ce bassin, qu’il faut une modernisation et une recomposition de l’outil industriel et des propositions nouvelles sur l’organisation du travail et de la production. C’est sur ce terrain que la direction d’Usinor peut être attaquée avec des chances de succès.

Or le basculement d’une attitude de rejet à une attitude de proposition va se révéler très difficile et générer des tensions fortes à l’intérieur du mouvement syndical.

Comment l’expliquer ?

Pris individuellement, chaque salarié sait bien qu’une lutte menée le dos au mur n’a aucune chance de succès et admet aisément qu’il faut un objectif positif. Mais lequel et avec quelle crédibilité ? Aucune construction d’un cadre collectif de référence sur l’avenir de l’outil industriel et de ses débouchés n’existe à ce moment-là localement. La vie collective n’est pas dans l’avenir, mais dans la prolongation du passé, qui risque de basculer rapidement dans le “tragique”, ouvrant d’entrée de jeu la voie à la fuite individuelle hors du bassin, hors du conflit. Pourquoi ? En première approximation, il faut considérer l’état d’impréparation du syndicalisme local. Un conflit de cet ordre se gagne pour l’essentiel dans sa préparation et personne ne pouvait invoquer la surprise. L’on savait depuis de nombreux mois que des décisions de restructuration seraient prises. Les syndicalistes les connaissaient en partie ou pouvaient les deviner. Mais ils n’ont pas utilisé ce temps précieux pour faire, avec les salariés et la population, ce travail de préparation dont je parle. Ils sont entrés presque nus dans le conflit.

Mais on ne peut simplement incriminer les syndicalistes. Ils expriment eux-mêmes une forme d’existence des rapports sociaux très solidement ancrée : il est des questions qui apparaissent ne pas être du ressort des salariés. Des questions qui ont toujours appartenu aux directions de la sidérurgie, aux grandes familles qui la contrôlaient, aux ingénieurs, bref : au monde de l’autre côté. Ce sont eux qui savent et qui peuvent. Ils ont l’argent, ils ont le savoir, ils ont l’argumentation, ils ont le pouvoir.

Lorsqu’en 1978, la Fédération CGT des Travailleurs de la Métallurgie (FTM) lance l’élaboration d’un Mémorandum, c’est-à-dire d’un ensemble de propositions sur le développement de la sidérurgie, l’on doit constater que très peu de syndicats se lancent activement dans son élaboration, et qu’il s’agit de syndicats géographiquement excentrés par rapport aux grands centres historiques de la sidérurgie. Pour la majorité, la démarche ne semble pas crédible. Implicitement, la réponse faite s’interprète ainsi : “le savoir et le pouvoir sont du côté des directions, nous ne pouvons être que leur contre-pouvoir. Diriger est leur prérogative, la notre de contester et défendre les travailleurs contre toute attaque”.

Aussi bien, lorsque s’achève au niveau fédéral, dans l’urgence d’un conflit prêt à éclater, l’écriture du Mémorandum, l’on sait bien que l’on reste, à peu d’exceptions près, dans une démarche de sommet : dans les propositions faites, usine par usine, installation par installation, se trouve rempli le vide laissé par la non-implication des syndicats de base, et au-delà d’eux : par les salariés. L’hiatus existe. Le problème de la centralité est loin d’avoir été approprié préventivement aux décisions annoncées par le gouvernement.

b. Les règles et les difficultés d’une négociation industrielle

Comment combler cet hiatus ?

Il faut d’abord créer un cadre institutionnel qui permette de poser de front le problème d’une politique alternative au plan gouvernemental, et puisse être un référent aux salariés en lutte. Ce cadre n’existe pas : il faut l’imposer.

Pour que ce cadre soit créé, il faut refuser ce que le gouvernement propose aussitôt : à savoir une négociation sociale sur les modalités de suppressions d’emplois dont l’interlocuteur serait le Ministre du Travail. Accepter une telle négociation, ce serait se placer d’entrée de jeu sur le seul terrain des effets et s’interdire de contester le bien-fondé des décisions entraînant les annonces de suppression d’emplois. Refuser cette négociation, c’est, en positif, en imposer une autre: une négociation industrielle menée avec les vrais décideurs, à savoir le Ministre de l’Industrie et les dirigeants des groupes Usinor et Sacilor. Après deux mois de chassés-croisés, le gouvernement cède. Le conflit avait une force telle, au regard de l’impasse créée par le refus de la négociation sociale, que le gouvernement devait finir par céder.

