Icônes 22. Peter Weibel

Le Protocole Weibel

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Parmi les raisons qui ont présidé à la réalisation de ce Dossier Icône consacré à Peter Weibel, outre la plus évidente, la méconnaissance dans laquelle est tenue son travail en France[[Le nom de Peter Weibel est aujourd’hui associé au ZKM (Centre d’Art et de Technologie des Medias de Karlsruhe) qu’il dirige depuis 1999 et où il a, entre autres, projeté deux importantes expositions avec Bruno Latour (Iconoclash. Beyond the Image Wars in Science, Religion and Art en 2002 et Making things public. Atmospheres of Democracy en 2005). Il avait auparavant présidé aux destinées du festival Ars Electronica (Linz, Autriche)., quand une importante rétrospective vient d’avoir lieu à Graz (Autriche)[[Peter Weibel: das offene werk / The Open Work 1964-1979, Neue Galerie du Landesmuseum Joanneum, Graz, 25 septembre – 21 novembre 2004. L’exposition a ensuite été présentée à la Kunsthalle de Budapest (25 mars – 29 mai 2005). Le catalogue à paraître à l’automne 2005 comprendra, parmi d’autres, les deux articles de Hans Belting et Boris Groys que nous publions dans ce numéro. Nos remerciements aux auteurs et à Peter Weibel qui nous a communiqué ces textes., on en retiendra deux, également polémiques.

Il y a tout d’abord le continuum d’une œuvre iconoclaste plongeant ses racines dans ce qui compte, avec l’Actionnisme viennois, parmi les expressions / expérimentations les plus radicales des années 60 (Destruction In Art Symposium [1966, Zockfest [1967, Kunst und Revolution [1968, Undergroundfilm Festival [1970…) que le jeune Weibel investit aux côtés d’Otto Muehl et de sa partenaire Valie Export. Dès le départ, un départ qui pour lui part des poètes-théoriciens du Wiener Gruppe[[Cf. P. Weibel (éd.), Die Wiener Gruppe / The Vienna Group : A Moment of Modernity 1954-1960. The Visual Works and the Actions, Wien – New York, Springer, 1997.
, il axe ses interventions sur une critique de la représentation (Abbildung ist ein Verbrechen : La Représentation est un crime, titre d’une œuvre de 1970) qui s’attaque au langage — et au « terrorisme de la grammaire » qui lui est consubstantiel — comme à un mass media act dont il s’agit de ressusciter la matérialité (sculptures-language pour textes matériels : materialtexte) en fendant les mots pour rendre sensible / visible les multiplicités insensés qui les travaillent. A partir du projet d’une Kritik der Kunst als Sprache (Critique de l’art comme langage selon l’intitulé d’une Action de 1966) tendant à renverser la syntaxe en kit de construction (Satzbau – Bausatz, 1989), et en lieu et place de la « dématérialisation de l’art » qui a pu un temps servir de manifeste pour l’art conceptuel, se développe de la sorte une poétique matérielle violemment sociale (le texte est contexte d’un corps-langage collectif). Fortement influencée par le (post-)structuralisme français (Barthes, Lacan, Foucault, Deleuze), la « théorie » devient action selon le principe d’une problématisation multimedia de l’œuvre-d’art lancée dans une exploration des rapports de forces entre le dire et le voir qui privilégiera très tôt le dispositif « tv-vt » (vt pour videotape) pour s’immiscer dans la production de masse des images et leur transmission (voir ici-même l’article de Hans Belting). Télé-action, selon le mot de Weibel qui ne s’est jamais vraiment reconnu en tant que pionnier de l’ « Art vidéo » (il dit Videoskulptur, Videotexte, Videopoem, Videologie, Video environment ou Video als Raumkunst…) — mais plutôt en tant qu’explorateur polymorphe de l’architecture électronique de nos vies, quand l’image est sans dehors et que l’urgence expérimentale-critique s’énonce : créer de la bifurcation dans la télécommunication « démocratique » de nos sociétés qui fait se mouvoir la Terre (The Earth as Brainwork, 1985). Marquer que le « public » impliqué ici, depuis le Prozess als produkt / Publikum als exponat (1966) posé par Weibel à la manière d’un banc-titre qui vaudra pour l’ensemble de son travail (un multiple processuel), nous projette aux antipodes d’une esthétique relationnelle focalisée sur cet « art contemporain » ayant pris naissance dans les années quatre-vingt-dix et dont on nous dit que les « malentendus » qui l’entourent proviennent d’un « déficit du discours théorique » quand celui-ci se refuse à enregistrer la rupture avec l’art critique des années soixante[[Cf. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du réel, 2001….
(Cette rupture, sans laquelle, paraît-il, l’art contemporain ne saurait s’engager dans des rapports au présent « à la société, à l’histoire, à la culture », possède une double et paradoxale caractéristique : elle ne peut en effet s’inscrire dans la perspective « relationnelle » d’une esthétique marquée par les catégories du consensus — redonner le sens perdu d’un monde commun en réparant les failles du lien social, en recousant patiemment le « tissu relationnel », en revisitant les espaces de convivialité, etc. — qu’en déchargeant dans les formes modestes, dans les « modestes branchements » d’une micro-politique de l’intersubjectivité les pratiques théoriques et artistiques les plus novatrices des années soixante / soixante-dix… L’esthétique devient formation à la vie postmoderne — « apprendre à mieux habiter le monde », selon l’indication de Nicolas Bourriaud — dans une séquence qui contre-effectue la politique du devenir-vie de l’art dans un devenir-art de la vie ordinaire restituée à sa vocation de témoignage éthique d’une supposée communauté du sentir. Ce qui, en un parodique retournement du Capitalisme et schizophrénie d’un autre temps, pourrait s’énoncer en Schizophrénie et consensus, sans manquer d’associer à cette postproduction la question de l’importance croissante de la communication et de l’interactivité que l’on ne manquera pas d’ « interroger »… Au plus grand bonheur des commissaires d’exposition qui acquièrent là, aux meilleurs frais, une fonction sociale de « proximité » témoignant de la postmoderne démocratie de l’art ayant su rompre avec la dangerosité avant-gardiste.)