Première victoire donc: le cadre est créé, cadre inédit dans l’histoire des relations professionnelles françaises. Et de fait une négociation de plusieurs semaines sera menée, abordant tous les aspects de la politique industrielle de la sidérurgie, globalement, puis usine par usine.

Mais créer un tel cadre, c’est beaucoup de choses et peu à la fois. Encore faut-il être capable de mener une négociation industrielle et de le faire en comblant, au moins partiellement, l’hiatus dont j’ai parlé.

Je voudrais m’arrêter sur le sens même de l’expression “négociation industrielle” et sur l’importance que je lui accorde. Une négociation industrielle, ce n’est pas une négociation qui porte uniquement sur les aspects industriels, au sens des installations, des marchés, etc. Elle va nécessairement inclure tout ce qui touche au travail et à l’emploi, mais elle va le faire à partir des déterminants qui autorisent que l’on puisse parler de travail et d’emploi, et plus largement: qui autorisent que l’on puisse, dans l’avenir, parler de travailleurs et de mouvement social dans les bassins sidérurgiques. Il s’agit de négocier une construction, et non pas une destruction.

Or une telle négociation, qui était bien, même de manière confuse, au cœur du conflit, comporte des règles du jeu inédites.

La première de ces règles est qu’elle doit aboutir à un résultat. Cela peut sembler une évidence: il va de soi que lorsqu’on anime un conflit social, c’est pour le faire aboutir positivement. Mais cela ne va de soi dans la pratique: d’une part, il existe, j’y reviendrai, de fortes pressions pour que le conflit soit “instrumenté”, c’est-à-dire devienne un prétexte pour des finalités qui n’ont plus de relation directe avec l’aboutissement positif du conflit. D’autre part, les travailleurs impliqués eux-mêmes dans la lutte peuvent assez vite auto-légitimer leur propre combat en en faisant un mouvement “en soi”, dérapant dans la logique du “tragique” dont j’ai parlé, et d’autant plus facilement qu’un conflit de cette ampleur entretient une certaine fascination et émulation au moment où il se mène. La dynamique sociale est grisante par elle-même, et pour des bons motifs : c’est toute une vie nouvelle et enthousiasmante des rapports sociaux qui se dégage dans une lutte, à son début. Et ce genre d’atmosphère pousse facilement à la surenchère. Mais le problème de la centralité nous ramène inexorablement à la question : à quoi veut-on aboutir ?

La seconde règle est particulièrement exigeante: négocier, c’est se préparer à des compromis. Je n’en fais pas un principe général : il est possible que des conflits puissent se permettre de se mener sur la base d’un refus de tout compromis, sur le mode du “tout ou rien”, comme on a pu le voir lors de la coordination étudiante. Mais dans le cas présent, il n’y avait pas que le rapport de force à prendre en considération, mais la gravité de la crise de la sidérurgie. La nécessité d’un compromis ne relevait pas seulement d’une logique d’affrontement, mais de ce qu’il était rigoureux de penser pour le redressement d’une industrie qui était au bord du désastre financier. Le compromis n’est donc pas fondamentalement compromis avec les dirigeants des groupes. Le compromis est avec soi-même: entre ce que l’on avancerait “dans l’absolu” et ce que l’on pouvait obtenir dans le mouvement réel de la situation industrielle et dans la manière de l’infléchir durablement.

En clair: il faut accepter que certaines installations soient fermées, et donc des emplois détruits, pour autant que cela s’inscrit dans une solution d’ensemble qui construit l’avenir et évite les suppressions d’effectifs. L’opposition avec le patronat n’était pas dans l’alternative “fermer ou ne pas fermer”, mais dans le contenu et la viabilité de la solution industrielle et dans les principes l’animant.

Je prendrai deux exemples.

A Longwy, les termes du débat étaient relativement clairs : les syndicats (la CGT du moins) avaient avancé une proposition globale pour le bassin dont je reste encore aujourd’hui persuadé qu’elle était parfaitement viable. Il s’agissait d’en faire un pôle de production de “produits longs” (poutrelles..) qui correspondait, non seulement au savoir professionnel du bassin, mais à un vrai débouché potentiel, par exemple dans la domaine de la construction métallique, domaine notoirement sous-développé en France et sur lequel une très solide argumentation pouvait être conduite. Cela nécessitait certes de fermer quelques outils trop vétustes pour être modernisés, mais en contrepartie, cela impliquait l’investissement dans une nouvelle aciérie. Les termes du débat étaient clairs, au sens où les propositions avancées par la direction d’Usinor n’étaient, quant à elles, aucunement crédibles : elles impliquaient la mort, à terme rapproché, de toute la sidérurgie sur le bassin, même si le PDG d’Usinor ne cessait de nier cette évidence. L’opposition de points de vue était nette, mais sur des bases négociables, au sens où existait une véritable alternative. Il est vrai que les principes en présence étaient différents : argumenter sur la viabilité d’un pôle de “produits longs”, c’était s’écarter en partie d’une stricte logique de marché et partir d’un raisonnement en termes d’utilité sociale. Le “marché” immédiat de la construction métallique, par exemple, était faible, par contre l’utilité et les formes d’usage possible de ce type de construction étaient fortes, mais ne pouvaient être développées qu’en dépassant les règles marchandes immédiates, en en faisant un enjeu de débat impliquant les grands groupes de la construction, les modalités de l’habitat, remettant en cause la logique du “tout béton”. Les bases étaient négociables, mais à condition d’élever l’enjeu sur l’ensemble de la “filière acier”. En ce sens, c’était un enjeu autant politique – un enjeu de vie dans la cité – qu’économique.

A Denain, la situation était beaucoup plus difficile. Il était possible de proposer une modernisation de l’usine et donc de soutenir la lutte de la population de l’usine et du bassin qui, naturellement, refusait la fermeture. Mais, à mon sens, une telle attitude n’était pas correcte : elle était démagogique. Dans le domaine des “produits plats” (des tôles…), il n’y avait pas place en France pour 4 grandes unités de production : la création de Dunkerque avait déjà, et depuis plusieurs années, condamné l’avenir de Denain. La seule solution sur laquelle il était juste de travailler était d’impliquer tous les acteurs (entreprise, syndicats, municipalité, État, etc.) sur un programme de reconversion industrielle qui soit un préalable – et c’était le rôle du syndicat d’en faire un préalable rigoureux – à toute décision de fermeture du site sidérurgique.

Je cite ces deux exemples car ils sont exemplaires de la difficulté à construire un point de vue “central”, au sens que j’ai donné au terme de “centralité”, et de faire en sorte que l’édification de ce point de vue central soit l’émanation réelle du mouvement social.

Dans le cas de Longwy, la situation était apparemment plus facile. Or ni les syndicats locaux, ni la population du bassin n’entrèrent dans la logique et les règles d’une négociation industrielle qu’ils avaient pourtant fortement appelée de leurs vœux. On n’arriva jamais à dépasser une attitude défensive. Par exemple, lorsque la situation du bassin fut abordée au cours de la négociation avec Usinor, et qu’y participèrent des représentants des syndicats locaux, il fut évident :

– qu’ils n’avaient fait aucune réunion de préparation, soit avec les syndiqués, soit a fortiori avec les travailleurs des usines concernées, pour élaborer et argumenter des propositions,

– que donc ces “représentants” ne représentaient qu’eux-mêmes, c’est-à-dire leur titre (le titre de secrétaire du syndicat en particulier) et leur manière personnelle de voir,

– qu’enfin ils étaient incapables de résister à une argumentation un tant soit peu serrée avec la direction d’Usinor.

Face à ce constat, l’équipe fédérale dut reprendre entièrement à sa charge la négociation sur Longwy, mais au risque d’aggraver l’hiatus dont j’ai parlé.

Dans le cas de Denain, le choix était beaucoup plus grave et radical : les négociateurs devaient-ils argumenter pour moderniser et sauver l’usine, et en ce sens : rester de véritables porte-parole du mouvement social dans ce qu’il exprimait explicitement, même s’ils avaient la conviction qu’il n’existait pas de solution viable pour cette usine dans le domaine des produits plats (sauf à mettre en péril l’avenir de l’usine de Dunkerque…), ou devaient-ils prendre le risque d’entrer en opposition directe avec leur “base”, en négociant sur la reconversion industrielle ?
Le fait qu’un choix aussi radical puisse se poser montrait bien le degré d’impréparation de la négociation et le manque de maturité de tous face à ce type de problème. La délégation de la CGT fit le premier choix : rester fidèle à l’expression immédiate du mouvement social et à ce pour quoi les gens luttaient, avec la force qui était la leur à ce moment. Je pense, personnellement, que ce choix fut mauvais et qu’il eut des conséquences graves: il rendit impossible d’utiliser la force et la popularité du mouvement pour imposer les modalités d’une véritable reconversion de l’activité de Denain comme préalable à tout accord.