A vocation tout aussi polémique, la deuxième raison ayant précipité l’élaboration de ce Dossier Weibel concerne l’altérité institutionnelle d’un acteur majeur de la scène artistique qui s’attache à investir la totalité du champ : il est « artiste », « théoricien des médias » (impressionnante bibliographie) — et le meilleur « théoricien » qui soit, en temps réel, de son propre travail —, « enseignant », « directeur de recherches » et « éditeur scientifique », « commissaire d’exposition », « directeur de musée » (plusieurs musées[[Outre le Museum für Neue Kunst de Karlsruhe, associé au ZKM, Peter Weibel « s’occupe » également de la Neue Galerie am Landesmuseum Joanneum de Graz. Il a récemment organisé là, dans ce qui est la ville de Sacher Masoch, in situ donc, une grande exposition intitulée Phantom der Lust. Visionen des Masochismus / Phantom of Desire. Visions of Masochism (catalogue en 2 vol., Graz, Belleville, 2003 – les interventions présentées au Colloque qui a accompagné l’exposition sont disponibles en anglais dans un vol. annexe). Le scandale fut à la mesure de l’événement dans l’Autriche Nationale-Libérale du Chancelier Schüssel.)… Le principe est d’une mise en variation continue lui permettant d’opposer au libre jeu du marché de/dans l’art tel que celui-ci s’expose dans la galerie (et de là, selon une savante et très profitable dialectique, dans les Biennales et les Foires) la contrainte ouverte d’un agencement collectif de production et d’énonciation s’appropriant, pour le défigurer et le reconfigurer du point de vue hypermatérialiste d’un art et d’un artiste qui n’auraient plus rien à vendre[[Point de vue développé par Weibel dans un entretien donné à Arte, à l’occasion du Festival Electronica 2004. Il y faisait observer que ni les musées ni le marché de l’art n’ont hâte d’assister à cet « élargissement des compétences ». Sachant que pour eux, les travaux interactifs de l’art médiatique / électronique, les logiciels créatifs et subversifs, etc., ne sont encore que d’ « indistincts épiphénomènes »., « la totalité des conditions dans lesquelles s’inscrit aujourd’hui la pratique de l’art » (Boris Groys).
En usant d’un mot qu’il pratique et trafique : le protocole Weibel[[Cf. P. Weibel, Mediendichtung: Arbeiten in den Medien Sprache, Schrift, Papier, Stein, Foto, Ton, Film und Video aus 20 Jahren, Protokolle 80/2, Wien – Munich, 1982..