On voit ici le dilemme : soit rester rigoureux dans la représentativité démocratique, selon le principe du “porte-parole” d’un mouvement, mais alors que cette représentativité n’a pas été véritablement discutée et construite sur les enjeux réels de la négociation. Soit rester droit avec soi-même, sur ce que l’on pense être la vérité des enjeux et de l’alternative, à terme, possible, au risque d’être en contradiction flagrante avec ceux que l’on représente.

D’une certaine manière, apprendre à poser le problème de la centralité, c’est apprendre à éviter qu’un tel dilemme puisse se présenter.

2. Centralité et extension du conflit

Il arrive souvent qu’un conflit social bénéficie d’un capital de sympathie, à la fois des autres salariés du secteur concerné et de l’opinion publique. Cette sympathie repose sur ce qu’on appelle une “compréhension”: on comprend que ces travailleurs soient en lutte, on comprend la légitimité de leurs revendications”. Mais ce type de première compréhension ne suffit certainement pas à déterminer une compréhension suffisamment adéquate des enjeux du conflit et des raisons d’action de ceux qui luttent pour que le conflit gagne réellement en puissance.

Le problème de la centralité est alors de savoir comment gagner cette compréhension adéquate et cette montée en puissance.

Le conflit de la sidérurgie a pu sembler partir fort. En réalité, il n’était fort que dans les bassins les plus directement touchés par les fermetures d’installations. En janvier 1979, on était encore loin d’un conflit généralisé, alors que seule une telle généralisation pouvait permettre de faire fléchir le gouvernement.

De quoi dépendait-elle ? A mon sens de deux choses différentes et complémentaires :

– d’une part, il fallait spécifier et concrétiser, donc diversifier les raisons d’action pour les autres usines de la sidérurgie afin de gagner en puissance à l’intérieur de la branche,

– d’autre part, il fallait élargir le conflit à la survie des régions concernées et atteindre le crédit même des groupes industriels et du gouvernement dans l’opinion publique.

a. Extension du conflit et opposition de rationalités

La diversification des raisons d’action obligeait à dépasser le point de vue simpliste selon lequel la restructuration de la sidérurgie se résumait à des fermetures d’installations. Ce n’était manifestement pas le cas: à peu près 8500 suppressions d’emplois relevaient officiellement de “gains de productivité” dans des installations maintenues et modernisées. Non seulement le processus de rationalisation du travail, dont le Plan fondait, sinon les modalités, du moins les objectifs, était de grande ampleur, mais on pouvait facilement montrer qu’il s’étendait à tous les établissements de la branche, bien au-delà des chiffres annoncés, ouvrait sur un mouvement de longue durée (qui se poursuit actuellement, en 1994).

Autrement dit: la base de solidarité la plus forte ne résidait pas dans les fermetures d’installations, mais dans le processus le plus “universel”: la rationalisation du travail associée aux gains de “productivité main-d’œuvre”. Il n’était pas totalement évident de faire partager ce diagnostic, mais il était néanmoins nécessaire de l’établir et d’agir en conséquence.

Si l’on était d’accord sur ce diagnostic, adopter le point de vue de la centralité, c’était élucider, au cas par cas, en quoi consistait ce processus de rationalisation et quelle alternative lui opposer qui puisse avoir une puissance de “mise en solidarité” entre les usines.

L’équipe de la Fédération CGT avait beaucoup travaillé sur cet aspect des choses en 1978 et en avait conclu que le problème n’était certainement pas d’opposer une “rationalisation” du travail à une “conservation” d’un travail “non rationnel”. Le débat portait sur la nature de la rationalité développée dans le travail, et dans le type d’efficience qu’on y attache. Autrement dit : le conflit sur le niveau d’effectifs renvoyait à un conflit de rationalités. Dans le Mémorandum dont j’ai parlé, la rationalité alternative mise en avant était axée autour du principe de coopération: c’est la mise en oeuvre, dans le concret du travail de la sidérurgie, d’une rationalité coopératrice qui peut à la fois élever le niveau d’efficience de ce travail et valoriser les besoins en compétences et en effectifs, et ceci contradictoirement à la tendance implicitement présente dans les propositions patronales.

Mais encore fallait il dépasser ce niveau de généralité : il n’était pas autre chose qu’un repère pour élucider les bases d’action dans les sites qui devaient être “rationalisés”, sans être “restructurés”.

Un des succès les plus remarquables dans l’extension du conflit fut la lutte déclenchée à Fos-sur-Mer. Lutte remarquable, car, dans sa forme comme dans son contenu, c’était une lutte centrée sur le problème de la rationalisation et qui avait matérialisé une alternative : la valorisation de la compétence collective de toute une usine (à partir d’un problème de salaire). Je n’entrerai pas ici dans le détail de cette lutte. Ce qui m’importe de montrer, c’est que l’entrée en lutte des travailleurs de Fos sur Mer, qui eut un impact très important sur le rapport de force au moment de l’ouverture des négociations – au moment de ces négociations, la quasi-totalité de la production d’acier en France était paralysée et les groupes perdaient chaque jour un argent énorme – s’est faite parce que les salariés de cette unité ont su trouver le point exact de concrétisation du conflit qui pouvait les rattacher, de manière non artificielle, à la situation des autres sidérurgistes.

J’ouvre ici une parenthèse : le conflit de Fos-sur-Mer fut réprimé par la direction de la Solmer de manière particulièrement brutale et intransigeante. D’un côté, on comprend pourquoi : l’enjeu dépassait l’usine. D’un autre côté, on a un exemple frappant de comportement à courte vue du patronat lorsqu’il ne sait pas saisir la dimension positive d’un conflit, comprendre ce qui s’y exprime[[Le lancement des cercles de qualité fut néanmoins l’indice que la direction avait retenu quelque chose de ce conflit. et en faire la base d’une vraie négociation. Si le principe de la rationalité coopératrice avait été développé, à un minimum de sa puissance, la sidérurgie aurait gagné nombre d’années d’errements…

b. La survie régionale et l’engagement de la vie citoyenne

Quant à l’extension du conflit à la survie de l’activité régionale, elle posait des problèmes beaucoup moins complexes, tant elle était évidente, en particulier en Lorraine et dans le Valenciennois. Encore fallait-il inventer les formes d’action adéquates. Une des meilleures idées qui surgit alors fut celle d’organiser une marche sur Paris, par étapes. Partir des bassins directement touchés par le Plan, et procéder, pendant plusieurs jours, à une traversée des régions concernées, pour converger sur Paris, en accompagnant cette marche de toute une panoplie d’animations auprès des populations, y compris en divers lieux de la capitale. C’était, en quelque sorte, une marche des beurs avant la lettre…

L’acte même de préparer cette marche, ce qui représentait plusieurs semaines de préparatifs si l’on voulait que les animations soient réussies, était déjà un moyen d’étendre le conflit, de sortir des usines et du seul cadre de l’industrie sidérurgique, de déboucher sur des problèmes de “cité”, de citoyenneté au sens fort de ce terme.

Je reviendrai dans le paragraphe suivant pour expliquer pourquoi et comment cette’ marche fut détournée de son objet et se traduisit par un semi-échec. Mais son principe me semble encore aujourd’hui excellent.

La “montée en cadence” d’un conflit et les problèmes qu’elle doit résoudre sont décisifs dans l’appréhension de la centralité : toute la tactique de lutte et la maîtrise de sa temporalité en dépendent.

3. Débat autour de la centralité : deux manières d’envisager la politique

J’en viens à l’aspect le plus douloureux de ce conflit: les raisons internes de son échec. Je laisserai de côté la question de savoir ce qu’il aurait été raisonnable d’obtenir dans le jeu du rapport de force. Je me limiterai à un seul aspect : les divergences internes au syndicalisme qui ont miné ce conflit de l’intérieur.

Je reviens à l’organisation de la marche sur Paris : quelle était la conception de la politique qui y était originellement à l’œuvre ? Elle était marquée par les traits suivants :

1- l’acteur de base de l’action politique, celui qui lui donnait sa dynamique et son sens, était le mouvement social, non pas dans sa pure spontanéité, mais dans sa confrontation permanente à ce que j’ai appelé: le problème de la centralité.

2- s’agissant d’un conflit social, l’objectif premier était de le faire aboutir positivement, donc d’aboutir à une transformation de la réalité qui soit positive, à la fois pour les populations concernées, mais, je dirai, pour ce secteur d’activité lui-même. En effet il existait un attachement certain et fort pour la sidérurgie elle-même, pour la “beauté” (au sens d’Aristote) et l’utilité sociale de cette industrie, attachement profondément ancré chez les travailleurs en lutte et qui exigeait que l’on se batte pour des solutions d’avenir pour cette industrie, en tant que telle.

3- ce conflit débordait néanmoins le cadre sectoriel : à travers le devenir des régions elles-mêmes, c’était toute l’organisation de la vie citoyenne qui était en cause et dont la marche sur Paris devait être le révélateur et, en quelque sorte, l’enclencheur au niveau du débat public,

4- il va de soi que l’unité d’action syndicale, et, au-delà d’elle : l’unité entre les différents courants de pensée au sein du mouvement social, était vitale. Vitale pour des raisons pratiques de rapport de force. Mais vitale pour des raisons plus profondes : l’action politique, c’est la prise en compte et le respect de ces courants de pensée_ nue l’on saisit dans leur dynamique, dans la manière dont, en se confrontant, ils se transforment. Par exemple: l’unité d’action avec la CFDT ou la CGC n’étaient pas chose simple, en particulier “au sommet”, car il existait des divergences profondes au sujet du Plan de restructuration de la sidérurgie. La direction fédérale de la CFDT, par exemple, contrairement à la FTM/CGT, acceptait le bien-fondé de ce plan et ne voulait se battre que sur des garanties en matière de reconversion. Mais qui peut nier qu’une partie des travailleurs, parmi ceux qui luttaient, ne partageaient pas au fond d’eux-mêmes ce point de vue ? Pour l’équipe fédérale de la CGT, c’était un point de vue, non pas à accepter, mais à respecter, et maintenir l’unité syndicale, c’était assurer ce respect “en dynamique”, dans la confrontation permanente des arguments et des prises d’initiative,

5- enfin, que ce conflit, au moment d’élections, puisse se traduire, le cas échéant, par un affaiblissement des partis politiques au pouvoir qui avaient endossé la responsabilité du Plan et des suppressions d’emploi, et par un renforcement des partis de gauche, cela était possible, mais ce ne pouvait être l’objectif, en tant que tel, de cette lutte. Elle n’était pas l’instrument de la vie politique des partis, laquelle, par ailleurs, avait ses règles, son rythme, ses raisons spécifiques d’être.

Ces 5 traits me semblent caractériser la conception de l’action politique (au sens large de ce terme) qui a prédominé durant les trois premiers mois du conflit, jusqu’à la marche sur Paris précisément, ce que j’appellerai : la première conception de l’action politique.

Or l’organisation de la marche sur Paris marque un retournement concret. Au sein de la CGT, la Fédération, qui avait jusqu’alors animé le conflit, avec un maximum d’autonomie, sur la base des principes qui reprenaient les idées du 40ème Congrès qui s’était tenu un mois avant, se trouve dépossédée de son rôle moteur au profit de la Confédération. On décrète en effet que la marche sur Paris est une affaire “interprofessionnelle”, dont le pilotage relève de la Confédération. C’est l’occasion, pour des courants clairement hostiles au 40ème Congrès, de reprendre l’initiative.

Les faits vont alors s’enchaîner avec une rapidité foudroyante :

– première étape: l’organisation de la marche sur Paris sert de prétexte à la rupture de l’unité d’action entre CGT et CFDT. Cette rupture était voulue par des courants, d’un côté comme de l’autre. Elle intervient alors qu’un accord sur l’organisation de la marche avait été établi entre les deux fédérations et unions régionales concernées. Il était possible de faire une marche commune. Résultat immédiat de la rupture: on sait, au jour et à l’heure précises, que le conflit de la sidérurgie est perdu. Les conséquences en sont évidemment très lourdes : c’est le premier acte de la rupture générale et durable entre les deux confédérations. Pour une partie des dirigeants, tant de la CGT que de la CFDT, la lutte de la sidérurgie n’était que l’occasion à trouver pour entamer spectaculairement cette rupture.

– deuxième étape : la marche sur Paris, désormais organisée par la seule CGT, prend pour mot d’ordre général “la lutte pour l’emploi”. Comme il n’existe aucune possibilité à ce moment-là pour qu’un mouvement social national interprofessionnel se déclenche sur ce mot d’ordre, celui-ci a pour effet pratique de diluer la lutte entamée à partir de la sidérurgie et de rendre en partie inopérantes les actions de popularisation. Ladite marche, si elle est un succès immédiat, se révèle sans lendemain !

Conclusion: le gouvernement et les directions d’Usinor et de Sacilor enregistrent aussitôt le changement de rapport de force : la négociation est interrompue et enterrée.

– troisième étape: peu après, en avril, la Confédération, toujours dans sa grande sagesse tactique, décide qu’il faut “radicaliser” le conflit et impose le mot d’ordre d’occupation des usines, à Longwy et Denain. C’est précisément ce que nous avions systématiquement cherché à éviter, car qui dit occupation, dit: d’une part difficultés financières pour les salariés concernés, et donc raccourcissement des possibilités de lutte, et surtout: division entre ceux qui acceptent d’occuper et les autres. Or, comme seule une partie des installations était prévue d’être fermée dans le Plan, il était difficile de convaincre d’occuper les usines les travailleurs qui n’étaient concernés directement, ni par les suppressions d’emplois, ni par la fermeture immédiate de leurs installations, alors qu’ils avaient été totalement impliqués jusqu’alors dans le conflit.

Résultat : seule une minorité accepte d’occuper. La division s’installe, dans les deux bassins, et même plus finement encore: au sein de la même usine.

La fin du conflit va être réellement dramatique. Les mots sont difficiles à trouver pour la décrire. C’est le déchirement.

– quatrième étape: il ne reste plus qu’à sauver les meubles, c’est-à-dire à accepter l’ouverture d’une négociation sociale au mois de juin. Quelques irréductibles, dans la CGT, iront jusqu’à imaginer de faire échouer cette négociation, ou de ne pas signer, mais un vote réalisé parmi les travailleurs concernés dans les bassins montre une écrasante majorité pour accepter les résultats de cette négociation sociale.

Quelle conception de la politique était ici à l’œuvre ? Disons, pour faire simple, que c’était une conception d’instrumentalisation du conflit pour des motifs relevant de la lutte d’influence entre partis politiques. Rappelons que les deux partis de gauche avaient rompu fin 1977, et s’étaient présentés en ordre dispersé aux élections de 1978. Rappelons que le conflit se tenait juste avant des élections européennes. Nous étions dans cette phase du jeu entre les “frères ennemis” où il était, semble-t-il, de l’intérêt du P.C. d’apparaître comme le seul “vrai défenseur” de la classe ouvrière et des intérêts nationaux face aux traîtres de tout acabit. Probablement des sentiments d’ordre symétrique avaient dû se développer au P.S. et dans les courants viscéralement anti-communistes de la CFDT. Mais cela devient pure spéculation de ma part. De cette seconde – seconde dans la temporalité du conflit – conception de la politique, je n’ai rien à dire ici.

Je ne saurais terminer sans rappeler qu’un conflit de cet ordre a fait des morts, que l’on n’a jamais décomptés. Non pas qu’il y ait eu des tués au cours du conflit lui-même. Mais la manière dont il s’est terminé, et, pour beaucoup, le choc du passage en préretraite dans un contexte de restructurations où toute leur vie semblait avoir été remise en cause, entraînèrent des décès prématurés. Des études ultérieures montrèrent un taux anormalement élevé de décès dans cette population. Cela nous le savions : nous avions anticipé qu’il pouvait en être ainsi.

Conclusion

Je décidai personnellement, fin 1980, de quitter la CGT et me promis de ne plus jamais exercer de responsabilités syndicales. C’était une conclusion logique à tirer de cet échec, d’autant que la chasse aux sorcières au sein de la CGT contre les partisans du 40ème congrès avait atteint des proportions aberrantes. Mais il y a, me semble-t-il, des enseignements plus profonds à tirer de ce conflit. Et le principal est que le problème de la centralité, et la conception de l’action politique qui le sous-tend, est un problème véritablement incontournable, que tout mouvement social doit, à un moment ou un autre, affronter. Et il est hautement recommandable qu’il soit abordé préventivement, dans la mesure du moins où le mouvement traverse des étapes de préparation, ce qui est le cas dans la grande majorité des conflits.

Que mon expérience, qui date maintenant de 14 ans…, puisse encore être un tant soit peu utile, c’est le souhait que je formule.